Vous avez été très proche de Jannis Kounellis (1936-2017). Quelle était la nature de votre relation ?
Depuis le début des années 1960, nous avons partagé une amitié vraiment sincère et ininterrompue, mais aussi une estime réciproque. Il y a toujours eu une confiance rare entre nous. C’est d’ailleurs assez curieux pour des artistes de ne ressentir aucune jalousie l’un envers l’autre, nous ne courrions pas sur la même piste, il est vrai. Notre travail était aux antipodes. Jannis se définissait, sans arrogance, et tenait à se penser humaniste, alors que ma vocation est nihiliste, bien que je ne me déclare pas ainsi. Jannis travaillait sur le poids de l’œuvre, même dans son sens physique, nous en avons discuté un jour ; moi, au contraire, sur sa légèreté ou du moins sa disparition.
Justement, vous vous faites plutôt discret…
Je n’ai jamais affirmé mes préférences, mes sympathies… J’ai grandi dans l’Italie du Nord. Un peu à Gênes les deux premières années de ma vie, un peu à Bergame, et surtout à Turin. Une ville précisément discrète qui a peut-être influencé ma façon d’être. Mais petit garçon déjà, je n’étais pas très extraverti. À l’école, alors que tous les enfants couraient les uns derrière les autres, je préférais rester un peu à l’écart. J’ai toujours fui l’agitation et ressenti de l’attraction pour une existence monacale, un penchant qui s’est dangereusement accentuée avec le temps.
Pour revenir à vos racines ligures, vous êtes aux antipodes « artistiques » de Jannis Kounellis, mais surtout de l’héritage artistique génois…
Et pourtant, c’est sans doute là qu’est née ma vocation à regarder les œuvres d’art. Enfant, pendant les vacances chez mes grands-parents, je passais mes journées à explorer la ville en solitaire. La vie quotidienne était alors peut-être plus tranquille, et il était courant de laisser les enfants se promener. Je passais beaucoup de temps dans les églises romanes et je conserve un souvenir très vif de ma première visite, seul, au Palazzo Bianco. J’avais probablement 11 ou 12 ans. J’ai été littéralement happé par ce tourbillon d’images silencieuses dans cet espace vide. J’en perdis même la notion du temps, et les gardiens durent me prévenir qu’il était temps de regagner la sortie, car ils fermaient les portes du musée.
Avant cette époque, je crayonnais déjà sur des bouts de papier, et mon père choisit trois de mes dessins pour me faire participer au concours national de dessin promu par Il Corriere dei Piccoli. La présidence du jury avait été confiée au [peintre italien] Felice Casorati, et ainsi m’a-t-on décerné mon pre-mier prix à 8 ans, en 1948. Et j’ai même gagné un stylo dont le bouchon était en or massif.
L’avez-vous encore ?
Non, car bien après, ma famille a été obligée de s’en séparer lorsqu’elle a traversé une période d’importantes difficultés financières. J’ai essayé, par curiosité, de remettre la main sur les dessins, mais l’institution qui avait organisé le concours ne les a pas trouvés dans ses archives. L’un d’eux était une figure de plongeur. Un autre, et c’est très emblématique de la vieille ville de Gênes, représentait une étroite montée d’escaliers de brique. Plus tard, à Turin, mon père a un jour rendu visite à Felice Casorati qui lui a dit qu’il aurait voulu me prendre pour élève. Heureusement, cela ne s’est pas fait, car j’aurais été imprégné par son vocabulaire artistique qui appartenait à un monde qui n’était plus d’actualité.
Je n’ai jamais été touché par la peinture génoise, mais c’est sans doute là que j’ai appris à me considérer davantage comme un spectateur que comme un auteur.
Qu’est-ce qu’un auteur ?
Je m’installe à la chaire et je prends la liberté de prononcer une sentence, car une œuvre d’art est une sentence absurde et fantastique, un signal caché qui se manifeste peu à peu sous une forme dans le temps. Cette entité autosuffisante n’a rien à nous dire ou à nous enseigner.
L’auteur n’est rien d’autre que le premier témoin de sa révélation. Tout ceci est un peu platonicien, je le reconnais bien volontiers.
