Dans le texte qu’il vous a consacré en 2018, Michel Laclotte rappelle ce que Pierre Rosenberg raconte à l’envi : « Tout a commencé aux puces, où il s’était fait remarquer, et d’abord par Pierre Rosenberg, autre habitué des lieux, par ses connaissances et son talent de dénicheur. »
C’est parfaitement vrai! Je suis issu d’une famille d’instituteurs, les « hussards noirs de la République », et mes parents n’ont pas imaginé, lorsque j’ai eu mon bac à 16 ans, que je puisse faire autre chose qu’un professorat en arts plastiques. Après une année préparatoire à Mâcon, je suis entré au lycée Claude-Bernard à Paris pour préparer le Capes. En parallèle, j’ai fait une licence d’histoire de l’art à la Sorbonne. L’un de mes professeurs, Antoine Schnapper, qui était alors l’assistant d’André Chastel et m’aimait bien, avait parlé de moi à Pierre Rosenberg. J’avais déjà le goût pour l’achat de petites choses et je passais du temps aux puces où il était possible de payer trois fois rien des dessins d’artistes dits « Pompiers ».
Ce goût pour l’achat de petites choses ne m’a jamais quitté depuis. Pierre Rosenberg m’a téléphoné par la suite pour m’inviter à lui rendre visite avec « mes découvertes ». Je suis allé avec trois mauvais dessins sous le bras rue de Vaugirard. Il les a regardés et a tout de suite parlé de ma petite personne à Michel Laclotte, alors « patron » des peintures, qui m’a reçu dans son bureau au Louvre. Ils avaient un ami conseiller à l’Élysée qui avait la possibilité de me faire détacher de l’Éducation nationale pour le département des peintures, où je suis arrivé à la fin de la préparation de l’exposition « Le Siècle de Rembrandt » [Petit Palais, 1970-1971].
Vous avez très vite abandonné vos velléités artistiques.
Mes modestes velléités! Enfant, je dessinais des sujets historiques. J’aimais bien les costumes anciens que je copiais d’après les planches du dictionnaire Larousse ou d’après des reproductions de tableaux. À l’adolescence, j’ai eu envie de faire de la peinture et j’avais dans l’idée qu’en devenant professeur de dessin, cela me permettrait de peindre.
À l’école des beaux-arts de Mâcon, j’ai étudié les rudiments techniques, puis au lycée Claude-Bernard, j’ai été fasciné par le goût de mes professeurs pour les artistes de leur génération, Jean Bazaine, Maurice Estève, Alfred Manessier… Ils avaient en commun une approche cézannienne que j’ai conservée dans mon appréciation de la peinture ancienne et moderne. Je regarde encore la peinture à travers l’espace et la lumière de Paul Cézanne, donc à travers Raphaël et Nicolas Poussin, puisqu’il est possible de refaire toute l’histoire des formes en suivant le prisme cézannien. Au cours de ces années, j’ai fait de nombreux petits croquis ou des aquarelles d’après les maîtres, au musée du Louvre.
Finalement, je suis devenu conservateur de musée par hasard même si, et je m’en souviens avec un certain amusement, c’était mon rêve à 9 ou 10 ans de m’imaginer au Louvre.
Michel Laclotte n’a jamais voulu vous inciter à vous spécialiser en peinture italienne ?
Non, vous avez raison ! Avec un peu de recul, c’est vrai que Duccio et Giotto me fascinent, mais Michel Laclotte estimait que le domaine des caravagesques et le XVIIIe siècle français me convenaient mieux. Après quelques mois au Louvre, le correspondant de Michel Laclotte s’est aperçu que ce système de détachement ne pouvait plus durer, et l’on m’a pressé de présenter le concours des musées. Je l’ai réussi, et mon année de pensionnat à l’Académie de France à Rome a fait office de stage. Michel Laclotte et Italo Faldi, le surintendant [des Galeries du Latium] à Rome, avaient lancé l’idée d’un grand projet dédié aux caravagesques français, et il était urgent de travailler sur ce sujet un peu complexe auquel nous nous sommes consacrés, Arnauld Brejon de Lavergnée, autre pensionnaire, et moi-même. En un an, Michel Laclotte ne m’ayant accordé la permission de séjourner à la Villa Médicis qu’une année et non deux, il y avait beaucoup de choses à faire, puisque l’exposition « Valentin et les caravagesques français » était prévue en 1973. Cette année à la Villa Médicis correspond aussi à ma rencontre avec Balthus, alors directeur, qui m’a profondément marqué.
De retour à Paris, vous rejoignez le département des peintures et vous vous plongez dans la préparation de l’exposition « De David à Delacroix. La peinture française de 1774 à 1830 » qui allait marquer une autre partie de votre vie scientifique.
L’une de mes premières missions fut de surveiller La Joconde ! En 1974, l’œuvre avait été prêtée au Japon et à Moscou – et ce fut la dernière fois fort heureusement, car on ne dit jamais assez combien l’œuvre est fragile. J’avais été chargé de la surveiller quotidiennement à Tokyo. En cinquante jours, un million et demi de visiteurs a défilé devant cette œuvre, ce qui est considérable! Ce passage ininterrompu de personnes ne supposait pas, ou ne permettait pas, de s’arrêter, ce d’autant qu’un tapis roulant avait été installé pour faire entrer le maximum de visiteurs !
