À son palmarès : avoir été l’assistant de Claes Oldenburg, l’ami d’On Kawara et de Robert Filliou, l’un des premiers à montrer Andy Warhol en Europe. Il a aussi travaillé avec Harald Szeemann pour documenta 5, lancé, et accompagné depuis, chaque édition des Skulptur Projekte Münster… entre autres. Frère de Walther König, le fondateur des librairies d’art éponymes, père de Johann König, galeriste berlinois de renom, commissaire d’expositions et directeur de musée connu pour son franc-parler, celui qui fut jadis surnommé le « James Bond » du monde de l’art, pour sa mise impeccable et son indéfectible énergie, a vécu plusieurs vies – et suscité quelques polémiques.
Quel a été votre premier contact avec l’art ?
Je suis né en 1943 et j’ai pris conscience de la tragédie de l’ère nazie à l’âge de 13-14 ans, en entendant mes frères et sœurs en parler. Vers la fin des années 1960, en Allemagne, c’était l’ouverture à l’Est puis, avec l’arrivée au pouvoir de Willy Brandt [chancelier ouest-allemand de 1969 à 1974], un moment où le pays a commencé à réfléchir sur son histoire récente. Mon intérêt se portait alors vers la musique, le jazz, la littérature. Lors d’une visite avec mon école au Folkwang Museum, à Essen, un grand musée du modernisme et du XXe siècle, j’ai eu une sorte de révélation en voyant une affiche annonçant une exposition de Cy Twombly dans une galerie à proximité. Je ne savais pas qui il était, mais ces gribouillis me rappelant des dessins de toilettes m’ont fasciné. Plus tard, j’ai quitté le groupe pour aller le vérifier à la Galerie Rudolf Zwirner. Mon envie de rendre les choses publiques vient peut-être de ce moment clé. Visionner des films avec des sous-titres aux Pays-Bas, ce qui n’existait pas en Allemagne, a été une autre expérience significative. Je pouvais voir un film en italien ou en polonais et suivre plus ou moins ce qui se passait. Dans les arts visuels, il n’y a pas de traduction. Il ne s’agit pas dans ce dernier cas d’une œuvre d’art en particulier, mais cette expérience m’a marqué.
Avez-vous envisagé de devenir artiste ?
Non, j’ai toujours été plus intéressé par le fait de rendre les choses possibles. Je me verrais plutôt comme une sorte de producteur qui se demande : comment puis-je faire fonctionner tout cela ? Lorsque j’ai conçu l’exposition « Andy Warhol » au Moderna Museet, à Stockholm, en 1968, c’était parce que j’avais besoin d’une « carte verte » pour prolonger mon séjour aux Etats-Unis et le légaliser. Le musée a accepté que je le représente sur le sol américain, ce qui m’a permis d’obtenir un visa Art & Science. Et à cette époque, en Europe, tout le monde voulait voir Warhol ! N’ayant presque pas de budget, je devais être efficace. Ma conception du monde était en quelque sorte intuitive, naïve et brechtienne : production, distribution, consommation. J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer les bonnes personnes au bon moment. Il y avait une telle abondance d’art de qualité autour de moi, du pop art à l’art conceptuel… Des artistes fantastiques partout, pas uniquement en Occident. Je voulais les montrer, rendre cet art public, tout en expérimentant, en repoussant ses limites. J’aurais pu ouvrir une galerie, mon père était un homme d’affaires. Mais j’étais intéressé par d’autres domaines.
Vous êtes connu pour communiquer en envoyant des cartes postales, ce qui est assez original à l’époque d’Internet…
Je ne suis pas numérique ! Pour moi, c’est très pratique d’utiliser des cartes postales. Répondre aux nombreux artistes qui m’envoient leurs propositions en leur adressant une carte postale, c’est-à-dire quelques mots et une image en rapport avec leur demande, revient à leur témoigner du respect. Je rencontre des gens qui me disent : « Tu te souviens, tu m’as envoyé une carte postale il y a trente ans ! »
On Kawara, dont vous étiez proche, envoyait lui aussi des cartes postales…
On Kawara était très existentialiste. Il envoyait chaque jour des cartes postales à deux personnes différentes, choisissant avec soin les images et indiquant le lieu, le jour et l’heure à laquelle il s’était levé. Quand je suis arrivé aux Etats-Unis, j’avais déjà entendu parler de cet homme qui peignait la date du jour tous les jours. Je suis allé le voir. Nous sommes devenus très proches, professionnellement et personnellement, mes enfants ont fréquenté ses enfants. Mais je suis aussi très ami avec Daniel Buren, Niele Toroni…
« Je suis curieux de tout, mais je n’ai jamais vraiment terminé quoi que ce soit. Je ne suis pas un universitaire spécialisé, mon domaine d’intérêt et mes actions ont toujours été très étendus. »
Vous avez également cultivé une grande proximité avec les artistes pop américains. Quel souvenir en gardez-vous ?
N’oublions pas qu’à ses débuts, Warhol a suscité un grand scepticisme dans le monde de l’art établi, car il était principalement considéré comme un artiste commercial issu de la publicité. J’étais proche de Claes Oldenburg, un artiste très intelligent avec lequel j’ai beaucoup appris. Je m’intéressais à ce qui était nouveau, aussi à la danse, à la performance et à leur contexte social et politique. Je suis curieux de tout, mais je n’ai jamais vraiment terminé quoi que ce soit. Je ne suis pas un universitaire spécialisé, mon domaine d’intérêt et mes actions ont toujours été très étendus. L’un de mes bons amis, Robert Filliou, avec qui j’ai publié son merveilleux livre Enseigner et apprendre. Arts vivants [1970], a déclaré : « L’art est beaucoup trop important pour lui donner trop d’importance. »
Vous avez suivi des cours d’histoire de l’art au Courtauld Institute of Art, à Londres. Quel domaine vous intéressait à cette époque ?
Je me suis intéressé à l’architecture et j’ai assisté à des conférences de Nikolaus Pevsner, notamment. À Londres, j’ai également travaillé à la Robert Fraser Gallery, très importante à l’époque. Je pense que je n’ai jamais été payé autrement que sous forme de drogue ! J’ai rencontré des artistes majeurs, comme Richard Hamilton. C’était l’époque des Beatles et des Rolling Stones.
En 1972, vous avez collaboré avec le commissaire suisse Harald Szeemann pour la cinquième édition de documenta, à Cassel. Quel souvenir en avez-vous ?
Je l’avais connu à Berne et l’ai revu à New York. Lorsqu’il a réalisé cette exposition phare : « Quand les attitudes deviennent forme » [Kunsthalle de Berne, 1969], le sponsor était Philip Morris, ce qui serait inimaginable aujourd’hui. Pour la documenta 5, il m’a demandé d’être commissaire de la section « Mythologie privée ». Je lui ai écrit une longue lettre expliquant pourquoi la mythologie était toujours collective plutôt que privée, et que je préférais ne pas accepter sa proposition puisqu’il avait déjà invité les deux tiers des artistes. À la place, je lui ai suggéré de montrer la collection d’objets populaires de Claes Oldenburg en lien avec son propre travail.
Je suis donc devenu directeur du Mouse Museum [au sein du Museum of Modern Art, à New York]. Je suis un grand fan de musées et j’en ai dirigé sans avoir été formé pour cela. Je ne suis un expert ni en éducation artistique, ni en contrôle des foules. Pourquoi écouter des explications pendant une heure avant de découvrir une œuvre ? À Turin, la scénographie du magnifique Museo egizio (le musée favori de Friedrich Nietzsche) a été refaite par un designer hollywoodien. Le lieu attire maintenant une foule immense. Je le préférais avant.
Aviez-vous cela en tête lorsque vous avez dirigé le Museum Ludwig, à Cologne, entre 2000 et 2012 ?
Le musée exposait trop d’œuvres, c’était comme un grand magasin sans clients. Je le connaissais bien pour avoir organisé en 1981 à Cologne une exposition très controversée, intitulée « Westkunst ». Nous avions confronté des œuvres de Josef Albers, associées au Bauhaus, à celles d’Edward Hopper de la même période, dont l’univers s’inspire du cinéma. Nous avions également montré des peintures tardives de Giorgio De Chirico et la période vache de René Magritte.
La contradiction est intéressante, elle peut être fructueuse. Je ne me considère pas comme un conservateur, plutôt comme un faiseur d’expositions. Et je me sens très proche du réalisateur Rainer Werner Fassbinder, dont j’ai vu tous les films à New York.
En 1987, vous avez été nommé professeur à la Städelschule de Francfort et avez fondé Portikus, qui a accueilli des expositions légendaires d’Oldenburg, On Kawara et Gerhard Richter, ainsi que de Wolfgang Tillmans (en 1995), Sarah Lucas (1996) et Matthew Barney (1997)…
L’endroit était en ruine, il avait été bombardé pendant la Seconde Guerre mondiale. Seule la façade classique demeurait. Nous y avons inséré une boîte à chaussures qui devait rester quelques semaines, mais qui a perduré douze ans. En entrant, vous étiez directement confronté aux œuvres. En 1989, Nam June Paik y a installé quatre projections avec une bougie. Lorsque vous ouvriez la porte, l’air qui pénétrait à l’intérieur faisait bouger la flamme, cela devenait Altamira ou Lascaux. Ce n’était pas très high-tech ! À la Städelschule, il y avait de nombreux débats à propos de l’avenir, pour déterminer s’il fallait opter pour les nouvelles technologies ou, au contraire, s’en tenir à des moyens plus traditionnels. Portikus nous a permis d’inviter des artistes qui apportaient leur propre style, répondant à ces questions en soulevant une autre question. Paik nous a sortis de ce dilemme à l’époque.