L’artiste est attiré par une énigme, sans réussir à en apprendre quelque chose. L’artiste est investi ou s’investit du rôle d’annoncer la beauté de l’œuvre d’art. Ce messager ou cet acteur fait une annonce : attention, il y a quelque chose de sublime.
L’auteur est ignorant. L’identité ou la biographie de Caravage a peu en commun avec la figure artistique de Caravage, car elle ne coïncide pas avec le quotidien mais le transcende. Caravage avait à l’esprit de communiquer à travers ses œuvres quelque chose qui le dépassait et qu’il ne savait sans doute pas lui-même définir.
C’est étrange que je cite Caravage, car c’était l’artiste de prédilection de Jannis Kounellis. Un jour, je me souviens d’un échange au cours duquel il avait beaucoup insisté en disant qu’il admirait tout dans l’histoire de l’art mais surtout Caravage. Ce ne fut pas notre point de rencontre. J’admire beaucoup Caravage, sans que cela se ressente dans mon œuvre, mais pour Kounellis, je le comprends. Un jour, j’ai déclaré que mon confident était [Antoine] Watteau. En y repensant, si je devais faire un choix, ce serait [Diego] Vélasquez pour Les Menines.
Quand avez-vous senti ce besoin irrépressible de vous consacrer à l’art ?
On naît artiste, on ne le devient pas. Il faut simplement être à l’écoute de ses aspirations – un mot qui n’est pas assez utilisé ou même volontairement écarté du champ lexical de l’art, alors qu’il est extrêmement juste. À Turin, jeune homme, j’ai été pris par une certaine
inquiétude : comment donner le sens le plus juste à ma vie ? Mon frère aîné avait choisi en toute liberté l’architecture. Comme j’étais plus discret quant à mes aspirations, mon père, qui était agent de commerce, a cultivé l’idée que je devrais le rejoindre. À Turin, il y avait des galeries d’art, mais c’est à Rome que se situait la plus innovante et attractive et c’est là que les questions que je me posais ont trouvé une audience.
Au Café Canova ?
[Rires.] Ou en face, chez Rosati ! Je ne sais plus comment je suis arrivé à Rome en 1963, mais quelques mois plus tard, j’ai eu la possibilité de présenter une exposition à la galerie La Salita, via San Sebastianello.
Cette première exposition a beaucoup compté. J’avais posé une formule qui décrivait un montage d’exposition permettant de présenter un message qui descendait des murs et qui embrassait l’espace. Les « tableaux » étaient des surfaces de bois accrochées ou appuyées contre les murs. En passant devant, les gens pensaient que l’exposition n’était pas encore prête. Pour ma part, je voulais proposer une exposition qui n’en était pas une. J’ai réussi à donner un signal en montrant ce qui me faisait vibrer, alors que je n’avais que 24 ans.
Un jour, autour d’une table de café, Jannis Kounellis et vous-même vous êtes demandé comment porter l’œuvre en dehors du tableau ?
N’oublions pas que dans ces années-là, en Italie, Piero Manzoni était la pointe du diamant de l’avant-garde de la jeunesse artistique. Or, il se limitait à la surface de la toile, et j’ai simplement voulu explorer au-delà de cette frontière, en montrant des surfaces qui auraient dû être des tableaux.
J’étais très attentif à ce qui se passait autour de Manzoni et [Enrico] Castellani, autour du groupe ZERO en Allemagne. Surtout, j’avais été profondément marqué par Yves Klein que je n’ai pas connu, mais dont j’ai vu un Monochrome bleu sur un mur de la Galleria Apollinaire, à Milan, au tout début de l’année 1961, à l’occasion de l’exposition « Yves Klein le Monochrome : Il nuovo realismo del colore ». Je peux dire qu’en partant du blanc de Manzoni ou du vide de Klein, j’ai été amené à énoncer à la première personne du singulier cette idée d’une exposition qui n’était pas ce que l’on attendait de l’art. Je n’ai pas découvert l’Amérique, mais j’ai donné un signal qui est devenu ma carte de visite.
Mon père n’avait pas fait le déplacement à Rome, mais son opposition s’est transformée en soutien indéfectible dès que j’ai reçu les premières reconnaissances de la critique. Il est même devenu mon « attaché de presse » en découpant et en classant tous les articles qui évoquaient mon travail.
