Vous êtes spécialiste du mobilier parisien sous Louis XIV, mais vous avez travaillé sur le domaine beaucoup plus large des arts décoratifs, en privilégiant des œuvres avec un passé historique.
Je me suis toujours intéressé à tout, tous les objets, quelle que soit leur nature. Je ne suis pas snob au point de n’aimer que les chefs-d’œuvre. Je suis entré au département des objets d’art du Louvre par cooptation. Grâce à ma thèse de l’École des Chartres sur les ébénistes du faubourg Saint-Antoine [actuel 11e arrondissement de Paris] – je descends de l’un d’eux, Guillaume Cordié [1725-1785] –, mais aussi parce que je suivais les cours de Pierre Verlet à l’École du Louvre. Je pensais qu’il me chargerait du mobilier, mais il m’a attribué le catalogue des gemmes ! C’est d’ailleurs le seul sujet d’étude pour lequel j’avais des réticences quand j’étais étudiant, car je trouvais cela un peu « tape à l’œil ». J’ai mis quarante ans pour en faire le catalogue et j’ai fini par les aimer comme des amies intimes auxquelles je rends souvent visite dans la galerie d’Apollon du Louvre.
Avez-vous, comme l’historien d’art Michel Laclotte, qui fut directeur puis président du Louvre, établi une liste des objets que vous souhaitiez faire entrer dans les collections du musée ?
Je n’ai jamais dressé une telle liste, mais je me suis toujours reconnu une chose, et c’est vraiment la seule chose que je me sois reconnue, c’est de savoir ce qu’il fallait acheter pour le Louvre.
À partir du moment où vous avez pris la tête du département des objets d’art en 1982, diriez-vous que vous étiez plutôt chercheur ou plutôt chef d’équipe ?
Je suis un homme de terrain, mais j’ai toujours mis en avant la recherche, quelle que soit la charge de travail, et c’est le conseil que je donnerais aux jeunes conservateurs. Je ne sais pas si j’ai été un chef d’équipe, mais j’ai eu une équipe vraiment sensationnelle avec des gens admirables, telle Danielle Gaborit-Chopin, épaulée par Jannic Durand et Élisabeth Taburet-Delahaye pour le Moyen Âge, Amaury Lefébure pour les bronzes Renaissance, Pierre Ennès pour les porcelaines, Sophie Baratte et Gérard Mabille pour l’orfèvrerie et Anne Dion-Tenenbaum pour le XIXe siècle… Le meilleur jour de l’année était pour moi le déjeuner de Noël avec mes équipes dans un petit restaurant qui n’existe plus et qui s’appelait L’Auxerrois.
Vous avez beaucoup œuvré à enrichir les collections de porcelaine et d’orfèvrerie du musée.
Pierre Verlet considérait qu’il y avait deux grosses lacunes dans les collections : l’orfèvrerie et les vases de Sèvres, deux voies que j’ai suivies. Grâce aux dons David-Weill après la guerre, une avalanche de chefs-d’œuvre de l’orfèvrerie est arrivée au Louvre. Puis, lors de la vente Puiforcat en 1955, Pierre Verlet a convaincu Stavros S. Niarchos de se porter acquéreur de 177 pièces d’orfèvrerie qu’il a offertes sous réserve d’usufruit. Il manque toujours des pièces importantes, telles que les deux cloches du service Penthièvre-Orléans, mais pour les périodes Louis XV et Louis XVI, cela s’équilibre à peu près. En trente ans, le département a bien rattrapé son retard.
Pour la porcelaine, comme l’exposition « Un défi au goût : 50 ans de création à la manufacture royale de Sèvres, 1740-1793 » l’a montré en 1997, depuis le XIXe siècle, les amateurs français n’ont jamais collectionné les vases de Sèvres, qu’ils considéraient comme de mauvais goût, contrairement aux Anglo-Saxons. En 1965, lors de la vente du comte de Harewood, l’oncle de la reine d’Angleterre, Pierre Verlet a acheté onze vases, le noyau de la collection, que nous nous sommes efforcés de compléter.