Au même moment, et tout en débutant un cycle de trois années à l’École du Louvre sur les caravagesques français, j’ai en effet pu travailler aux côtés de Pierre Rosenberg et Jacques Foucart à la préparation de l’exposition « De David à Delacroix ». Tous les historiens d’art ne parlaient alors que de l’ouvrage Transformations in Late Eighteenth Century Art que Robert Rosenblum avait publié en 1967, et j’ai été pris par le sujet. C’est le moment où, travaillant sur François-André Vincent, je commençais à m’intéresser à ses relations avec Jean-Honoré Fragonard.
La parution de l’imposante monographie Vincent. Entre Fragonard et David en 2013 aux éditions Arthena, accompagnée des expositions à Tours (2013-2014) et Montpellier (2014), était le fruit de quatre décennies de réflexion sur la place de cet artiste. Au fond, vous avez proposé avec lui une alternative à une histoire de l’art de la période révolutionnaire dominée par la figure de David.
Je ne suis pas le seul !« De David à Delacroix » a donné une impulsion à beaucoup d’autres chercheurs pour explorer cette période de l’histoire de l’art. François-André Vincent n’était jamais tombé dans un oubli total, disons plutôt qu’il était invisible. Son œuvre était trop complexe pour être prise en compte par une histoire de l’art simplificatrice. Il est entre deux siècles, entre deux styles, entre deux conceptions de l’art et de la société. Son œuvre ne se conforme pas aux découpages et aux idées tôt forgées et vite reçues. C’est un artiste qui a été confondu avec les plus grands peintres de son temps et pas seulement (aussi sous Vélasquez, Géricault et Delacroix !), c’est cela qui est intéressant. Le peintre que j’admire le plus et sur lequel j’ai (modestement) travaillé, c’est Raphaël. Mais l’homme sur lequel j’ai travaillé que j’affectionne le plus, c’est Vincent, dont la personnalité multiple et contradictoire échappe.
Les regards croisés de l’histoire de l’art sont au cœur de vos préoccupations scientifiques depuis l’exposition « Raphaël et l’art français » au Grand Palais en 1983-1984. On pense volontiers à « Copier-Créer. De Turner à Picasso » en 1993 ou à « Ingres et les Modernes » en 2009, mais pas seulement.
Tous les artistes ont effectué des copies et travaillé d’après ou par opposition à un artiste, maître ou rival. « Copier-Créer » répondait à une volonté de Michel Laclotte de mettre en valeur ce sujet à l’occasion du bicentenaire du musée du Louvre. Dimitri Salmon et moi-même avons consacré deux ouvrages intitulés justement Regards croisés, l’un à Ingres en 2006, l’autre à Fragonard en 2007, dans lesquels nous avons réfléchi aux regards des artistes sur leurs prédécesseurs et à ceux de leurs successeurs sur eux. C’est une histoire de l’art « avec les yeux », avec sa propre sensibilité et accessible au plus grand nombre. J’avais adopté un principe semblable lors de l’exposition « Fragonard, origines et influences. De Rembrandt au XXIe siècle » à Barcelone en 2006-2007, où j’avais montré ses liens avec Honoré Daumier et conclu avec l’installation The Swing (after Fragonard) de Yinka Shonibare [collectionde la Tate Britain, Londres].
En 2003, vous démissionnez de votre poste de conservateur en chef du département des peintures du Louvre et vous devenez directeur adjoint de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA). Pour autant, vous n’avez eu de cesse de défendre depuis ce que Michel Laclotte qualifie de « vertu que doivent observer les musées ». Quelle est cette vertu ?
J’ai quitté le musée du Louvre au moment où il a été question d’envoyer au Japon La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix, car j’estimais que le musée ne remplissait plus tout à fait ses missions républicaines. Il y avait vraiment entre le président directeur du musée et moi des divergences sur le rôle du directeur du département des peintures et le sien au sujet des grandes orientations scientifiques. Et la suite m’a donné raison. Ne revenons pas sur l’épisode douloureux de la pétition contre le Louvre Abu Dhabi.
Je reste convaincu qu’un musée doit être pensé autour des œuvres. Ce qui est fondamental, ce sont les œuvres, leur charge de beauté, leur place dans la création artistique. Selon moi, un musée, c’est d’abord la qualité des œuvres et certainement pas l’image qu’elles transmettent. Un musée qui exposerait de mauvais tableaux ou des copies parce que leur sujet est intéressant pour le propos n’est pas un vrai musée. Une opération tout à fait idéologique ou une fiction qui consisterait à prétendre présenter un pan de l’histoire à travers des sections qui représenteraient l’histoire, la religion ou les conflits militaires seraient un échec.
Qu’est-ce qu’un conservateur de musée selon vous ?
Une personne qui montre au public et à tous les publics de belles œuvres et explique le contexte dans lequel elles ont été créées, les faire aimer par leur comparaison et leur juxtaposition. Il ne s’agit pas de comparer un Portrait de Colbert et un Portrait de Louis XIV, mais il s’agit de comparer une création de Philippe de Champaigne et une création de Hyacinthe Rigaud.
Depuis que vous avez quitté vos fonctions à l’INHA, vous êtes consultant pour le Cabinet Turquin. N’est-ce pas un paradoxe pour l’inconditionnel des musées que vous êtes ?
Je n’étais plus en exercice et, comme Everett Fahy, qui a occupé des fonctions comparables dans une grande maison de ventes internationale après avoir quitté le Metropolitan Museum of Art, j’ai vraiment fait ce choix pour le plaisir de voir des dizaines de nouveaux tableaux. Éric Turquin, qui était mon élève à l’École du Louvre, avait évoqué cette idée il y a très longtemps. