Vendredi 18 juin 2021, un grand nombre d’acteurs du monde de l’art en France se sont donné rendez-vous sur le parvis du Centre Pompidou pour célébrer Bernard Blistène. L’invitation adressée par les « Amis du Centre Pompidou » précisait que ce serait l’occasion de se retrouver dans les salles du musée pour découvrir la nouvelle présentation des collections. Mais il n’était nullement fait mention que Bernard Blistène est le directeur depuis huit ans du Musée national d’art moderne (MNAM), dont la collection inaliénable est considérée comme la plus importante au monde, avec celle du MoMA à New York et, dans une moindre mesure, celle de la Tate à Londres.
Quelques jours auparavant, une collaboratrice de ma galerie née à la fin des années « Génération Y » (1984-1996) m’expliquait que ses amis ne travaillant pas dans le secteur de l’art mais fréquentant les lieux culturels parisiens affirmaient ne pas faire la différence entre « Vuitton, Pinault et Pompidou ». Ce constat aussi nettement exprimé sur trois noms propres censés identifier ces lieux d’expositions m’a interloquée, mais peu surprise en fait, car il révèle la confusion qui s’est installée depuis des années au sein de la cartographie des espaces culturels parisiens.
POMPIDOU, QUI VA FÊTER SES 50 ANS APRÈS UNE DEUXIÈME FERMETURE POUR TRAVAUX PENDANT QUATRE ANS, N’EST PAS IDENTIFIÉ COMME MUSÉE
Cette confusion entre musées, fondations, collections et centres d’art s’est faite lentement. Un premier élément significatif est l’ouverture du Centre national d’art et culture Georges-Pompidou, le CNAC, en 1977, imaginé après les événements de 1968 avec la volonté du président Pompidou de construire un immense lieu culturel (art, musique, design, cinéma) avec une architecture avant-gardiste au cœur de Paris. Il devait aussi permettre de replacer la France au centre de la création artistique internationale, alors que New York avait réussi à se hisser au sommet depuis les années 1950 et que la RFA et le Royaume-Uni devenaient très dynamiques. Ce vaisseau, qui va fêter ses 50 ans après une deuxième fermeture pour travaux pendant quatre ans et sans grand espoir de voir l’augmentation d’espaces supplémentaires pour montrer les collections, n’est pas identifié comme musée, d’autant que le Centre Pompidou est aujourd’hui plus communément appelé Beaubourg ou Pompidou.
Avec ce glissement sémantique s’est perdue l’idée que les collections du musée national d’art moderne sont hébergées sur deux étages, qu’un autre est consacré aux expositions temporaires, alors que les trois autres sont dévolus à d’autres activités culturelles et administratives.
LE MUSÉE NATIONAL D’ART MODERNE DISPARAÎT AU PROFIT D’UNE APPELLATION RACCOURCIE - POMPIDOU OU BEAUBOURG
Mais, il en est de même au MoMA, pourrait-on rétorquer. À la seule différence, et elle est essentielle, que le MoMA est l’acronyme devenu le sigle du Museum of Modern Art et que les mots « museum » et « art » sont identifiés, prononcés et écrits très fréquemment. La plupart des musées américains comportent les mots « museum » et « art » dans leurs acronymes devenus sigles comme le SFMOMA à San Francisco, le MFA à Boston, le SLAM de Saint-Louis ou le MOCA et le Lacma à Los Angeles. Le musée américain dont le statut serait le plus proche de nos musées nationaux, est la National Gallery of Art de Washington qui, justement, tient à cette appellation pour bien indiquer que le musée est directement rattaché au gouvernement fédéral américain par le biais de la Smithsonian Institution. Les noms des deux donateurs, Andrew Mellon et Samuel H. Kress, emblématiques des grandes fortunes américaines qui ont constitué le cœur de la collection de la National Gallery of Art en 1937, sont pratiquement oubliés. Alors que tous ces musées ont été créés grâce aux initiatives privées de milliardaires aux noms mythiques comme Rockfeller pour le MoMA, ils sont appelés musées. Bien sûr, le Whitney et le Guggenheim, comme le récent Broad à Los Angeles, portent les noms de leurs fondateurs.