Si le Louvre n’égale pas la Wallace Collection [à Londres] ou les collections royales anglaises, nous avons, là encore, rattrapé notre retard grâce au conservateur Pierre Ennès, un génie de la céramique qui avait une intuition extraordinaire, mais aussi grâce à la Société des amis du Louvre, aux préemptions et aux donateurs, tels que les Stern ou les Rothschild. Un jour par exemple, le baron et la baronne Élie de Rothschild m’ont convoqué rue de Courcelles et m’ont tendu un paquet. Je me suis dit qu’il s’agissait sûrement d’une bouteille et ne lui ai pas accordé d’importance. J’ai placé le paquet à mon côté sur le canapé, car nous discutions, et, au bout d’un moment, ils m’ont demandé : « Mais vous n’ouvrez pas le paquet ? » Il contenait le vase « à médaillons », dit aussi « grec à festons » [Fou rire.] J’ai été bouleversé, vous pensez bien !
Comment distinguer un objet destiné au musée des Arts décoratifs d’un objet pour le département des objets d’art du Louvre ?
Nous sommes un musée de moutons à cinq pattes ! En toute simplicité, je dois dire que le département des objets d’art est un musée de chefs-d’œuvre oubliés aux provenances remarquables. Nous recherchons les meilleures pièces dans toutes les techniques et aux périodes où elles ont le plus brillé. Nous ne nous intéressons qu’au luxe, comme la majolique et les bronzes italiens Renaissance, ou le mobilier français du XVIIie siècle… Le musée des Arts décoratifs, comme le Victoria and Albert Museum [à Londres], présente aussi des chefs-d’œuvre, mais il conserve avant tout des objets de toutes les techniques et de toutes les époques.
Quelle fut l’acquisition dont vous êtes le plus fier ?
L’achat de la cassolette de Marie-Antoinette ! Ce fut un grand jour ! C’est une histoire incroyable survenue l’année où j’ai pris la tête du département, en 1982. Pierre Verlet avait reconnu l’objet dans le catalogue de la vente des collections du roi Farouk d’Égypte au palais de Koubbeh, par Sotheby’s, en mars 1954. Il avait obtenu l’autorisation d’aller au Caire, il avait même ses billets, mais on l’en a empêché pour ne pas créer un embarras si le roi revenait au pouvoir. En novembre 1982, un jour de « comité » [le comité des responsables des collections publiques qui se réunissait tous les jeudis du mois sous la présidence du directeur des musées de France pour présenter leurs acquisitions], mon collègue de Versailles, Pierre Lemoine, parlait avec effusion de la vente prochaine de la cassolette en Suisse, agitant un document qu’il avait reçu, mais dont je ne savais rien, la vente ayant été très peu médiatisée. Lors de ces comités, il était d’usage de faire un interclasse pour boire un whisky. J’en ai profité pour farfouiller dans les papiers de M. Lemoine afin de noter la date de la vente, puisqu’il n’avait pas demandé l’acquisition. Lorsque mon tour est venu, j’ai pris la parole pour demander l’autorisation d’acquérir cet objet d’exception. C’était la fin de l’année, je ne pouvais demander une grosse somme en dépit de l’importance de l’objet.
Quelques jours plus tard, j’arrivai à la galerie Jürg Stuker, à Berne, la veille de la vente. Je constatai à ma grande horreur que les enchères avaient lieu en allemand. Très contrarié, je décidai que, si je ne parvenais pas à suivre la vente, j’interromprais le commissaire-priseur pour lui demander de parler lentement. Je traduisis en allemand le montant des francs suisses dont je disposais. Fort heureusement, le lendemain matin, je me trouvai en présence de Jacques Kugel qui venait, bien évidemment, pour le même objet que moi. Je décidai de m’en remettre complètement à lui en lui avouant de quelle somme je disposais et en lui confiant mon embarras à cause des enchères en allemand. La réaction de celui-ci fut celle d’un grand seigneur et du grand antiquaire qu’il était. Il se substitua à moi et participa aux enchères pour moi. Tout se passa sans que je comprisse goutte aux échanges. Je crois qu’à un moment, en réponse à une interrogation, M. Kugel me fit comprendre que tout allait bien. L’opération fut très rapide. Au bout de quelques échanges, il me dit que la cassolette était à nous pour la somme dont je disposais. J’étais dans un état second. La suite fut encore plus rapide. M. Kugel m’emmena dans les coulisses de la maison de ventes, emballa l’objet et me le remit. Je me retrouvai dans un autobus, encore sur un nuage, la cassolette sur mes genoux, et quittai Berne immédiatement. Je me souviens avoir payé de modiques frais de douane à une frontière. J’arrivai dans la soirée au Louvre où j’eus le plaisir de montrer l’objet à notre secrétariat encore présent. Je téléphonai joyeusement à Hubert Landais, directeur des musées de France, qui me répondit : « Ce qui m’épate, ce n’est pas que vous ayez eu la cassolette, mais que vous soyez revenu avec ! »
Que racontent les collections du Louvre du mobilier français ?
