Figure centrale du monde de l’art, Germano Celant (né à Gênes en 1940) est associé au concept d’arte povera, qu’il crée en 1967 en réunissant dans l’exposition inaugurale « Arte povera – Im spazio », à la galleria La Bertesca (Gênes), les artistes Alighiero Boetti, Luciano Fabro, Jannis Kounellis, Giulio Paolini, Pino Pascali ou Emilio Prini. Leur travail proposait de revenir à une essentialité du matériau et de l’œuvre dans le contexte d’une Italie en pleine transformation économique.
« lorsque Jannis Kounellis faisait des expositions, il mélangeait tout, il voulait toujours être contemporain et que les années 1960 soient comme les années 2000. »
Cette exposition marque le début de la longue aventure d’un mouvement qui identifie l’art italien de la seconde moitié du XXe siècle et contribue à sa diffusion internationale dès la fin des années 1960 et le début des années 1970, avec notamment l’exposition « Conceptual Art, Arte Povera, Land Art » (Galleria civica d’Arte moderna, Turin, 1970). Si, au cours des années 1980, Germano Celant continue à concevoir à l’étranger des expositions sur l’arte povera («The Knot Arte Povera at P.S. 1», New York, 1985; « Del arte povera », Madrid, 1985), il revient en 2011 sur ce mouvement en organisant simultanément dans plusieurs villes d’Italie un grand projet bilan : «Arte povera 2011». Germano Celant a aussi été le commissaire de nombreuses autres manifestations, parmi lesquelles, en 1999, une très rare exposition sur le danseur et chorégraphe Merce Cunningham qui a circulé à travers l’Europe. Dans « Identité italienne. L’art en Italie depuis 1959 » (musée national d’Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, 1981), puis « The Italian Metamorphosis, 1943-1968 » (The Solomon R. Guggenheim Museum, New York, 1994) lorsqu’il était senior curator au Guggenheim, il revient sur la diversité de la création italienne au XXe siècle. La récente exposition « Post Zang Tumb Tuuum. Art Life Politics : Italia 1918-1943 », à la Fondazione Prada (Milan, 2018), dont Germano Celant est le directeur artistique et scientifique, s’inscrit dans cette histoire. Elle consistait en une réflexion stimulante sur l’utilisation du document d’archive pour montrer la création en Italie en pleine période fasciste; un travail autour du dispositif de reenactment, déjà proposé en 2013 avec « When Attitudes Become Form : Bern 1969/Venice 2013 » (Fondazione Prada, Venise), qui rejouait l’exposition historique d’Harald Szeemann.
L’exposition consacrée par la Fondazione Prada de Venise à Jannis Kounellis (1936-2017) présente cinquante ans de création de cet artiste italien qui n’a eu de cesse de construire son œuvre en partant du matériau: le feu, le charbon, la laine, la terre, le fer, le plomb, qui l’ont conduit à partir des années 1980 à réaliser des installations de plus en plus monumentales, posant parfois les enjeux d’une certaine théâtralité. L’artiste lui-même a collaboré à plusieurs mises en scène théâtrales (Carlo Quartucci, Heiner Müller), dès la fin des années 1960, et introduit le vivant (animal, humain) au cœur de son travail. Par le choix d’œuvres qu’il a opéré, Germano Celant met en lumière le processus de création de Kounellis, qui n’hésitait pas à reprendre et à transformer, au fil du temps, certaines de ses sculptures et installations afin de contrer toute temporalité.
Cette exposition de Jannis Kounellis ne se présente pas comme une rétrospective traditionnelle, car vous avez choisi de montrer dans chaque salle des documents (photographies) d’archives qui indiquent au visiteur la façon dont certaines œuvres ont été exposées et les transformations que l’artiste y a apportées à différents moments. Il s’agit en quelque sorte de « rejouer » l’œuvre.
L’idée centrale de cette exposition est : comment organiser une rétrospective quand un artiste n’est plus là. Jannis Kounellis et moi nous sommes connus pendant cinquante ans et avons partagé quantité de moments; il a aussi changé ma vie. Lorsqu’il faisait des expositions, il mélangeait tout, il voulait toujours être contemporain et que les années 1960 soient comme les années 2000. Cette idée de tout confronter était impossible pour moi car je ne suis pas artiste, mais je me suis efforcé de monter cette exposition en ayant ce point de vue. Dans un premier temps, j’ai réfléchi au rapport entre l’œuvre et l’architecture, un aspect sur lequel je travaille depuis longtemps. Il fallait aussi faire un choix entre les deux sites de la Fondazione Prada, à Milan et à Venise. Milan est plus central et plus politique, mais je me suis battu pour créer l’exposition à Venise, car Jannis l’aurait faite dans un lieu historique. Son travail était toujours pensé en fonction du contexte. Une fois le lieu d’exposition retenu, avec Michelle Coudray-Kounellis [la compagne de l’artiste], il a fallu penser au rapport entre les œuvres et l’architecture particulière du Ca’ Corner della Regina. Le palais compte vingt pièces et deux grands salons, il n’est donc pas possible d’y susciter des interactions. En tant qu’historien qui contribue à une lecture historique et chronologique de l’art, comme pour « Post Zang Tumb Tuuum » et « When Attitudes Become Form : Bern 1969/Venice 2013 », j’ai imaginé que chaque salle soit une exposition de Jannis Kounellis. Ce choix permet de montrer la créativité de l’artiste de façon inédite, en fonction du moment où il a conçu l’œuvre. J’écris actuellement une série de livres sur les galeristes car, dans les années 1960, la galerie a été le lieu de la créativité de l’artiste, à une époque où les institutions ne proposaient pas une contextualisation de l’œuvre comme nous le faisons aujourd’hui.
