L’irruption du Covid-19 a-t-elle bouleversé votre vie d’artiste ?
Cela n’a pas du tout dérangé ma vie. Je vis comme une nomade moderne, voyageant d’un endroit à un autre. Mon corps est en fait le seul lieu auquel je m’identifie. En janvier, j’ai quitté New York, où j’habite, et me suis rendue en Inde pour une cure de détox, ce que je fais chaque année. Puis je suis allée à Londres et, de là, à Munich, pour travailler sur mon opéra, enfin en Autriche. J’espère retourner très bientôt à New York. Quelles que soient les circonstances, je travaille de manière isolée la plupart du temps. Ces événements n’ont donc pas vraiment modifié ma façon de vivre. La seule chose qui a changé, ce sont les communications avec les gens, puisque la distanciation sociale impose que tout passe désormais par les médias technologiques.
« Si vous créez immédiatement une œuvre sur le coronavirus, c’est comme si vous recycliez les nouvelles quotidiennes, et je ne pense pas que ce soit le propos de l’art. l’art doit être dérangeant, il doit poser des questions, prédire l’avenir. »
Votre compagnon est à New York et vous êtes en Autriche. Comment avez-vous vécu cette longue séparation ?
J’ai aujourd’hui une relation merveilleuse et je suis vraiment heureuse. Nous avons trouvé un moyen de gérer cette séparation pendant deux mois : tous les soirs, il me fait une lecture avant que je me couche. Nous lisons différentes choses : en ce moment, c’est Star de Yukio Mishima – un de ses livres des années 1960. C’est un excellent moyen pour s’endormir.
Le coronavirus lui-même affecte-t-il la nature de votre travail ou vous échappez-vous en quelque sorte par le travail ?
Cela n’affecte pas directement mon travail. C’est dangereux pour un artiste que les événements immédiats du quotidien affectent son travail ou sa façon de penser. Lors de la guerre des Balkans, en Yougoslavie, j’ai réalisé Balkan Baroque [1997], une œuvre dans laquelle je lave des os; mais il m’a fallu beaucoup de temps pour réagir à la situation. Même alors, je ne voulais pas que la pièce soit directement liée à ce conflit. Je souhaitais qu’elle transcende le sentiment de la guerre et que l’image créée puisse être utilisée à tout moment, partout où quelqu’un tue, peu importe que les combats aient lieu en Syrie ou ailleurs. C’est la même chose avec le coronavirus : si vous créez immédiatement une œuvre sur ce thème, c’est comme si vous recycliez les nouvelles quotidiennes, et je ne pense pas que ce soit le propos de l’art. L’art doit être dérangeant, il doit poser des questions, prédire l’avenir. Pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque tout le monde en peignait les désastres, Henri Matisse faisait des fleurs. C’était une très bonne réponse, car les nouvelles sont si déprimantes, si répétitives. Il s’agit plutôt de réfléchir à la façon d’élever l’esprit humain.
Vous êtes la metteuse en scène et l’actrice principale du spectacle 7 Deaths of Maria Callas. Pourquoi cette cantatrice est-elle importante pour vous ? À quel moment avez-vous souhaité donner vie à ce projet – quel a été l’élément décisif ?
Quand j’avais 14 ans, un jour où je prenais le petit-déjeuner dans la cuisine de ma grand-mère, la radio était allumée et il y a eu le son de cette voix : c’est la première fois que j’ai entendu Maria Callas chanter. Je me souviens que c’était comme un flux électrique traversant mon corps. Je me suis levée et, totalement immobile, j’ai écouté cette voix – c’était quelque chose de si charismatique, de si émouvant. Je ne comprenais pas ce qu’elle chantait, mais il y avait cette voix et la qualité de son énergie. À la radio, ils ont dit ensuite que c’était Maria Callas. Je ne me souviens même pas de ce qu’elle chantait. Après cela, j’ai voulu tout savoir sur elle. Je me suis trouvé tant de similitudes avec elle. D’abord son apparence, puis la mauvaise mère qu’elle avait – ma mère aussi était très difficile. Elle était Sagittaire, comme moi. Mais la chose la plus importante, c’est cette combinaison d’intense fragilité et de force extrême en un seul corps qu’elle a manifestée tant de fois dans sa vie. Elle ne voulait plus vivre après la mort d’Aristote Onassis. Il a été le plus grand amour de sa vie. Finalement, elle est morte par amour. Dans mon cas, quelque chose de très similaire s’est produit avec mon ex-mari. Quand il est parti, je souhaitais mourir : je ne voulais plus manger, ni dormir, je ne voulais plus rien faire – c’était la fin. C’est le travail qui m’a sauvée. Je suis retournée au travail et j’ai alors réalisé The Artist is Present [2010]. C’était mon remède, vous savez, mais Callas n’a pas eu cette énergie et elle est morte.