Pour le XVIe siècle, il est difficile d’enrichir les collections. Celles du Louvre ne racontent pas bien non plus le XVIIe siècle. Ce sont des lacunes que je ne suis pas parvenu à combler. Il manque un beau meuble en vernis parisien et un beau cabinet d’écaille du milieu du XVIIe siècle, qui sont une étape importante du mobilier français. Le Louvre pourrait avoir davantage de cabinets d’ébène, mais celui qu’il conserve est d’un niveau tellement supérieur que pour l’égaliser, il y a eu peu de possibilités. Il y en aura bien une un jour ! Dès lors que l’on passe aux meubles Boulle, le musée a les plus beaux ! Les collections du premier XVIIIe siècle pourraient être étoffées, même s’il y a Charles Cressent, bien sûr. Ce petit retard pour les années 1720-1750 se ressent aussi dans la recherche. C’est pourtant incroyable de mesurer combien celle-ci a avancé pendant toutes ces décennies. Le rôle des marchands merciers, piste sur laquelle Pierre Verlet nous avait mis, a été révélé au cours des dernières décennies, notamment grâce à l’expert Alexandre Pradère, qui a publié une monographie sur Charles Cressent *1. À sa suite, de nombreuses autres ont paru, bien qu’il manque encore celles consacrées à Martin Carlin et à Gilles Joubert.
Pour les sièges, grâce au mobilier du salon Crozat, le Louvre présente une belle histoire, de la Régence à Louis XVI. Pour l’Empire, en dépit du travail du spécialiste Serge Grandjean, qui a littéralement inventé cette section, le département est encore pauvre. Il faudrait pouvoir présenter le mobilier du palais des Tuileries sous Napoléon qui se trouve au château de Versailles. Pour la Restauration et la monarchie de Juillet, collection pour laquelle Anne Dion-Tenenbaum fait tant aujourd’hui, j’ai consacré beaucoup d’énergie pour faire le lien avec les salons Napoléon III que nous a laissés le ministère des Finances au moment du Grand Louvre. Il y a encore beaucoup à faire pour le XIXe siècle dans la recherche.
Mais vous avez acquis la table de toilette de la duchesse de Berry !
Je savais chez qui étaient la toilette et le fauteuil en cristal de roche et en bronze doré de la duchesse de Berry. J’avais laissé entendre à un ami des propriétaires qu’elle pouvait intéresser le Louvre et lui avais demandé de nous prévenir si elle était à vendre un jour. Ce jour arriva, mais le prix était beaucoup plus élevé que ce à quoi je m’attendais. Notre comité des conservateurs avait l’habitude des achats d’objets de la seconde moitié du XIXe siècle effectués par Michel Laclotte pour le musée d’Orsay, mais pas de ceux de la première moitié. Ils votèrent contre l’acquisition ! J’ai rarement subi un tel coup. Ce fut le pire jour de ma carrière ! Je me souviens d’avoir été recueilli par mon ami Jean-Pierre Samoyault, alors conservateur au château de Fontainebleau, avec lequel je dînai au Télémaque, un restaurant grec que nous aimions bien. J’ai gémi toute la soirée !
Je continuais cependant à être persuadé qu’il fallait que les deux meubles entrassent au Louvre. Je dus les rapporter aux propriétaires qui ne m’en voulurent pas. Ne pouvant les représenter au comité comme acquisition onéreuse, je décidai de contourner la difficulté en les présentant comme don. Je m’adressai à [l’antiquaire] Maurice Segoura, qui souhaitait pourtant acquérir les deux meubles pour sa galerie. Il me mit en rapport avec Claude Ott, promoteur immobilier, qui nous donna 5 des 6 millions demandés, Maurice Segoura fournit le sixième, et la toilette entra au Louvre !
Vous vous êtes toujours superbement entendu avec les grands antiquaires.