Mais le MoMA reste le MoMA et c’est à lui que l’on compare celui qui est appelé Pompidou ou Beaubourg. Ce diminutif est surprenant quand on sait combien la France reste attachée à son système d’institutions publiques. On voit pourtant le musée national d’art moderne disparaître au profit d’une appellation raccourcie et identifiée à celui qui en a permis le concept ou au nom du quartier qui l’entoure.
Aujourd’hui à Paris, Vuitton, ou « chez Arnault », comme est communément appelée la Fondation Louis-Vuitton, ainsi que la Bourse de Commerce, déjà devenue « chez Pinault » dès son ouverture, proposent des expositions temporaires prestigieuses dans de magnifiques écrins architecturaux. Mais, il existe une première différence fondamentale entre ces trois lieux : seul Beaubourg a une collection permanente inaliénable qui forme le musée national d’art moderne, situé au sein du Centre Pompidou. La confusion du public est justifiée puisque le musée n’est plus nommé. On parle de trois lieux aux dénominations imprécises, juste trois noms propres.
La deuxième différence est tout aussi fondamentale, elle concerne la frontière de plus en plus floue qui existe entre un conservateur et un curateur, soit le commissaire d’exposition. L’appellation curateur venue des États-Unis a créé une confusion jusque dans nos institutions publiques. Alors que le conservateur chargé d’une mission de service public, travaillant dans un musée ou rattaché à un organisme du ministère de la Culture ou des collectivités locales, est un scientifique issu du monde universitaire et pratiquement systématiquement diplômé d’une des deux prestigieuses écoles nationales, l’Institut national du patrimoine et l’École nationale des chartes, est apparu sur ce terrain le commissaire d’exposition, plus souvent appelé curateur. Libre de toute attache à un musée, il est considéré comme « indépendant curator ».
La demande de curateurs, concepteur d’expositions et d’événements artistiques, s’est activée dans le monde face à la multiplication des lieux culturels, suite par exemple à la politique culturelle de Jack Lang pendant l’ère Mitterrand en France, pour répondre à l’amplification du phénomène de « biennalisation » et pour organiser les événements des fondations privées qui se sont multipliées. Le conservateur n’est plus seul à organiser les expositions, Pompidou a fait ces dernières années appel à des « commissaires-curateurs extérieurs » comme pour l’exposition de Jean de Loisy « Traces du sacré » en 2008 ou a associé un conservateur du Musée national d’art moderne à un commissaire extérieur comme Sophie Duplaix et Fabrice Bousteau, directeur de Beaux-arts magazine pour « Paris-Delhi-Bombay » en 2011.
Le mot même de conservateur vit une mutation. On peut observer la place qui lui est donnée par les deux principaux musées privés. En 2006, on parle d’un séisme, on dénonce « le public qui se vend au privé » à l’annonce de la nomination de Suzanne Pagé à la direction artistique de la Fondation Louis-Vuitton, tout juste retraitée, emblématique conservatrice puis directrice du musée d’art moderne de la Ville de Paris (on remarque que le MAMVP, comme les musées américains, reste attaché aux mots « musée » et « art » dans son acronyme qui permet aussi de faire la différence avec le Palais de Tokyo, centre d’art voisin). Suzanne Pagé s’est depuis entourée de plusieurs conservateurs venus de musées publics. On peut se demander si le choix du recrutement de ces profils issus du secteur public n’a pas été un accélérateur de reconnaissance du travail de qualité de la Fondation Louis-Vuitton, dans la constitution de sa collection et dans la programmation de ses expositions.
