Vous avez inauguré la Fondation Opale en 2018 dans le village valaisan de Lens, juste à côté de la station très huppée de Crans-Montana. Quelle est sa mission ?
De faire connaître et reconnaître l’art aborigène contemporain à l’égal de toutes les autres formes d’art contemporain. Ce qui n’est pas évident. C’est un art qui peut faire peur dans le sens où il est difficile de le raccrocher à ce que nous connaissons. Il nous apparaît abstrait, alors que pour ses auteurs il ne l’est pas du tout. Ce qu’ils peignent représente la réalité telle qu’ils la considèrent. Ce sont aussi des œuvres qui s’accompagnent de chants et de danses très précis. C’est pourquoi, à la fondation, nous avons choisi de l’exposer avec d’autres formes d’art occidental: pour offrir une porte d’entrée à cette culture si particulière.
À l’occasion des 5 ans de la Fondation, vous inaugurerez le 17 décembre 2023 un tout nouveau bâtiment. En quoi consiste cette phase de votre développement ?
Nous avions besoin d’un lieu de stockage pour les œuvres de notre collection, mais aussi d’un auditorium de 125 places et d’une bibliothèque-médiathèque, en particulier pour abriter les archives que l’artiste bernois Bernhard Lüthi nous a léguées. Il avait notamment travaillé sur toute la partie aborigène de l’exposition « Magiciens de la terre » de Jean-Hubert Martin [au centre Georges-Pompidou et à la Grande Halle de La Villette en 1989, à Paris]. Il a été le premier commissaire occidental à avoir communiqué avec ces artistes du bout du monde pour savoir comment ils voulaient que leurs œuvres soient exposées à l’étranger.
Cela sera-t-il aussi pour vous le moyen de concrétiser votre désir d’ouvrir des résidences d’artistes ?
Je rêvais depuis longtemps de recevoir des artistes aborigènes en résidence. Mais c’est très compliqué. Ceux avec lesquels je passe le plus de temps vivent dans des communautés très reculées. Ils ont beaucoup de mal à quitter leur territoire et leur famille plus de trois semaines. On a dû réfléchir autrement. Nos résidences proposeront un dialogue entre un artiste occidental et un commissaire aborigène, car la plupart d’entre eux vivent dans les grandes villes australiennes.
En 2017, l’Aboriginal Art Museum, à Utrecht, fermait ses portes. Il était le seul à exposer l’art aborigène contemporain en Europe. Est-ce cela qui vous a motivé à ouvrir, une année plus tard, la Fondation Opale à Lens ?
En partie. Je n’avais pas mesuré l’importance de ce musée lorsqu’il a fermé. J’avais même refusé la proposition que m’avait faite la Fondation Pierre Arnaud de reprendre leur bâtiment à Lens. Avec cinq enfants, j’avais beaucoup d’autres responsabilités qui m’empêchaient de me lancer dans une telle aventure. Et puis j’ai embarqué toute ma famille en Australie pour rejoindre les communautés aborigènes avec lesquelles j’étais en contact. Pour ces dernières, la disparition de l’Aboriginal Art Museum représentait une vraie catastrophe. Ces artistes n’avaient plus d’autres lieux pour exposer et parler de leur art hors de leur pays que les musées d’ethnographie. Il fallait faire quelque chose.
une porte d’entrée à cette culture si particulière. »
Vous êtes considérée comme l’une des grandes spécialistes de cet art contemporain aborigène que vous collectionnez. Pourtant, cette passion vous a prise relativement tard. Comment est-ce arrivé ?
C’était il y a vingt ans, j’en avais 30. Je visitais une exposition d’art contemporain aborigène au Passage de Retz, à Paris. Devant ces œuvres, j’ai été complètement bouleversée, mais sans savoir exactement ce qui m’avait à ce point émue. J’ai ensuite beaucoup lu sur cette culture. Mais plus je m’y plongeais, moins je la comprenais, notamment ce concept mal traduit de rêves qui ne sont ni des rêves nocturnes ni des rêves éveillés. J’ai eu la chance de rencontrer le commissaire de l’exposition, un Français qui vivait six mois de l’année en Australie. Je l’ai accompagné là-bas. C’est grâce à lui que j’ai pu avoir un accès direct à ces artistes et à ces familles, une démarche qui, seule, m’aurait pris des années. Un nouveau monde s’ouvrait à moi. Un monde où j’avais l’impression de revenir des centaines d’années en arrière, avec ces populations qui communiquent encore pleinement avec les plantes, les animaux et les étoiles. Impossible de ne pas tomber amoureuse de cette culture.