Quand j’ai pris la direction du département, je les connaissais mal. Je me suis présenté auprès de Jean-Marie Rossi, Maurice Ségoura, Didier Aaron, Bernard Steinitz et Jacques Kugel, car je voulais savoir ce qu’ils vendaient. Nous avons discuté et à partir de là, ils m’ont toujours signalé leurs pièces les plus intéressantes. Ils ont été formidablement généreux.
Maurice Segoura nous a toujours fait des prix incroyables ! Jacques Kugel nous a offert la paire de chandeliers du comte d’Artois. Jean-Marie Rossi, qui touchait de l’argent des paparazzis pour les laisser photographier ses enfants, ne voulait pas en profiter et distribuait ces sommes à des fondations hospitalières et au département des objets d’art. C’est ainsi que nous avons par exemple acquis le déjeuner « chinois réticulé » de Sèvres de la reine Marie-Amélie. Bernard Steinitz nous a fait don de tout ce que nous aurions pu lui acheter ! Tout a commencé à l’occasion de la première Biennale [des antiquaires] à laquelle je me suis rendu en tant que directeur du département. Je regardais sur son stand une pendule de Jean-Louis Prieur. Je me disais que c’était vraisemblablement un objet pour nous… À peine avais-je fini de penser cela qu’il me dit : « Nous vous l’offrons ! » Une autre fois, toujours lors d’une Biennale, nous lui avions demandé le prix d’une paire de flambeaux carrés de Pierre Massé et nous étions entendus pour les acquérir, mais il nous les a finalement donnés. Bernard Steinitz nous a aussi offert à plusieurs reprises des œuvres que nous aurions aimé acheter dans le commerce et que nous avions manquées, dont un ensemble d’émaux peints que je n’avais pas osé proposer au comité et qu’il a rattrapé pour nous. Il a fait de même pour une écuelle en argent de la seconde moitié du XIVe siècle qui était en trop mauvais état pour que je sollicite le conseil et que je m’étais résolu, en vain, à rendre à son propriétaire. Bernard Steinitz était un homme extraordinaire !
Avez-vous souvent essuyé des refus du comité ?
Cela m’est arrivé ! Un jour par exemple, alors que je défendais l’acquisition d’un tableau en porcelaine de Sèvres, [l’historien d’art et collectionneur] Jacques Thuillier ayant dit que cela ressemblait à une boîte de bonbons, le conseil a voté non !
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes générations ?
Certains jeunes gens n’ont pas besoin d’en recevoir ! Je pense au restaurateur Marc-André Paulin, qui s’apprête à publier sa thèse de doctorat sur Jean-Henri Riesener. C’est un travail remarquable. J’apprécie aussi beaucoup Guillaume Léage, un antiquaire d’avenir, plein d’idées et d’initiatives. Et je suis bien sûr très proche de Benjamin Steinitz pour lequel j’écris volontiers de petits textes.
En général, il faut dire aux jeunes conservateurs de sortir de leur bureau pour venir dans les salons et chez les marchands, et surtout de se rendre dans les salles de leur musée afin d’être très près des agents de surveillance qui ont toujours les objets sous les yeux. Tous les matins, lorsque j’étais au Louvre, l’un de nous faisait le tour des salles. J’estime aussi qu’il faudrait que l’Institut national du patrimoine programme un cours de savoir-vivre. Je suis frappé d’entendre par tel collectionneur ou tel marchand qu’il avait proposé un objet et qu’il n’a jamais eu de réponse. Il faut toujours répondre aux courriers ! Mettre en avant le manque de temps, ce n’est pas vrai ! On a toujours le temps !
Quelle est, selon vous, l’œuvre phare du Louvre ?
Le chef-d’œuvre du Louvre n’est pas la Joconde, mais la tenture dite des « Chasses de Maximilien » [1528-1533]! Elle est le clou du département des objets d’art. C’est formidable d’avoir la série complète qui est si belle, si extraordinaire !
Quelle est celle que vous rêveriez pour le Louvre ?
Le bureau de Pregny… Et compléter la collection des diamants de la Couronne. Il y en a peut-être plus que nous le croyons. Certains sont conservés en mains privées, nous le savons, mais d’autres existent sans doute encore.
*1 Alexandre Pradère, Charles Cressent, sculpteur, ébéniste du Régent, Paris, Faton, 2003.