Grâce à votre famille, vous êtes née dans le beau…
Oui, on peut le dire, dans la perfection même : le XVIIIe siècle. Avenue Foch, chez mon père où nous avons été élevées ma sœur et moi, au château d’Haroué [au sud de Nancy], construit par Germain Boffrand, où nous passions nos mois de juillet et même, de temps en temps, chez ma grand-mère paternelle, qui était moitié italienne moitié américaine et qui vivait près de Bologne, je n’ai été entourée que du plus pur XVIIIe siècle. C’était la chose la plus normale et la plus naturelle pour moi. Je ne me posais pas de questions. Peut-être que je manquais de curiosité…
Le XVIIIe siècle coulait dans les veines de mon père et il n’aimait que cela. C’était sans doute lié à Haroué, le château de famille, qui était sa première et sa plus grande passion. Paradoxalement, il était, dans sa façon d’être, de vivre et de nous accepter comme nous étions, très ouvert d’esprit.
Dans votre livre, vous décrivez « le plus étranger des ballets ». Lorsque vous rendiez visite place des Vosges à votre grand-mère maternelle, María de Borbón y Bosch-Labrús, elle vous faisait faire le tour de son appartement en fustigeant votre grand-père et sa batterie d’avocats. «Chaque meuble d’exception qui en faisait le décor se trouvait affublé d’un cachet de cire rouge »… Et, quelques mois plus tard, vous retrouviez chez votre grand-père, Anténor Patiño, les meubles sans les cachets de cire.
Leur divorce a été l’un des plus longs de l’histoire : il a duré vingt-deux ans! Et les meubles anciens étaient l’un des enjeux de cette bataille. Dans ma famille, on ne parlait jamais d’argent. C’était donc une bataille de meubles, devenus une monnaie d’échange… Mon grand-père, qui (comme mon père) adorait le XVIIIe siècle, voulait absolument récupérer certains objets qui n’avaient plus lieu d’être chez ma grand-mère. C’était un peu la valse des meubles. Il faut se souvenir qu’à cette époque-là, dans les années 1950-1960, les meubles anciens, qui valaient une fortune, étaient un élément de prestige social considérable. Aux quatre coins de la planète, les nouveaux riches – millionnaires américains du pétrole ou armateurs grecs – se servaient de leurs collections pour se hisser socialement. Les ventes organisées au Palais Galliera en décembre et mai-juin, par exemple, étaient des hauts lieux de l’élite fortunée, les Arturo Lopez, Anténor Patiño et Stávros Niárchos ou Charles Wrightsman – un peu comme les foires d’art contemporain aujourd’hui. Une partie des collections de mon grand-père a d’ailleurs été dispersée de son vivant à Galliera en 1975, puis en juin 1976 et encore en juin 1977. Mais la part la plus importante fut vendue à New York après sa mort [en 1982], en novembre 1986. Si l’on met bout à bout le contenu de ces catalogues, c’est impressionnant. Et l’intérieur de la maison qu’il occupait rue d’Andigné [16e arrondissement de Paris] était saisissant. Il a possédé des ensembles de sièges de Nicolas Hertaut, parmi les plus beaux sièges du XVIIIe siècle – certains sont aujourd’hui au Louvre. Il a aussi donné au château de Versailles une armoire en laque rouge estampillée BVRB, un chef-d’œuvre !
Que devez-vous à ces deux passionnés du XVIIIe siècle, votre grand-père et votre père ?
Malgré la séparation de mes parents, l’entente entre mon grand-père maternel et mon père est toujours restée excellente. Contrairement à moi, Anténor Patiño n’était pas né dedans, mais il était l’une de ces personnes extrêmement fortunées qui avaient eu l’intelligence de bien s’entourer, et il avait un œil. Pendant longtemps, il a pris conseil auprès de l’antiquaire Marcel Bissey et, à l’occasion, de Maurice Rheims. Gabrielle Chesnier-Duchesne était l’une de ses antiquaires de prédilection. Pour les décorateurs, ça changeait. Il a fait appel à Georges Geffroy pour Paris, puis à Valerian Rybar et Jean-François Daigre pour le Portugal et, plus tard, à François Catroux pour New York. Mon père, quant à lui, avait sollicité le grand décorateur Henri Samuel. Il était également très proche d’une personnalité moins connue du commerce de l’art, le marchand et collectionneur Claude Sère.