Les institutions et le marché de l’art commencent à s’y intéresser. Pourquoi ont-ils mis autant de temps ? Bien plus que pour l’art contemporain africain ou asiatique ?
Le fait que l’Australie soit géographiquement très éloignée n’a sans doute pas aidé. Les Anglais qui avaient envahi le pays ne se sont jamais intéressés à cette culture. Pour eux, c’était la Terra nullius, une terre sans rien, un continent non habité. Il faut savoir que, jusqu’en1967, les Aborigènes n’étaient pas citoyens australiens, ils étaient considérés comme appartenant à la faune et à la flore ! En fait, ceux qui ont regardé cette culture sont les artistes eux-mêmes qui mesuraient le potentiel de cet art, mais sans toujours le comprendre. Je pense à Pablo Picasso qui possédait des écorces du nord du pays, à Paul Klee ou encore à Yves Klein, dont nous avons été les premiers à montrer l’influence de l’art aborigène sur son travail.
La Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris, a consacré en 2022 une grande exposition à Sally Gabori, une artiste que vous suivez depuis longtemps. Elle sera aussi partenaire de la Biennale de Sydney en 2024. Assiste-t-on a un effet de mode autour de cet art ou à une vraie prise de conscience ?
La pandémie de Covid-19 a permis à beaucoup de gens de mesurer l’importance de notre environnement naturel et la nécessité de se reconnecter à lui. J’ai cette impression, peut-être naïve, que le succès de ces artistes qui vivent et s’expriment en suivant le cycle de la terre vient de là. Alors oui, il y a un effet de mode, mais cela dit aussi que nous sommes prêts à considérer cet art autrement. On me pose souvent la question de savoir s’il s’agit d’art brut. Si la grande majorité des artistes aborigènes n’ont pas fréquenté les écoles d’art, ils ont quand même suivi un enseignement que les communautés transmettent de génération en génération. Ce qu’elles appellent la « Bush University ».
Pourquoi avoir choisi Lens, tout petit village valaisan, pour installer votre fondation ?
Pour des raisons de proximité. Je vis à Crans-Montana, qui est juste à côté, depuis huit ans. Et puis parce qu’il aurait été dommage que l’ancienne Fondation Pierre Arnaud devienne un hôtel ou une clinique. Lens est un petit village certes très beau, mais nous avons quand même réussi à y attirer du monde. 35 000 personnes nous ont rendu visite la première année. Puis la pandémie est arrivée. Nous en avons profité pour nouer des contacts avec d’autres institutions en Europe, à multiplier les ateliers dans les écoles et à poursuivre notre politique de publication. Bref, à mieux nous faire connaître. Notre dernière exposition, « Interstellaire » [jusqu’au 12 novembre 2023], organisée en collaboration avec artgenève, a très bien marché. Elle était pleine de fantaisie et peut-être plus colorée et moins scientifique que ce que nous faisons habituellement. Après 5 ans d’existence, la Fondation Opale est maintenant connue et reconnue.
Quel sera le thème de votre prochaine exposition ?
Elle s’intitulera « High Five ! » et fêtera notre cinquième anniversaire ainsi que l’ouverture du nouveau bâtiment. On a demandé à vingt-six personnalités suisses de choisir une pièce dans ma collection d’art aborigène et de lui proposer, en miroir, une autre œuvre. Le collectionneur Léonard Gianadda prête un Paul Klee, l’écrivain Metin Arditi apporte une petite icône et John M. Armleder produit un diptyque spécialement pour l’occasion. L’idée est de voir comment cet art est perçu en Suisse. Nous avons également demandé à un journaliste d’origine aborigène d’interviewer mes invités afin qu’il puisse porter un jugement sur leurs choix. Et c’est parfois sans concession.
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« High Five ! », 17 décembre 2023-14 avril 2024, Fondation Opale, route de Crans 1, 1978 Lens.