Cette exposition commence par les premières œuvres de Kounellis : les tableaux composés de lettres, puis la série des fleurs. Le visiteur comprend ainsi que le déroulé est chronologique, accompagné dans chaque salle d’une documentation historique. La production de Jannis est si importante que nous avons décidé de sélectionner des œuvres qui ont déjà été exposées, la présence du document photographique de l’époque ayant guidé nos choix. L’exposition consiste en une série de fragments ou de salles, par exemple l’installation avec le feu (Senza titolo, 1971) ou le mur d’or (Senza titolo [Tragedia civile], 1975). Tout en donnant des informations sur cette production, les cartels précisent la façon dont certaines œuvres ont été montrées du vivant de l’artiste, d’abord lors de leur première exposition, puis leur reprise par Kounellis au fil du temps. La création devient ainsi un fragment qui est associé à autre chose et se modifie continuellement à mesure que passent les années. Un autre aspect du travail de Kounellis, qui est compliqué à exposer, a trait aux sens : l’odeur (le café, la grappa), l’emploi d’un matériau primaire comme le feu ou encore la présence du vivant (la danseuse, les cactus). L’exposition met donc en jeu une nouvelle manière de concevoir une rétrospective en confrontant le passé avec le présent. Serait-il possible de proposer ce genre de display à Anish Kapoor, par exemple? Je pense aujourd’hui que ça l’est, même si les artistes ont du mal à accepter ce rapport au passé, qu’ils jugent trop didactique.
« J’ai choisi d’élargir l’information sur l’art en utilisant le document d’archive, dont on sait combien il est central aujourd’hui pour comprendre la création. »
Envisager son œuvre par rapport à ses propres créations antérieures peut être pour un artiste une chose complexe à considérer. C’est l’approche d’un.e historien.ne d’art, pas nécessairement celle d’un.e artiste.
Exactement. Un artiste peut ne pas vouloir considérer cet aspect. Comme dans « Post Zang Tumb Tuuum », j’ai choisi d’élargir l’information sur l’art en utilisant le document d’archive, dont on sait combien il est central aujourd’hui pour comprendre la création. Je n’ai pas voulu refaire certaines installations avec des animaux. Par exemple, Senza titolo (Dodici cavalli) de 1969 est une icône car elle a un lien très fort avec le lieu de sa première présentation (la galleria L’Attico à Rome); la recréer sans Jannis dénaturerait profondément ce qu’elle représente. L’installation de 1967 avec le perroquet aurait pu être refaite, mais nous avons préféré éviter d’éventuelles polémiques autour de la présence du vivant dans l’exposition. Ces éléments apparaissent donc à un niveau informatif. Il me semblait, en revanche, plus intéressant que sa pièce composée avec du feu soit exposée, car il est devenu difficile d’installer ce type d’œuvre dans un musée. Le choix de ces matériaux par Kounellis illustrait une radicalité qui dépasse la simple question de l’objet, centrale dans la constitution des collections des institutions aujourd’hui.
Parmi les événements collatéraux à la 58e Biennale d’art de Venise, deux grandes figures de l’art italien bénéficient d’une exposition : Jannis Kounellis donc, et Pino Pascali au Palazzo Cavanis. Ces artistes ont été très proches : ils ont étudié ensemble à l’Accademia di Belle Arti de Rome et étaient très amis. Vous les aviez réunis lors des premières expositions inaugurales de l’arte povera. Voir leur travail à Venise en même temps témoigne de la force et de l’actualité de leur œuvre.
Le problème de Pino Pascali est qu’il est mort très jeune. Il avait, lorsque je l’ai connu, une dimension pop qui était peut-être un peu dangereuse pour l’époque. Son œuvre sur la mer, Mare (1966), était narrative, ce qui est peut-être moins le cas chez Kounellis. Mais leur contribution à tous deux est essentielle, car ils incarnent une diversité physique de l’art. C’est d’autant plus fondamental dans la période actuelle de grande commercialisation. Le discours de Pascali et de Kounellis reste radical. Leur actualité est intéressante pour les nouvelles générations. Certains artistes afro-américains, tel Theaster Gates, m’ont dit que l’arte povera avait joué un rôle dans la modification de leur rapport aux matériaux, en leur offrant la possibilité d’utiliser des matières récupérées, qui ne coûtent rien – à la différence d’un artiste tel que Jeff Koons, dont la production d’une sculpture coûte 5 millions de dollars. La liberté de choix des matériaux vient de ces artistes historiques, mais c’est aussi un de leurs problèmes car les matières qu’ils ont utilisées disparaissent, elles ont une temporalité. C’est aussi le cas chez Joseph Beuys. Il faut donc y être attentif car cette histoire tend à se perdre au profit d’un art fait pour être accroché aux murs.