Ni mon père ni mon grand-père ne m’ont jamais expliqué ce qui nous entourait. Je savais néanmoins que mon père avait de beaux meubles, car, à partir de l’âge de 10 ou 11 ans, il aimait bien que ses deux filles descendent dire bonjour aux invités, donc j’entendais les adultes discuter. Ils ne m’ont pas expliqué, mais m’ont transmis cet intérêt, et aidée à développer un œil pour le beau. Aujourd’hui, dans une salle des ventes, sans regarder les étiquettes, j’ai une tendance à aller vers l’objet ou le meuble qui est probablement le plus beau, même si ce n’est pas le plus spectaculaire. J’ai inconsciemment développé une sorte d’orgueil d’ignorance et, si je me jette sur une pièce de Charles Cressent ou de Bernard Molitor, c’est davantage grâce à mon œil qu’à ma connaissance. Les meubles du XVIIIe siècle incarnent l’équilibre parfait des formes et des proportions, un peu comme des sculptures classiques. Leur proximité m’a sans doute inconsciemment ouvert des perspectives que je ne soupçonne pas.
Que devez-vous à votre belle-mère, Laure de Beauvau – sœur du sculpteur Guy de Rougemont –, qui a œuvré pour mettre un terme au monopole des commissaires-priseurs français et a véritablement lancé Sotheby’s en France, maison dont elle est restée présidente d’honneur jusqu’à sa disparition en 2017 ?
Nous avions une merveilleuse relation. Elle est entrée dans la vie de mon père alors que j’avais 15 ans. Elle m’a appris beaucoup de choses, mais pas particulièrement sur la façon de regarder une œuvre d’art. J’aimais énormément son goût éclectique – que je ne soupçonnais pas chez elle du vivant de mon père. Elle avait le sens du mélange et m’a étonnée en achetant des œuvres de la série Transsexuels d’Andy Warhol ou en se faisant faire un canapé par Claude Lalanne. En réalité, la personne à qui je suis reconnaissante d’avoir véritablement forgé mon œil, c’est Alexandre Pradère (1) - même s’il trouve que je suis un cas désespéré ! C’est le «dernier monument » de savoir, je le respecte et l’admire plus que tout. Il m’a certainement beaucoup mieux expliqué ce qu’était le XVIIIe siècle que toute ma famille réunie.
Vous avez pourtant dispersé vos meubles du XVIIIe siècle chez Sotheby’s !
Je les trouve magnifiquement beaux, mais je vis avec mon temps. Habiter pleinement dans le XVIIIe siècle implique tout un style de vie : il faut avoir l’appartement, la maison ou le château pour supporter la richesse de ce mobilier, le service, le linge, la table… Je ne suis pas convaincue que cela convienne au mode de vie actuel. À Naples où je vis, j’ai plutôt des tableaux italiens et des photographies. J’aime aussi beaucoup les meubles d’André Dubreuil. C’était un très grand artiste et son mobilier restera comme ayant marqué les XXe et XXIe siècles. J’ai été choquée que sa mort récente passe inaperçue. J’apprécie également les premières créations d’Hervé Van der Straeten, qui fait travailler des ébénistes à l’ancienne. J’ai la chance de posséder l’un de ses premiers objets, qu’il m’a offert. Et puis j’aime Warhol…
Comment expliquez-vous justement votre départ du cocon familial à 18 ans ?
Quand je passais l’été au Portugal, dans la Quinta Patino, une immense propriété entre Estoril et Sintra, entourée de cent domestiques, je n’étais pas idiote au point de ne pas me rendre compte que ce n’était pas le quotidien de tout le monde. Ma sœur et moi étions des petites filles bien élevées, bien habillées, et notre avenir était tout tracé. Nous allions épouser quelqu’un avec un très joli nom et un très joli château, et moi j’allais m’emmerder ! J’ai rapidement compris qu’on n’a qu’une seule vie, et que cette vie-là, je n’allais pas la rater. J’étais trop curieuse de ce qui se passait derrière ce très beau décor, la vraie vie, la liberté.
