La COP28 sur le changement climatique s’est achevée le 12décembre 2023, à Dubaï (Émirats arabes unis). L’accord signé exclut une « sortie » directe des énergies fossiles pour une « transition vers la sortie ». Qu’en pensez-vous ?
Il ne faut pas se faire d’illusion, c’est la chose la plus méprisante pour les humains. On nous dicte ce qu’il faut faire en nous prenant pour des imbéciles. On dit qu’on agit pour le climat, donc pour les humains, mais, en réalité, on fait tout pour le fric. Cet accord est dans la logique d’obéissance aux lois du marché. Ça rapporte, on le fait; ça ne rapporte pas, on ne le fait pas. Nous acceptons donc l’idée que nous devons continuer à consommer du pétrole sans nous poser de questions. Peu importe que nous ne puissions bientôt plus respirer, car nous aurons les dollars. C’est un accord au suicide collectif des humains sur la planète. Tout le monde le sait : on ne peut plus continuer à vivre dans la surconsommation permanente, mais on n’accepte pas l’idée d’un changement de mode de vie allant, entre autres, vers la décroissance. Tous ceux qui tirent leur fortune du pétrole sont contents, ils ont gagné. Cela va rendre les conditions de vie impossibles. C’est horrible…
Même en France, un sujet crucial comme l’écologie n’a pas, politiquement parlant, le vent en poupe. Pourquoi ?
J’ai écrit en 2010, pour un numéro des Carnets du paysage dédié à l’écologie*1, un texte intitulé « L’alternative ambiante » dans lequel j’évoquais les grands enjeux socio-environnementaux du moment. En1974, lorsque l’agronome René Dumont s’est présenté à l’élection présidentielle, j’ai voté pour lui. Mais les écologistes, à l’époque, étaient pris pour des poètes rêveurs qui ne connaissaient rien à la réalité. À partir des années1980, on s’est amusé à détruire la pensée écologiste. Il y a eu un combat médiatique contre l’écologie. Les écologistes sont alors passés du statut de poètes rêveurs à celui d’« ayatollahs verts ». Aujourd’hui, un nouveau cran a été franchi : notre gouvernement les qualifie de « terroristes ». Je me demande si nous vivons dans le même monde… C’est difficile d’être écologiste de nos jours. Mais ce n’est pas récent. Cela fait des années malheureusement, et donc plusieurs gouvernements, qu’il n’y a plus aucun projet politique. Il n’y a que le fric qui compte. Est-ce si étonnant, sachant que nous sommes dirigés par un banquier ?
Comment votre vocation de paysagiste est-elle née ?
En réalité, j’ignorais que ce métier existait. Gamin, je passais des heures dans le jardin de mes parents, dans la Creuse, un jardin sans clôtures, entouré d’un paysage de landes. Je m’intéressais beaucoup aux insectes. Ils me surprenaient toujours. Qu’une chenille puisse donner un papillon fut pour moi un choc ! D’ailleurs, ça l’est encore. La métamorphose est quelque chose de magnifique et en même temps mystérieux. J’ai élevé des papillons. Plus tard, j’en ai même collectionné, mais comme cela nécessitait de les tuer, j’ai arrêté. Sans m’en rendre compte, je suis « entré » dans le jardin par un écosystème. Une chenille se nourrit de plantes, puis l’oiseau la mange, c’est une chaîne de prédation classique. La plante est hétérotrophe, c’est-à-dire qu’elle fabrique elle-même sa nourriture à partir de l’énergie solaire. C’est sans aucun doute le monde végétal qui s’en sortira le mieux face au changement climatique.
Puis au lycée, c’est le déclic…
Au collège, je n’étais pas un bon élève, j’ai redoublé plusieurs fois. Quand je suis arrivé en seconde, une professeure de sciences naturelles, la seule discipline qui m’intéressait à l’époque, m’a décrit le métier de paysagiste. Je venais d’un milieu bourgeois, j’étais entouré de médecins et d’avocats, mais cela ne m’attirait pas. J’ai d’abord suivi une formation d’ingénieur horticole puis de paysagiste. Et là, je suis devenu bon. En horticulture, j’ai appris les plantes et les animaux. A contrario, dans le cursus de paysagiste, en introduisant la notion de performance et d’économie des gestes, on nous a appris à « tuer ». Pour favoriser une espèce, il fallait tuer les autres avec des pesticides. C’était le début de la catastrophe.
À cette époque, vous partez en coopération en Amérique centrale.