Vous avez créé Skulptur Projekte Münster avec Klaus Bussmann. Quelle est l’origine de ce projet ?
L’initiative en revient effectivement à Klaus Bussmann, un brillant historien d’art, plein d’humour. Il y avait une controverse locale. Le président de l’université de Münster, un homme très conservateur, avait rejeté de façon assez grossière le prêt d’une sculpture d’Henry Moore sur le campus. La question était complexe et Bussmann, conservateur du musée local, proposa une exposition sur l’histoire de la sculpture moderne. Ainsi, l’idée originale de Skulptur Projekte 1977 était d’initier le public à la sculpture moderne, à partir d’Auguste Rodin. Cela a provoqué au début une très vive opposition. Mais le succès est finalement arrivé avec la troisième édition, en 1997. Le fait que l’exposition ne se déroule que tous les dix ans lui confère une dimension unique.
Dans un entretien récent au magazine « Zeit », vous avez déclaré regretter que le monde de l’art soit aujourd’hui trop centré sur l’argent et que vous n’aimiez pas le battage médiatique réservé à certains artistes.
Ce que j’ai dit n’est pas si naïf que ça en a l’air. Il y a toujours eu de l’argent dans le monde de l’art, même lorsqu’un artiste travaillait pour l’église ou réalisait une commande pour le pape. Mais le système et ses structures ont changé. Aujourd’hui, le succès devient une forme d’échec. Pensez à [Francisco de] Goya ou à [édouard] Manet, quel risque ces artistes ont pris ! Nous avons désormais affaire à des productions hollywoodiennes à la Metro Goldwin Mayer : Gagosian, David Zwirner, Hauser & Wirth sont des multinationales disposant d’antennes partout. La crise du musée est liée à une contradiction. Le Centre Pompidou et le musée d’Art moderne de Paris sont des musées publics, mais ils se trouvent de plus en plus dans l’ombre d’institutions privées. Les entreprises et les fondations avaient l’habitude de soutenir les musées publics. Aujourd’hui, elles s’intéressent avant tout au marketing et au divertissement.
Vous êtes très critique quant à l’évolution actuelle du marché de l’art. Pour autant, vous avez des enfants galeristes et avez vous-même travaillé, quand vous étiez jeune, pour Rudolf Zwirner, le père de David Zwirner et grand marchand à Cologne. Comment était-ce ?
Il avait étudié le droit et travaillé pour documenta 2. C’était un homme très intéressant, j’ai beaucoup appris de lui. Il se rendait à Paris, pour acheter par exemple une œuvre de Paul Klee, puis il rentrait la vendre. Il prenait des risques, mais sa méthode restait à l’ancienne, à la manière d’un antiquaire. Quand il voyageait, je m’occupais des affaires quotidiennes.
Vous vivez à Berlin, une ville qui a attiré de nombreux artistes au début des années 1990. Qu’est-ce qui a changé ?
La ville s’embourgeoise de plus en plus. En ce moment, il semble être à la mode de parler du déclin de Berlin. J’aime cette ville, mais je reste sceptique vis-à-vis de sa scène artistique, qui paraît souvent pleine d’air chaud. À mon avis, il faudra encore vingt ou trente ans pour que la ville redevienne véritablement cosmopolite, comme cela a été le cas vers la fin de la République de Weimar. Si vous regardez les résultats des dernières élections fédérales en Allemagne, vous constatez que le climat politique devient régressif et qu’il y a une montée du nationalisme, comme ailleurs.
Qu’est-ce qui a changé dans le monde de l’art depuis vos débuts ?
Notre monde globalisé devient de plus en plus visuel. L’art n’est plus un élan, une opposition. Il se noie dans la publicité, le flux d’images. Je ne pense pas que l’art puisse changer le monde, mais il peut nous confronter à des contradictions et à des complexités. Si vous êtes intéressé par l’art, vous voulez que cela modifie quelque chose, qu’il ait un effet. L’art est devenu un terrain de jeu pour les riches. Bien sûr, Jeff Koons a réalisé quelques bonnes pièces. Mais les gens sont trop influencés par l’emballage en général. Une œuvre doit être essentielle.
Que considérez-vous comme votre plus grande réussite dans la vie ?
Je suis encore vivant ! Et je continue à faire ce que j’aime. Pouvoir disposer de son temps et choisir sa profession sont un privilège.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune artiste ?
Regardez si ce que vous faites n’a pas été fait avant. Bien sûr, tout a déjà été fait, mais ne vous découragez pas, continuez à lire, observer, suivez votre propre voie. Continuez à vous poser des questions. Les bons artistes connaissent bien l’histoire de l’art car ils en ont besoin. Si vous pensez créer en ignorant que cela a déjà été fait, c’est une perte de temps. Enfin, ne suivez pas le marché.