La vraie vie, c’était à New York aux côtés d’Andy Warhol ?
J’ai débarqué à New York en 1973. J’étais étiquetée petite-fille du « roi de l’étain », coiffée fille du prince de Beauvau-Craon, septième prince de Beauvau et du Saint-Empire, et moi-même princesse : cela m’a ouvert beaucoup de portes. Ils s’attendaient à une enfant gâtée se prenant au sérieux, un peu coincée, mais ils ont découvert que je balayais d’un revers de la main tout ce qu’on pouvait s’attendre que je représente. Andy a été frappé par ma liberté absolue, par le fait que je fasse tout et n’importe quoi, que j’aille au bout de ce que j’entreprenais. Tout au long de ma vie, j’ai attiré les artistes sans doute par ma forme de naïveté : ils savent que je ne fais pas partie de leur cour ni de leur clientèle – avec laquelle ils doivent faire des efforts. Ce sont en général des êtres très sensibles, qui ont beaucoup de mal à être à l’aise dans le monde extérieur… Ils sont sur leurs gardes, connaissent rarement des amitiés simples et profondes. Ne voulant pas être aimée pour ce que j’incarnais, mais pour moi-même, j’avais ce point en commun avec Andy.
Je crois que, pour Andy, je représentais un dessin animé vivant. J’ai eu énormément de chance : il me couvrait de cadeaux pour exprimer son affection. Un jour, il venait de rentrer d’un déjeuner à la Maison-Blanche, où le président Jimmy Carter lui avait donné un paper bag à l’enseigne de Peanutbutter – le président était également Mr. Peanutbutter, et ce sac était rempli de friandises produites par la société familiale. Andy avait vidé le sac, avait transformé le sigle, l’avait signé et déposé chez le concierge de mon immeuble. J’ai su alors que ce sac scellait l’amitié entre nous ; je l’ai encadré, puis l’ai bêtement perdu dans un déménagement plus tard. Je l’ai toujours dans ma tête et mon cœur. Il m’appartient, ce sac en papier kraft.
Andy était là pour me protéger de mes excès et même pour me gronder. Je pouvais l’appeler à n’importe quel moment, lorsqu’il m’arrivait de perdre pied – je faisais tout pour cela. Je savais que je pouvais compter sur Robert [Mapplethorpe] et lui. Grâce à ces deux personnes en particulier, je ne me suis jamais sentie seule ni perdue à New York. Et lorsqu’ils avaient des doutes – parce qu’ils ne parvenaient pas à exprimer leur art comme ils le souhaitaient –, j’étais là aussi pour eux.
Mais Warhol était déjà Warhol…
Je suis arrivée à New York en 1973 et suis partie au Maroc en 1978 – Warhol n’a d’ailleurs jamais compris les raisons de mon départ, alors que je venais de présenter ma première collection de couture. Dans ces années-là, il avait un immense besoin de reconnaissance. Beaucoup de gens considéraient que son art n’en était pas, et il en souffrait énormément. Il commençait à travailler sur sa série de transgenres et de transsexuels – trop peu connue aujourd’hui, même si cela vaut des fortunes. Andy était un visionnaire extraordinaire. Comme pour toute personne douée d’un génie artistique, il y a un moment de flottement quand tu sors d’un monument et que tu vas en créer un autre. On l’oublie, mais il a eu une reconnaissance tardive.
Nous avons continué à nous voir. J’ai fait un séjour éclair à New York, mais je le voyais surtout à Paris, où il venait assez souvent. Bien qu’il fût toujours entouré d’un essaim d’abeilles, nous volions du temps pour assouvir notre soif profonde de nous intéresser l’un à l’autre.
Avez-vous bien connu les artistes proches d’Andy Warhol ?