J’ai passé deux ans au Nicaragua, entre 1969 et1971, et cela a été très formateur. J’en suis revenu avec une vision culturelle complètement différente. Je me suis dit que nous, Occidentaux, n’avions pas toujours raison ni le droit de décider seuls si telle ou telle chose était bonne ou non. Je pense avoir fait le même parcours mental que celui qu’a suivi l’anthropologue Philippe Descola avec les Amérindiens.
À votre retour, vous vous lancez auprès d’une clientèle privée.
C’étaient des personnes pour lesquelles j’avais travaillé étudiant et qui me demandaient de m’occuper de leur jardin. Ces commandes m’ont appris à expérimenter différents modes de gestion. Plus je gagnais en réputation, plus j’accédais à une clientèle aisée et… moins j’étais rémunéré. Un jour, j’ai même été payé en… chien. Les propriétaires m’ont réglé en m’offrant l’un des chiots d’une portée qui venait de naître. Une autre fois, un client m’expliquant qu’il y avait des taupes dans son jardin a sorti son fusil devant moi et tiré depuis une fenêtre de sa maison. C’en était trop !
Vous décidez alors de « cultiver » votre jardin, au sens propre du terme, en achetant un terrain à Crozant, dans la Creuse. Pour quelles raisons ?
J’ai acquis ce terrain en 1977. Il n’y a pas de clôtures, d’ailleurs un panneau indique « Propriété des oiseaux » et non « Propriété privée ». J’aime beaucoup les oiseaux. J’ai même longtemps pensé qu’il fallait supprimer le mois d’août du calendrier, car on ne les entendait plus chanter. Jusqu’au jour où l’on m’a dit que c’était le mois pendant lequel ils refaisaient leur plumage. J’ai attendu d’avoir 77ans pour l’apprendre ! C’est dingue d’ignorer ainsi l’environnement dans lequel on vit ! Dernièrement, ma fille a invité à Crozant Les Chanteurs d’oiseaux, un duo de siffleurs qui imitent à merveille les chants d’oiseaux. Un bonheur !
C’est d’ailleurs dans la Creuse que vous avez développé le concept de « jardin en mouvement ».
À partir du moment où l’on accepte l’idée que le végétal peut modifier le paysage, que les graines sont transportées par le vent ou les animaux, que les plantes annuelles et bisannuelles peuvent se déplacer dans un jardin, que le sentier qui dessert ledit jardin n’est pas toujours au même endroit, alors le paysage change d’une année sur l’autre. C’est ce que j’ai appelé « le jardin en mouvement ». Prenez la berce du Caucase, cette plante, qui peut grimper jusqu’à trois mètres, a la capacité à elle seule de modeler un paysage. Jardiner, c’est accepter la dynamique des végétaux, autrement dit le déplacement physique des espèces sur le terrain. Ce qui n’empêche pas le jardinier que je suis d’enlever, par endroits, certaines plantes. Voilà comment s’occuper d’un terrain, si l’on veut conserver la diversité.
Ce « jardin en mouvement » a été mis en pratique en1992 dans le parc André-Citroën, dans le 15e arrondissement de Paris. De quelle manière ?
Je l’ai activé dès 1985 quand l’architecte Patrick Berger m’a demandé de participer avec lui au concours, que nous avons remporté. Le « jardin en mouvement » n’a pas été une notion facile à faire passer, mais nous avons néanmoins essayé. Nous pensions même qu’il serait, à un moment ou à un autre, remplacé par une pelouse. Mais les habitants s’en sont emparés et l’ont plébiscité.
En 1999, à l’occasion d’une exposition à la Grande Halle de la Villette, à Paris, vous déployez le concept de « jardin planétaire ». Pouvez-vous l’expliciter ? Il s’agit de considérer la planète comme un jardin, car, comme lui, elle est un espace fini. Trois raisons à cela : d’abord la couverture anthropique*2, le jardin est partout sur la planète, et, même là où l’on ne met pas les pieds, on sait ce qui s’y passe; ensuite, la définition même du mot « jardin », qui signifie « enclos ». La vie sur Terre se limite à la biosphère, soit, globalement, 10 à 11 000 mètres au-dessus de la surface de l’eau et 8 à 10 000 mètres en dessous – ce que j’appelle « l’épaisseur du vivant »; enfin, le brassage planétaire, les plantes ne connaissent pas les frontières et voyagent en tous lieux. Un jardin est fait d’importations. L’homme, jadis, était nomade. Quand il s’est sédentarisé, il a construit son potager avec les graines venues d’ailleurs qu’il portait sur lui. Lorsque les techniques pour voyager se sont améliorées, le mouvement s’est accéléré. Les tomates et les patates ne sont pas de chez nous ! Nous vivons dans un jardin à l’échelle planétaire.
À l’orée des années 2000, vous élaborez une troisième thématique, celle du « tiers-paysage ». Pouvez-vous la définir ?
À l’invitation de Guy Tortosa, alors directeur du Centre international d’art et du paysage [de 2001 à 2004], sur l’île de Vassivière, dans le Limousin, j’ai fait une analyse du territoire aux abords de ce lac artificiel créé par EDF à la fin des années 1940, à la suite de la construction d’un barrage. Le paysage était malmené, il n’y avait que du pin Douglas, ce qui l’a complètement appauvri sur le plan de la biodiversité. Parfois, dans des endroits peu accessibles, on pouvait trouver des orchidées sauvages, preuve que si on laissait faire, la diversité revenait. Les territoires abandonnés sont des territoires de ressources.
Pourquoi l’homme continue-t-il à croire qu’il peut maîtriser la nature ?
L’homme a une foi incommensurable envers la technologie, parce qu’elle lui permet de réaliser des exploits, notamment du point de vue du rendement. Et lorsque la technologie est développée, il n’y a pas de temps à perdre, il faut la mettre en œuvre. Malheureusement, le résultat est catastrophique. Le revers de cette efficacité technologique est que l’on a oublié d’être sensible au monde non humain qui nous entoure. Or, pour mieux vivre avec, sans le détruire, il est important de le comprendre. D’aucuns, heureusement, développent des stratégies en ce sens. Sans cela, c’est notre compréhension du monde qui en pâtit.
Vous estimez qu’on ne peut évoquer le paysage sans parler d’économie. Qu’appelez-vous « le paysage du désendettement » ?
J’ai développé cette notion avec des étudiants pour lesquels il est nécessaire de changer de modes de vie. L’objectif était d’aller à la rencontre d’exploitants agricoles afin de leur montrer qu’une alternative était possible, qu’ils pouvaient changer d’activités tout en continuant à vivre correctement. Malheureusement, l’endettement reste un problème majeur. J’ai vu des paysans en larmes. L’Europe, à travers la politique agricole commune [PAC], soutient les exploitants avec des primes. Mais pour qu’ils les touchent, on leur impose une monoculture. La FNSEA*3 vous dira que c’est pour nourrir la planète, mais ce ne sont que des conneries ! On pourrait nourrir la planète avec une polyculture et réfléchir à une distribution à l’échelle locale au lieu de laisser les grands distributeurs nationaux s’approprier tout, comme c’est le cas aujourd’hui. Les paysans, en outre, sont contraints d’acheter à crédit leurs immenses tracteurs et de bosser ensuite énormément sans jamais réussir à le rembourser. C’est un sujet très grave, car ceux qui n’y arrivent plus se suicident. Tout cela me met en colère !
Les artistes vous inspirent-ils ?
J’aime travailler avec les artistes. J’ai écrit la préface de la bande dessinée de Simon Hureau, L’Oasis [Dargaud, 2020], dans laquelle il raconte comment il a réactivé la biodiversité dans le jardin de la nouvelle maison qu’il avait acquise. Pour le Parc national des Calanques, à Marseille, j’ai œuvré à un « plan du paysage terrestre », puis je me suis penché sur l’espace marin pour un projet de « plan du paysage sous-marin » et j’ai, à cette occasion, beaucoup échangé avec le photographe Nicolas Floc’h. Lequel, en parallèle, a réalisé un travail photographique sur le territoire immergé du parc. Je collabore actuellement à un projet de spectacle autour du jardin avec le chorégraphe autrichien Christian Ubl.
Vous avez enseigné, entre 1980 et 2012, à l’École nationale supérieure du paysage, à Versailles. La transmission est-elle importante pour vous ?
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, même au sein de cette école, la tâche n’a pas été facile. La plupart des professeurs, certains étaient parfois même mes anciens étudiants, développaient surtout une pratique artistique formelle, sans rapport avec le vivant. En réalité, nous étions très peu nombreux à vouloir mettre en avant cette question du vivant. Je pense notamment à Marc Rumelhart, un botaniste qui leur parlait de la manière d’utiliser les végétaux. Jardiner, c’est savoir le nom des plantes. Il faut les ressentir physiquement, connaître leur comportement. La connaissance du monde végétal est très importante, mais elle a été abandonnée lorsque le paysagiste a voulu être rémunéré comme l’architecte, c’est-à-dire sur un pourcentage du montant des travaux. Or, sur un chantier, les plantes ne valent rien. Ce qui rapporte, c’est le béton. Depuis, nombre de paysagistes font de la composition spatiale. Heureusement, il y a des exceptions.
