Vous êtes issus, votre épouse et vous, de familles d’artistes et d’amateurs. La voie était-elle toute tracée ?
Pas du tout! Ma famille, originaire du Nord, était dans le commerce du sucre. Mon père réalisait des transactions importantes entre les États-Unis et la France. Cependant, quand il avait 25 ans, la taxation a changé, et il s’est retrouvé avec un chargement de sucre qu’il n’avait plus les moyens de payer, ce qui l’a conduit à la faillite. Pour rembourser ses dettes, ma grand-mère et lui ont ouvert une petite boutique, rue des Saussaies, dans le 8e arrondissement de Paris, où ils vendaient la collection formée par mon grand-père, un amateur d’art. C’était une époque favorable, et mon père s’entendait très bien avec les émigrés russes, de grands collectionneurs de dessins. Il faisait un petit peu de courtage. Une fois le fonds de mon grand-père entièrement écoulé, mes parents se sont mariés, et mon père a ouvert une boutique dans un local en fond de cour rue de Varenne, dans le 7e arrondissement. Quelques années plus tard, après la guerre, il s’est associé avec Gaston Delestre, le spécialiste de Gustave Courbet, et ils sont devenus experts chez Ader. Il est mort en 1956 quand j’avais 14 ans.
Heureusement, la famille et les amis ont soutenu l’éducation de mes frères, ma sœur et moi, notamment en payant nos pensionnats. J’ai ensuite entamé des études de chimie. Mon père n’avait pas eu le temps de me transmettre sa passion, et je n’y connaissais rien. Mais lorsque j’ai rencontré ma future épouse, Thérèse, petite-fille du peintre George Desvallières et fille du peintre Gérard Ambroselli, étudiante à l’École du Louvre, à Paris, j’ai commencé à regarder la peinture pour lui plaire – il fallait bien que je puisse nourrir un dialogue !
À la mort de votre père, votre mère n’a-t-elle pas fermé la galerie De Bayser ?
Afin de permettre à ma mère de conserver un emploi, un gentil collectionneur, M. Strolin, avait pris la galerie sous le nom de De Bayser & Strolin. Je n’envisageais pas du tout d’entrer dans le métier. Lorsque j’ai rencontré ma future femme, j’ai fait un calcul assez rapide. Entre les deux années préparatoires, les trois années d’école de chimie et les trois années de service militaire, il aurait fallu attendre huit années avant de pouvoir nous marier. J’ai donc convaincu ma mère de me laisser interrompre mes études. Je suis parti comme simple « troufion » à l’armée, mais j’ai assez vite accédé au grade de sous-lieutenant, ce qui m’a permis d’avoir une solde et de me marier.
À cette époque, j’ai découvert dans une vitrine d’antiquaires deux petites terres cuites qui me plaisaient beaucoup. Je suis allé les montrer au marchand Paul Cailleux, lequel avait été un ami de mon père – j’étais bien introduit. Il m’en a offert un très bon prix en me disant : « Je vous paye avec des billets de 50 et, la prochaine fois, j’espère vous payer avec des billets de 500 ! » Pour moi, c’était Byzance !
N’est-il pas nécessaire de se tromper pour apprendre ?
C’est même très nécessaire ! J’ai fait de très mauvaises affaires avec le produit de la vente des terres cuites, allant jusqu’à acheter une superbe reproduction d’un primitif italien. Ma femme, qui était connaisseuse, était capable de faire instinctivement des attributions ! Cette « science divinatoire » me semblait extraordinaire, presque magique ! Face à ma propre ignorance, ma mère m’avait conseillé d’aller à l’École du Louvre, mais je m’y suis ennuyé, car étudier l’histoire de l’art à partir de photographies ne me convenait pas. J’ai toujours pensé qu’il fallait faire son apprentissage tout seul et accepter que se tromper est une étape naturelle pour acquérir une notion personnelle de l’art. Il est essentiel d’avoir sa propre vision, de la défendre ardemment et de rester indépendant. Il faut apprécier les choses que l’on aime et les comprendre.
Vous insistez beaucoup sur le doute !