J’ai rencontré Jean-Michel Basquiat à travers Andy, mais le courant n’est absolument pas passé. Très torturé, il se cherchait encore, et Andy m’a présentée comme la princesse disjonctée qui vivait dans un autre monde – ce qui ne lui a pas plu. En revanche, j’ai souvent vu Robert Rauschenberg. Andy était quelqu’un d’extrêmement pudique, qui par-lait peu. Quand il prenait la parole, c’était toujours une fusée – là, je parle d’Andy en société –, mais, comparé à Rauschenberg, il était presque exubérant. Rauschenberg était habité par son art, tout ce qui était hors de l’art ne l’intéressait pas. Il était dans sa bulle à un point assez étonnant d’ailleurs. Il n’était pas antipathique, loin de là, j’aimais sa présence, mais il pouvait être assis à côté de moi sans même que je ne m’en rende compte. Disons qu’il m’a donné l’impression de n’aimer être visible qu’à travers son art.
Et il y avait Robert Mapplethorpe…
Andy m’avait dit avec la spontanéité qui lui était propre : « La prochaine couverture d’Interview – son magazine –, c’est toi. » Il avait eu un flash. Il faut dire que j’avais une dégaine hors normes. Il avait demandé à Christopher Makos la photo de couverture, la seule couverture qu’il ait retouchée lui-même. Dans le numéro, il y avait des photographies de moi en noir et blanc par un jeune photographe qui débutait, Robert. Nous avions beaucoup en commun. Il venait de rompre avec Patti Smith, c’était un moment difficile de sa vie. Nous étions comme deux adolescents qui se cherchaient tout en étant totalement déchaînés. J’aimais son côté écorché vif, et il aimait mon côté mi-homme, mi-femme. Nous avons développé une amitié amoureuse et avons même vécu ensemble pendant quelques mois. Il m’a fait découvrir la photographie, son immensité et son exigence. Grâce à lui, j’ai fait la connaissance du célèbre collectionneur Sam Wagstaff, qui était son mentor, son amant, son ami. Bien avant l’heure, alors que la photo peinait à être considérée comme un art, il avait une collection de tirages argentiques monumentale.
Vous employez souvent le mot « génie ». Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Le génie, c’est l’intensité de la création. Je pense volontiers au visage de Robert Mapplethorpe qui s’illuminait dès qu’il avait un appareil photo entre les mains. Ils ne faisaient plus qu’un, impossible de distinguer l’un de l’autre. C’était presque un acte d’amour indescriptible. Robert menait une seconde vie à travers son art. Il était habité par son besoin de photographier, de créer – je pense que c’était là où il était le plus apaisé. Toujours en noir et blanc, parce que ça vivait à travers la lumière. Je me mettais dans un coin du loft et je regardais quelqu’un qui flottait autour de son art et créait quelque chose d’extraordinaire. Je ne sais pas s’il en était conscient.
Au fond, Karl Lagerfeld et vous partagiez le goût familial pour le XVIIIe siècle et celui que vous avez développé à New York… Vous vous êtes rencontrés autour d’un personnage proustien, Jacques de Bascher.
C’est drôle comme remarque. Jacques de Bascher sortait plutôt d’une gravure du XIXe siècle. Il était mi-ange, mi-démon. Nous avions en commun une naïveté absolue. Nous ne voyions pas le mal et, à un moment, le mal a emporté Jacques, et moi, par un miracle du Saint-Esprit, je suis passée entre les filets. Jacques était plus provocateur que moi. Il voulait titiller Karl alors que je ne titillais personne, car je n’avais surtout pas envie qu’on me titille. Selon moi, Jacques avait très peur de perdre Karl, donc il faisait des conneries pour retenir son attention.
J’ai passé énormément de temps avec Karl lorsque Jacques est tombé malade. Dès qu’il quittait Chanel, Fendi ou KL, il ne parlait plus chiffons. Tout l’intéressait. C’est ce que j’adorais chez Karl. Nous courions les librairies, les antiquaires – aussi bien du XVIIIe siècle que de design –, et partagions une immense curiosité. Karl était un musicologue, un littéraire, mais pas un intellectuel. Pour répondre à votre question, le point commun entre mon grand-père et Karl était moins la collection XVIIIe que l’opulence dans le mode de vivre avec la collection : les velours de soie magnifiques, les garnitures somptueuses, les laques…
(1) Expert en mobilier ancien, qui a dirigé le département Mobilier ancien de Sotheby’s Paris.
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Diane de Beauvau-Craon, Sans départir, Paris, Grasset, 2022, 320 pages, 22 euros.