« le problème a toujours été celui du contexte, que les américains ne veulent pas accepter parce qu’il est idéologique. il en est de même pour le futurisme, qui est vu selon le seul angle du fascisme. »
D’où l’importance d’exposer ces artistes. Que pensez-vous de la difficulté de faire connaître l’art italien hors de la péninsule? L’arte povera en a constitué le seul moment de diffusion internationale…
Nous avons eu l’amitié des artistes, ma vie est faite de cela. Les artistes ont toujours soutenu cette aventure, cela a été un échange de pouvoir. Auparavant, c’étaient les galeries et les institutions qui avaient le pouvoir. Les années 1960 ont remis en jeu le rôle des institutions, du marché et de la critique pour affirmer l’autonomie de la création. Lorsque j’ai conçu l’exposition sur l’art italien au Guggenheim de New York en 1994, et c’est encore le cas aujourd’hui pour d’autres expositions sur ce sujet, le problème a toujours été celui du contexte, que les Américains ne veulent pas accepter parce qu’il est idéologique. Il en est de même pour le futurisme, qui est vu selon le seul angle du fascisme. L’art européen en général a subi ce préjudice de l’idéologie.
À ce titre, il m’a semblé très dommageable que l’exposition « Post Zang Tumb Tuuum » ne puisse pas circuler à l’extérieur de l’Italie. C’était un moyen de faire connaître la situation artistique de ce pays en pleine période fasciste (entre 1918 et 1943), une situation extrêmement diversifiée et riche, qui n’est pas celle d’un art officiel.
Je suis entièrement d’accord avec vous. Je pense cependant que pour celles et ceux qui connaissent l’art italien, cette exposition a eu un impact dans sa manière de présenter les œuvres, dans sa confrontation entre le document d’archive et l’œuvre. Rappelons à nouveau que l’archive photographique a été le point de départ de « Post Zang Tumb Tuuum ». L’unique force que nous avons est l’histoire, ce à quoi je suis très attentif.
En France, la dernière grande exposition consacrée à l’art italien est celle que vous avez organisée en 1981 au Centre Pompidou : « Identité italienne. L’art en Italie depuis 1959 ». Il faudrait aujourd’hui réaliser une exposition sur l’art italien des années 1960-1970, pour en montrer la diversité.
Ce serait évidemment important, mais la France est trop repliée sur elle-même. Je prépare actuellement une exposition au Jewish Museum, à New York, sur les années 1962 et 1964 en Europe. Il s’agit de montrer l’importance de l’art européen aux états-Unis et, notamment, de rétablir le fait que l’art italien a influencé l’art américain.
Que pensez-vous de la « redécouverte » du travail d’artistes femmes en Italie, comme Marinella Pirelli, Giosetta Fioroni, Ketty LaRocca, à un moment où l’on porte un certain intérêt aux artistes femmes sur un plan international?
Ma compagne de l’époque était très proche de Carla Lonzi et donc du groupe Rivolta Femminile au début des années 1970. Je me suis donc assez rapidement rendu compte du problème de la reconnaissance des femmes en art, mais c’était un petit milieu masculin qui défendait son pouvoir…
Marisa Merz est la seule femme qui a participé à l’arte povera, un groupe d’artistes exclusivement masculins.
Certes, mais c’était la réalité. J’ai publié le premier livre sur Louise Nevelson, en 1972, puis j’ai écrit sur Carla Accardi, Giosetta Fioroni. Cette histoire a commencé dès la fin des années 1960 et le début des années 1970, avec des personnalités comme Lucy Lippard qui ont défendu le travail de Louise Bourgeois, mais c’est un jeu de pouvoir. Il ne s’agissait donc pas d’une découverte spontanée, mais intuitive. Je continue à me battre pour que l’œuvre de Carla Accardi soit montrée à New York. Je ne pense cependant pas qu’il faille adopter le politiquement correct : une fois que l’on a soulevé le problème, il faut l’affronter. À des moments inattendus, j’ai travaillé avec des artistes femmes, comme Carrie Mae Weems au début des années 1980, mais je ne l’ai jamais fait sous un angle spécifique car j’échangeais avec elles. Par exemple, Carol Rama était totalement isolée; je la connaissais par l’intermédiaire de mon ami l’écrivain Edoardo Sanguineti, mais elle voulait être isolée. Ce n’était pas le cas de Marisa Merz, qui avait une présence absente. Tout cela est très important à développer, comme tout ce qui manque dans l’histoire de l’art et qui doit être étudié. Le danger est que cela devienne un phénomène de mode, qui soit récupéré par le marché de l’art.
« Jannis Kounellis », 11 mai-24 novembre 2019, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Santa Croce 2215, 30135 Venise, Italie.