J’ai tout de suite adoré le XIXe siècle, car, en général, les œuvres sont signées. J’ai fait quelques belles découvertes à l’hôtel des ventes. Un jour, j’ai trouvé dans une mannette – c’est là où je pouvais me permettre d’acheter – une toile portant la signature d’Eugène Delacroix, Démosthène haranguant les flots de la mer, que j’ai acquise pour une somme modique lors d’une vente dirigée par Maurice Rheims, lequel avait le marteau facile pour les petites choses. En descendant à la station Richelieu-Drouot, j’ai regardé le tableau et j’ai pensé que j’avais peut-être fait une erreur. Je craignais que Thérèse me dise que c’était encore une copie. J’ai même voulu le jeter, mais la poubelle du métro était trop petite. Tant pis ! Je suis rentré, l’œuvre sous le bras, à Seine-Port [en Seine-et-Marne], où nous habitions avec nos deux premiers enfants, après avoir quitté notre studio. Thérèse s’est exclamée : « Bruno, tu as fait une découverte formidable ! » J’avais investi l’équivalent de 10 francs et j’en ai gagné près de 35000 [7844 euros].
Une autre fois, j’ai acheté un Tigre que je pensais être d’Eugène Delacroix, mais le spécialiste n’y croyait pas. Je l’ai accroché dans la chambre des enfants, où ils avaient placé un panier de basket sur le gros cadre. Un jour, par hasard, en feuilletant un livre, je tombe sur la reproduction de mon tableau. Je le confie à Sotheby’s qui l’a vendu comme authentique. Quand j’y repense, quelle aventure cela a été ! Je disais à mon épouse : « Je crois que Géricault et Delacroix seront mes deux mamelles ! » J’ai eu un profond amour pour Théodore Géricault, dont j’ai découvert une trentaine de dessins et de peintures. Il a toujours été un sujet de débats en raison du nombre important de ses élèves, mais j’avais mon idée précise de ce qu’il était et je m’y suis tenu. Je me souviens avec plaisir de l’apparition à Drouot d’une grande peinture, Louis XVIII passant en revue au Champ-de-Mars, exposée comme anonyme. Je connaissais la composition et j’ai reconnu sa main. Vous imaginez mon excitation!
Vous avez aussi une véritable passion pour la sculpture.
J’avais le sens de la sculpture et j’ai rapidement compris sa beauté. J’ai commencé à essayer d’en acheter aux puces. J’ai fait une ou deux trouvailles efficaces, mais je manquais d’argent. Malgré les petits bénéfices que je réalisais, je ne savais pas comment avancer. Thérèse m’a alors conseillé de me tourner vers un autre domaine. Aux puces, les cartons à dessins ne valaient rien. J’achetais un dessin pour 50 euros, mon épouse le montait avec un petit passe-partout et l’encadrait. Je le revendais ensuite pour l’équivalent de 100 euros. Un jour, j’ai acquis à l’Hôtel Drouot une mannette qui contenait près de 200 feuilles. Pièce par pièce, nous les avons restaurées et arrangées. Cela a très bien marché ! J’ai encore aujourd’hui sous les yeux un très beau dessin de Cosimo Ulivelli, un artiste florentin du XVIIe siècle, provenant de cet ensemble. Au bout de deux ans, j’ai voulu entrer dans la galerie de mon père, mais M. Strolin m’a plutôt proposé un petit revenu mensuel à condition que je lui donne la primeur de mes acquisitions. Il me payait alors le prix de mon achat et la moitié du bénéfice. Cela m’a offert la possibilité d’affiner mon goût, car, lorsque je n’avais pas fait une bonne acquisition, il ne s’y intéressait pas. Dès lors, j’ai eu un maître qui m’a appris à discerner la qualité et m’a inculqué des principaux moraux, indispensables dans notre métier.
Devenir expert, était-ce un accomplissement ?
Dans les années 1960, les noms des artistes avaient peu d’importance. Les dessins étaient un peu le violon d’Ingres des amateurs. On vendait des feuilles sans trop se soucier des attributions, moi le premier, puisque je ne connaissais pas le nom de leurs auteurs. À la galerie, hormis l’expérience de M. Strolin, nous possédions quelques découpages de catalogues de mon père et deux livres : un sur les dessins d’Oxford, un autre sur les dessins de Jean-François Millet au musée du Louvre. L’arrivée de mes enfants m’a beaucoup motivé. Je me suis efforcé de travailler dur. Parmi les collectionneurs qui avaient connu mon père et qui m’avaient pris en amitié, il y avait Paul Suzor, un vieil industriel qui adorait le XIXe siècle, notamment Constantin Guys, Thédore Géricault et Eugène Delacroix. C’est lui le premier qui m’a fait entrer au Cabinet des dessins du Louvre, à Paris, où nous prenions le thé avec la directrice, Mme Jacqueline Bouchot-Saupique, tout en consultant les dessins. Quand j’y repense ! À sa mort, Paul Suzor a légué quelques feuilles au Louvre, et ses héritiers ont voulu vendre le reste de sa collection aux enchères. Ils se sont adressés à M. Strolin. Je l’ai assisté dans l’expertise du fonds. C’est alors que j’ai appris à regarder et à décrire un dessin. Cela a été très formateur, car crucial pour l’attribution. J’ai soudain compris l’ambivalence du regard sur une œuvre entre un collectionneur et un expert. Ce dernier est strict et infaillible.