Quand avez-vous découvert la Gipsoteca Canoviana à Possagno ? Et comment en êtes-vous arrivé à Mimesis ?
Outre Antonio Canova, ce qui est formidable à Possagno, c’est l’intervention de Carlo Scarpa [il a conçu l’extension de la gypsothèque, ou galerie des plâtres, entre 1955 et 1957]. Il a été un architecte génial, alors même qu’il n’était pas diplômé en architecture. Il a été tellement brillant qu’un diplôme d’honneur lui a finalement été décerné. Je ne l’ai jamais connu, mais j’ai beaucoup appris de ses œuvres, de sa grammaire des matériaux, de sa façon de les éloigner un petit peu…
Pour les plâtres, puisque c’est le sens de votre question, les premiers que j’ai vus de Canova étaient ceux de la Villa Carlotta, au bord du lac de Côme. Dans mon parcours, j’ai très tôt été fasciné par l’élégance et le charme de la statuaire néoclassique de Canova, de [Bertel] Thorvaldsen ou de [Antoine-Denis] Chaudet. Ce qui me captive chez Canova, c’est qu’il ne s’inscrit pas dans son temps, mais qu’il renverse la situation artistique.
Un des rares ateliers de moulage de plâtre se trouve par chance à Turin. Je suis troublé par ces figures néoclassiques, mais je ne suis pas un copiste. Je cherche seulement à utiliser l’original comme le témoignage d’un vide qui est face à nous. Les deux figures de plâtre qui se font face sont la démonstration de ce principe. J’ai désiré créer un espace entre deux éléments identiques qui dialoguent. Une vérité que je considère comme pérenne dans mon travail est que je n’expose pas des objets, mais la distance qui nous sépare d’eux. Mimesis est une œuvre absolument intellectuelle.
Que signifie « Le passé n’est pas fini, il est encore présent dans le futur » ?
La vérité, si tant est que celle-ci puisse être appréhendée ou même décrite, c’est que l’art du passé n’est pas encore et ne sera jamais « passé ». L’énigme consiste seulement à savoir où et comment se cache le lien que nous pouvons tracer d’une œuvre à l’autre, ou plutôt entre les œuvres du passé et celles du futur, sans jamais contredire le long fil de l’histoire de l’art.
Vous évitez pourtant d’inscrire vos œuvres dans le présent.
Je n’interviens jamais sur les sujets du moment. Je crois que tout compromis de l’artiste avec l’actualité est abusif. De nos jours, il faut d’ailleurs du courage pour ne pas s’exprimer sur les images déchirantes qui s’imposent à nous et qui nous attristent, mais le rôle de l’artiste n’est pas, à mon sens, de se prononcer à leur sujet. La distance que je viens d’évoquer au sujet de Mimesis peut être perçue comme une abstraction mais aussi une clarté. Lorsque l’artiste suit son propre chemin, tel Canova en son temps, il peut transmettre un message plus vrai, plus incisif, que des déclarations hâtives et non informées. Dans mes œuvres, je joue des frontières entre ce que je vois et ce qui est vu par le spectateur, et celui-ci comprend vite que notre savoir ne peut être que parcellaire. Imaginez donc combien notre appréhension de la vérité l’est quand il s’agit du présent !
Au printemps 2022, vous présenterez une exposition à l’Accademia di San Luca à Rome. Est-ce pour Canova ou pour l’histoire de l’Académie qui semble pourtant si loin de votre approche ?
Je travaille sur une réévaluation de ce concept d’académie qui a une connotation négative, ce qui est juste en soi. L’académie appartient au passé. Or, nous vivons une époque consumériste dans laquelle, à force de rechercher l’immédiateté de la réaction du spectateur, nous nous perdons. Cette fuite en avant, enracinée dans l’art du XIXe siècle, prend une allure de plus en plus effrayante aujourd’hui alors que la nouveauté est un leitmotiv et que notre destin semble faire fi des règles.
Or, en art, il est pourtant nécessaire de se souvenir ou de présumer l’existence de règles. C’est une condition sine qua non pour transmettre une évocation de quelque chose que nous avons au fond de nous, mais qui n’est plus traduisible, qui reste inavouable…