Challenger ou leader, pour Pompidou, Vuitton constitue un premier défi quand la fondation ouvre ses portes en 2014. Aujourd’hui, c’est un second défi distant de 600 mètres à vol d’oiseau qui s’installe : la Bourse de Commerce -Pinault Collection ouvre à Paris après les succès des deux lieux vénitiens, le Palazzo Grassi et la Punta della Dogana, où se sont succédé de nombreuses expositions très médiatiques depuis 2006. À la différence de Vuitton, il n’y a pas de conservateurs dans les équipes dirigeantes de la Pinault Collection, où ce sont d’anciens responsables d’institutions culturelles publiques qui sont aux commandes. Jean-Jacques Aillagon, directeur général de Pinault Collection, ancien ministre de la Culture et ancien président du Centre Pompidou, entre autres hauts postes, a mis en place les deux sites de Venise avant de négocier l’obtention de la Bourse de Commerce auprès de la Ville de Paris. Martin Bethenod, qui lui a succédé à Venise, est aujourd’hui directeur du nouveau lieu. Il est intéressant de souligner que chacun endosse aussi le rôle de commissaire d’expositions, ainsi de Martin Bethenod à la Punta della Dogana avec « Luogo e Segni » « curatée » avec Mouna Mekouar en 2019, et Jean-Jacques Aillagon, qui organise régulièrement des expositions dans les musées de Nice, ou a été le commissaire de « Jacques Chirac ou le dialogue des cultures » au musée du quai Branly à Paris en 2016. Et François Pinault, curateur de la première exposition de la Bourse de Commerce, explique parfaitement dans le documentaire d’Arte Le musée et le milliardaire anticonformiste ce qui le distingue d’un musée public quand il peut décider seul des œuvres qu’il achète sans les lenteurs du processus d’acquisition des musées publics. D’autres intervenants soulignent le fait que François Pinault peut décider de revendre des œuvres, ce qui permet le renouvellement de la collection.
À LA DIFFÉRENCE DE VUITTON, IL N’YA PAS DE CONSERVATEURS DANS LES ÉQUIPES DIRIGEANTES DE LA PINAULT COLLECTION
Ainsi, alors que Paris et la France ne peuvent qu’être fiers d’accueillir deux magnifiques institutions privées grâce aux ambitions d’entrepreneurs de génie à la tête de fortunes parmi les plus importantes au monde, et qui ont largement contribué à redonner une image dynamique de notre pays, on regarde s’essouffler un « Pompidou-Beaubourg » oubliant qu’il est constitué d’une collection extraordinaire animée par des conservateurs qui se questionnent de plus en plus sur le rôle de leur mission. Comment travailler en toute indépendance quand les budgets publics sont de plus en plus insuffisants et qu’il faut trop fréquemment négocier avec les acteurs privés pour arriver à boucler le budget d’une exposition, si déjà, par chance, elle n’est pas remise en cause car le mécénat est introuvable ou par crainte qu’elle ne soit pas « bankable » [rentable]. Il faut trouver toujours plus d’astuces pour faire entrer des œuvres dans la collection du musée qui enrichit notre patrimoine national. Les Amis du Centre Pompidou s’y emploient très activement en essayant de combler les insuffisances du budget annuel d’acquisition. Et si les galeries sont prêtes à faire des concessions de plus en plus importantes, ce n’est pas non plus une saine solution sur le long terme, car dans un monde globalisé où il existe des musées prescripteurs partout dans le monde, certains artistes ne sont pas forcément désireux de faire de gros efforts pour Pompidou ou alors, comme cela a déjà été le cas, uniquement pour des œuvres de moindre qualité. Et pour certains jeunes artistes étrangers très à la mode, le prestige d’entrer dans les collections de Pinault, Vuitton ou Pompidou est le même. Pour eux, comme pour d’autres, tous trois sont des musées alors pourtant qu’un seul est un musée national.
POUR CERTAINS JEUNES ARTISTES ÉTRANGERS TRÈS À LA MODE, LE PRESTIGE D’ENTRER DANS LES COLLECTIONS DE PINAULT, VUITTON OU POMPIDOU EST LE MÊME
Pourquoi ne pas profiter de la rénovation du Centre Pompidou et du renouvellement des postes de président et de directeur du MNAM pour repenser le Centre Pompidou. Il est urgent et essentiel que le musée national revienne au premier plan, pour que les futures générations de visiteurs comprennent que les œuvres du musée font partie du patrimoine national constitué de collections inaliénables. Il ne s’agit pas de rentrer dans une concurrence avec Vuitton et Pinault, il faut au contraire travailler sur sa différence, sur l’essence même de la signification des mots « musée » et « conservateur ». Les artistes sont aussi désireux de pouvoir exposer, exister dans un contexte déconnecté des valeurs du marché et des intérêts des commanditaires. Mais il faut le soutien des pouvoirs publics qui ne peuvent laisser le musée national d’art moderne sans arme financière face aux prestigieuses fondations privées qui aujourd’hui font rayonner Paris dans le monde entier. La réouverture de Pompidou après quatre ans de travaux sans une révolution de son image et de son rôle comme musée national serait dramatique pour son positionnement national et international.