Petit à petit, j’ai acquis une petite renommée dans le dessin, et M. Strolin a souhaité me confier la galerie. Dès lors que la galerie a repris le nom de De Bayser, les commissaires-priseurs ont commencé à me considérer un peu plus. J’ai eu beaucoup de chance. Un jour, l’un d’eux, maître Tillorier, est entré dans l’appartement avenue de la Grande-Armée d’un défunt M. Lagrenée. En ouvrant un placard, il est tombé sur des centaines de cartons de dessins. Il s’est adressé à Mlle Caillac, experte en tableaux et dessins, qui a effectué un premier tri et lui a conseillé de se tourner vers moi pour le reste. Me Tillorier m’a apporté un carton, puis un autre. Mon épouse et moi avons travaillé avec acharnement. J’ai commencé à devenir plus sérieux. J’avais une bonne notion de la qualité, mais cela ne fait pas tout ! Nous avons réalisé quatorze ventes étalées sur trois ou quatre ans, soit près de mille feuilles. Tout le monde est accouru pour ce fonds inconnu qui avait été constitué entre 1880 et 1914.
Ne fallait-il pas pourtant être expert certifié par les commissaires-priseurs ?
J’étais plein de réticences à ce sujet. Mon épouse croyait en moi et pensait que je devais devenir expert. Moi, j’aime le contact physique avec le dessin et la sculpture. J’ai une âme de découvreur, pas de chercheur. Et j’avais peur de me tromper ! Je n’étais pas très sûr de moi. J’ai cédé un jour et ai présenté ma candidature devant les commissaires-priseurs – c’était ainsi à cette époque-là – comme expert de dessins. Cela n’existait pas, car les experts de dessins étaient des experts de tableaux qui s’occupaient aussi de dessins. J’ai insisté et ai été agréé.
Qu’apporte l’expertise selon vous ?
C’est une plus-value pour les commissaires-priseurs. Les collectionneurs sont attentifs au nom de l’expert. C’est un gage de sérieux et de confiance, surtout pour les acheteurs qui ne peuvent pas faire le déplacement.
Justement, cela correspond-il à un moment pivot du marché du dessin ?
Vers 1975-1976, le dessin commençait à gagner en importance à Londres, grâce à quelques ventes effectuées par Sotheby’s. Il y avait deux galeries spécialisées, Agnew’s et Colnaghi, ainsi que six ou sept marchands qui exposaient leurs découvertes une fois par an, début juillet, en accompagnant ces trente ou quarante dessins de petits catalogues. Les ventes de Me Tillorier au cours desquelles nous avons dispersé près de 1000 dessins inconnus ont attiré l’attention du marché anglo-saxon. Et cela a donné envie à d’autres commissaires-priseurs de dédier des ventes au dessin et de m’en confier l’expertise. Presque au même moment, George R. Goldner, qui fréquentait déjà la galerie de M. Strolin, a été chargé [à partir de 1993] de la création d’un cabinet de dessins au J. Paul Getty Museum, à Los Angeles. Le contexte était favorable, mais le vrai déclencheur fut la vente Chatsworth chez Christie’s en 1984. J’ai acheté pour un amateur américain le dessin le plus cher de la vente pour dix fois le prix qu’aurait coûté la même feuille peu de temps auparavant. Tout à coup, les prix ont flambé, et tout le monde a voulu s’occuper de dessin.
Aviez-vous le souhait de lancer un pôle d’expertise au 69, rue Sainte-Anne ?
J’ai été mis à la porte de la galerie de la rue de Varenne lorsque notre propriétaire a augmenté très fortement le bail. À ce moment, mon épouse s’est donné beaucoup de mal pour trouver un lieu, pas trop loin de Drouot. L’hôtel de Louvois [rue de Louvois, dans le 2e arrondissement] appartenait à un seul propriétaire, lequel a été ravi d’accueillir un cabinet d’expertise. Or, je me suis soudainement retrouvé dans un espace beaucoup trop grand ! Peu de temps après, Éric Turquin, que j’avais connu quand il assistait l’expert Paul Touzet à l’Hôtel Drouot et que je voyais à chacun de mes passages à Londres où il était expert pour Sotheby’s, m’a fait part de son souhait de rentrer en France. Je lui ai proposé de partager le premier étage de l’hôtel avec moi pour l’expertise de peinture et, de fil en aiguille, lorsque nous nous sommes agrandis, il s’est installé au rez-de-chaussée. Les choses se sont faites doucement, sans vraiment que j’aie une idée préconçue – comme pour mes onze enfants et quarante petits-enfants. J’ai traversé des moments difficiles tout de même. J’ai même failli vendre pendant les années 1990. J’ai réussi à poursuivre, car les musées ont été des clients fidèles, et ma grande chance a été d’avoir acquis une notoriété aux États-Unis, en partie grâce aux articles de Souren Melikian, le très respecté critique du Herald Tribune.