Après Versailles, vous rebondissez sur un autre projet, l’École du jardin planétaire, une sorte d’université populaire sur la biodiversité et le paysage. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Cette école découle directement d’un projet que je n’avais pu mener à bien avec la Ville de Grenoble. La mairie, devenue écologiste, avait décidé d’arrêter les herbicides. Si bien que les plantes se sont mises à pousser n’importe où, ce qui n’était pas du goût des habitants. Il fallait trouver une solution pour les rassurer, et mon idée était de créer « une école de la reconnaissance de la diversité en ville ». Une plante existe à partir du moment où l’on met un nom dessus. Si l’on prend le temps de la nommer, d’expliquer comment elle se comporte, les gens comprennent. Malheureusement, nous n’avons pas pu aller au bout de ce projet, mais les jardiniers municipaux ont continué à faire passer le message.
Ce projet inabouti a néanmoins permis l’éclosion de l’École du jardin planétaire…
La première école a ouvert à Viry-Châtillon, dans l’Essonne, à la fin 2012. Il y en a cinq aujourd’hui : sur l’île de la Réunion, à Limoges, à Arc-et-Senans, dans le Doubs, et à Brezoi, en Roumanie. La pédagogie y est très variable et consiste en des visites, des conférences, des ateliers participatifs, voire des expérimentations sur le terrain. On sait, par exemple, que les rotofils provoquent des tendinites, détruisent les insectes et sont une pollution sonore. À Brezoi, un expert de la faux montre que l’on peut faire autrement. À la Saline royale d’Arc-et-Senans, nous développons un programme intitulé « Un cercle immense » qui s’inspire du plan de cette ville idéale pensée par l’architecte Claude-Nicolas Ledoux [en 1775]. Nous achevons son dessin originel par une douzaine de jardins comprenant des séries floristiques adaptées au changement climatique. Ces jardins ont fait l’objet d’un appel à projets pour de jeunes paysagistes tout juste sortis de l’école.
À l’instar de ces « diplômés-rebelles » d’AgroParisTech, devant l’urgence climatique, existe-t-il aussi des « bifurqueurs » dans la jeune génération de paysagistes ?
La prise de conscience s’est accrue, si bien que le nombre de ceux qui veulent bifurquer augmente. Ces jeunes paysagistes apportent une vision différente. Ils ont envie de comprendre le monde vivant, l’insecte, le champignon, le micro-organisme. Ils militent pour une gestion qui ait davantage les pieds sur terre, avec un rendement autre et une distribution plus locale. Pas besoin d’avoir un gros SUV pour aller faire ses courses à l’hypermarché ! Certes, ils gagnent moins d’argent, mais ils sont assez heureux. Je trouve que, depuis les années 2010, ils ont même une réflexion plus intense sur la société.
La relève serait-elle assurée ?
Oui, c’est un peu comme ces « oursons métis » que décrit le philosophe Baptiste Morizot *4. Nés de l’accouplement d’une ourse polaire et d’un grizzly, ou l’inverse, la première descendant plus bas dans les terres à cause de la fonte de la banquise, le second remontant vers l’Arctique canadien pour fuir la chaleur, ils sont le résultat du réchauffement climatique. Mais parents et enfants n’ont pas le même état d’esprit. Les premiers ont vécu les bouleversements. Les seconds ne sont pas stressés et apprennent aux premiers une autre façon de vivre afin de ne pas continuer à faire les mêmes bêtises. C’est une réalité. Ces jeunes qui ont 30 ans aujourd’hui veulent changer de mode de vie, de mode de consommation. Ils cherchent une manière d’exister en dehors du marché afin de ne pas se plier aux lois du fric. Eux peuvent faire bifurquer notre société.
*1 Les Carnets du paysage : « Écologies à l’œuvre », no 19, Actes Sud, 2010.
*2 L’anthropisation est la transformation de l’environnement par l’action de l’homme.
*3 Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles.
*4 Texte d’une conférence de Baptiste Morizot destinée au jeune public et intitulée « Pister les créatures fabuleuses » qu’il a prononcé en octobre 2018 au Nouveau Théâtre de Montreuil.