Je m’intéressais aussi à l’opéra, qui est une forme d’art incroyablement démodée. Dans chaque opéra, les femmes meurent, et c’est surtout par amour. Alors je me suis dit : pourquoi ne pas prendre toutes les mortes et les rassembler pour créer sept Maria Callas mortes et en faire un opéra ? Normalement, un opéra dure 4 heures, mais on meurt en beaucoup moins de temps; donc mon opéra dure 1h20. Nous espérons que la première aura lieu en septembre [NDLA : entretien réalisé au printemps 2020], si tout se passe bien. Nous venons de le terminer. En cette période folle de coronavirus, j’ai réussi à finir une œuvre.
La performance a récemment fait une entrée significative au musée. Mais aujourd’hui, de manière soudaine, la promiscuité entre les personnes est devenue dangereuse pour la santé. Pensez-vous qu’il faudra du temps pour revenir à la situation antérieure ?
Je pense être vraiment responsable du fait que la performance soit devenue une forme d’art mainstream, car j’en fais depuis plus de cinquante ans et que je n’ai jamais abandonné. C’est donc comme si nous parlions de mon bébé. Je crois sincèrement que le coronavirus ne durera pas éternellement. Il y aura un vaccin, puis nous pourrons organiser des performances normalement. En attendant, la réalité augmentée pourrait être une solution, car elle permet de capter l’énergie d’un interprète et de l’avoir dans votre salon, juste pour vous.
Le marché de l’art a pris une place prépondérante. Pensez-vous que cela va être corrigé ?
Dieu merci, le marché de l’art n’est plus dominant désormais. Nous devons vraiment revenir à la normale, à la créativité, à la pureté, car il n’y aura plus de matière première puisque l’économie s’est effondrée. Ce qui est intéressant dans une telle situation, c’est que l’art de la performance disparaît alors que l’économie est à son plus haut niveau et qu’il émerge quand l’économie s’effondre. C’est comme un phénix renaissant de ses cendres. La performance n’a pas besoin de beaucoup d’argent; l’art de la performance est bon marché. C’est une forme d’art vivante, intemporelle, qui transmet une émotion intense lorsqu’elle est réussie. Elle peut vraiment changer la perception – c’est ce que la performance a de formidable.
Votre exposition à la Royal Academy of Arts, à Londres, a dû être reportée à l’année prochaine. Allez-vous la modifier en raison du contexte actuel ? D’autres œuvres plus pertinentes pourraient-elles y être incluses ?
La seule chose qui doit être changée, c’est mon hommage à Ulay, car il est mort au tout début de la pandémie et n’a pas pu bénéficier de funérailles appropriées. L’exposition comprendra donc quelques pièces supplémentaires issues de nos douze années de collaboration, en hommage. Le coronavirus ne m’inspire pas du tout, il ne me donne littéralement aucune idée, ce n’est pas exactement un sujet sexy sur lequel travailler. Le titre de l’exposition, « After Life », est déjà une sorte de prédiction pour l’avenir.
Il est aussi question dans l’exposition de l’idée d’héritage, qui a fait l’objet de débats dans le monde de la performance. Contrairement à d’autres artistes, vous avez documenté vos œuvres à travers des photographies et des films. Vous avez également revisité certaines de vos œuvres en les réinterprétant – en ce domaine, vous avez été une précurseure avec Seven Easy Pieces au Guggenheim Museum en 2005.
L’héritage est extrêmement important pour moi. Ma mère était une fanatique de la documentation. J’ai donc très tôt appris à documenter tout ce que je faisais : chaque lettre reçue, chaque morceau de papier, chaque exposition. Je les ai depuis numérisés. Si on revient en arrière, la première chose que j’ai accomplie a été de rendre la performance mainstream, puis j’ai inventé la performance réinterprétée, afin que les pièces historiques puissent être recréées selon certaines règles. J’ai enseigné pendant vingt-cinq ans dans différents pays du monde et j’ai fondé la Méthode Abramovic, que j’appelle « Cleaning the House » [« Nettoyer la maison »], pour apprendre aux jeunes artistes à concevoir des œuvres d’art de longue durée. Après The Artist is Present, j’ai aussi créé une Méthode Abramovic destinée au public, qui peut ainsi faire des exercices afin de rester concentré pendant de longues performances. Aujourd’hui, il y a le Marina Abramovic Institute, qui conserve les archives des performances historiques et dispense la Méthode Abramovic, permettant au public et aux jeunes artistes de réaliser des œuvres et de préserver leur héritage.