Que représente la création du Salon du dessin en 1991 ?
Nous avons su nous unir. Après quelques hésitations – certains étaient réticents à accueillir nos collègues étrangers –, nous sommes devenus très vite un rendez-vous incontournable. Au Salon du dessin apparaissaient tout d’un coup 500 feuilles qui n’avaient jamais été vues. C’était une attraction fantastique. La France est un réservoir de nouveautés, et c’est notre atout. Tous les conservateurs américains sont venus chez nous – et aux États-Unis, dès lors que les musées se déplacent, les collectionneurs privés suivent. C’est un engrenage vertueux. Aujourd’hui, Paris occupe de loin la première place au monde.
À présent, vos fils Patrick, Louis, Matthieu et Augustin ont pris la suite. Était ce une évidence ?
Ma femme est très savante, et nous ne parlions que de dessins à table ! Mes fils ont ainsi été formés. Et lorsqu’ils avaient une punition, je leur demandais de copier un dessin récemment acquis au lieu de faire des lignes. Quand j’ai débuté l’expertise – contre mon gré –, je travaillais à la maison, donc il y en avait partout. Un jour, un commissionnaire a même présenté en salle à l’Hôtel Drouot un dessin de mes enfants qui avaient gribouillé le dos d’une feuille. Tout le monde a éclaté de rire ! Et criait : « Retournez-le ! » C’était un peu « à la bonne franquette» à la maison !
Le dessin était ma vie, mon plaisir, donc ils l’ont ressenti, mais ce n’est pas moi qui les ai poussés. Le premier à nous avoir rejoint ma femme et moi, c’est Patrick, qui était plutôt un littéraire. Il a même ouvert une petite galerie au rez-de-chaussée. Je n’ai pas voulu m’immiscer dans ses affaires et l’ai laissé indépendant. Il est ensuite parti deux ans faire de l’humanitaire en Bosnie, et Louis, puis Matthieu, sont arrivés à leur tour. Ils ont tous fait des études de commerce, mais, après une première expérience professionnelle, ils ont été intéressés par le métier que nous faisions et par les histoires extraordinaires que nous racontions, Thérèse et moi. Je leur ai fait de la place, mais leur ai tout de suite dit qu’il n’était pas question qu’ils s’occupent de l’expertise. L’expertise, c’est l’expérience. Il est impossible de se déclarer expert du jour au lendemain. Il faut au moins dix ans d’expérience. Et il faut s’être trompé! Au moment où nous leur avons passé la main, Augustin a rejoint ses frères. Il est très fort, mais je n’y suis pour rien. Patrick a été son mentor.
Vous devez en être très fier...
Cela nous fait très plaisir de leur avoir transmis notre passion. À quatre, ils peuvent partager le champ plus que je ne le pouvais. Moi, j’aimais bien mon système à la française et je n’aurais pas pu faire ce qu’ils font. Le marché a complètement changé. Il est maintenant mondial. Mes fils ont fait beaucoup plus de découvertes que je n’en ai jamais fait – pas en quantité mais en qualité. Ils ont trouvé énormément de chefs-d’œuvre.
Quel regard portez-vous sur le Salon du dessin et FAB Paris que préside votre fils Louis ?
Jamais je n’aurais pu faire ce qu’il fait! Il réalise quelque chose de bien pour la France, pour Paris. J’ai dit récemment à un marchand de tableaux qui ne voulait pas participer à la dynamique de FAB Paris : « Pour les autres, vous êtes un petit Français... Les Anglo-Saxons ne vous feront pas de cadeaux ! Si vous adhériez, vous pourriez devenir un grand Français ! »
Pour beaucoup, vous êtes l’homme aux nœuds papillon !
Je me suis approprié le nœud papillon vers 28 ans et j’aime beaucoup cela. En réalité, je l’ai fait en souvenir de mon père qui en portait, et dont la disparition m’a beaucoup marqué. Lorsque j’ai commencé le métier, je l’ai beaucoup regretté et j’avais envie d’être avec lui.
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