« la performance est une forme d’art vivante, intemporelle, qui transmet une émotion intense lorsqu’elle est réussie. elle peut vraiment changer la perception – c’est ce qu’elle a de formidable. »
Toutefois, certaines de vos œuvres sont si extrêmes qu’elles ne peuvent être refaites. Réfléchissez-vous au danger auquel vous vous exposez ?
C’est à mes risques et périls, puisqu’il s’agit de mon propre corps et que je peux en faire ce que je veux. Mais je n’autoriserai jamais de jeunes artistes à faire des choses qui les mettraient en danger. Beaucoup de mes créations peuvent être reproduites : récemment, j’ai refait deux ou trois fois The House with the Ocean View [2002], qui consiste à vivre douze jours sans manger et à être exposée au public sans pouvoir parler. C’est une expérience spirituelle très profonde, qui n’est pas vraiment dangereuse.
En quoi votre expérience de la performance peut-elle être apparentée à une pratique spirituelle ? Est-ce thérapeutique ou destructeur ?
Les deux à la fois, et c’est aussi spirituel, bien sûr. Quand une idée me vient, si elle me plaît, je ne la fais pas, parce que cela ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui est dérangeant et extrêmement difficile, ou quand j’ai peur de ne jamais parvenir à le réaliser. Ce que j’aime, c’est le processus et sa transformation. Au début, c’est l’enfer. Mais, à la fin, on atteint une sorte de révélation spirituelle. Les gens me demandent souvent comment je me sens après une performance très difficile et ce que je fais alors. Je leur réponds toujours que tout ce que je veux, c’est une crème glacée.
Comment décririez-vous votre relation avec Ulay si aujourd’hui, après sa mort, vous deviez réécrire votre biographie ?
Ma liaison avec Ulay a été une autre relation difficile. Il a été l’amour de ma vie, puis les choses ont très mal tourné, pour des raisons stupides et communes de jalousie, de trahison… À ce moment-là, nous avons enfin obtenu l’autorisation de marcher sur la Grande Muraille de Chine et, au lieu de nous marier comme nous l’avions prévu, nous nous sommes dit au revoir et nous sommes séparés. Nous ne nous sommes pas parlé pendant sept ans, jusqu’à de nouveau communiquer parce que nous devions travailler ensemble sur un projet.
À un moment, il m’a poursuivie en justice à propos de cette œuvre, pour une histoire de pourcentages, de banales conneries – je ne veux pas l’expliquer davantage, il existe une abondante documentation à ce sujet. Je me suis rendue en Inde pour ma retraite d’ayurveda, et il était là, avec sa femme. Je ne pouvais pas croire que nous nous retrouvions en un endroit si éloigné sur la planète. Nous y sommes restés un mois, nous levant chaque jour à 5 h du matin et faisant de la méditation. Nous avons fini par nous pardonner et sommes devenus amis. Rien ne changerait dans ma biographie; tout ce que j’ai écrit est vrai. Et je suis heureuse, maintenant qu’il est décédé, que nous ayons atteint ce point de pardon.
Quelle partie de votre vie a été la plus heureuse, selon vous ?
C’est lorsque j’ai vécu avec des Aborigènes dans le désert du centre de l’Australie en 1979-1980. J’ai habité avec deux tribus différentes dans les circonstances les plus impossibles, sous des températures de 55 °C, couverte de mouches et dans un enfer. Mais cela a été le moment de ma vie où j’ai été le plus connectée à moi-même.
Qu’est-ce qui vous réconforte en ces temps difficiles ?
Mon problème, c’est que je ne pense pas que ce soit une période difficile. Je me réveille heureuse chaque matin. Je pense que nous devons vivre chaque jour comme s’il était le seul de notre vie. La mort est un sujet qui m’intéresse beaucoup; j’y pense tous les jours. Rien à voir avec le coronavirus, simplement l’idée de mourir. Car la vie est courte, et que l’on devrait la débarrasser des conneries pour vivre pleinement chaque jour, comme si c’était le dernier.
Si vous pouviez changer une chose dans votre vie, quelle serait-elle? Y a-t-il quelque chose que vous regrettez ?
Je ne regrette rien de ce que j’ai vécu. Ma vie n’a pas été facile; elle a même été franchement difficile. Mais je l’aime vraiment car, à chaque étape, j’ai appris quelque chose de différent. La seule chose que je regrette, c’est de ne pas avoir de talent pour le chant. J’aimerais chanter, j’envie vraiment les gens qui s’expriment avec leur voix.
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Festival d'automne à Paris, " 7 Deaths of Maria Callas ", conception par Marina Abramovic, Opéra national de Paris, du 1er au 4 septembre 2021.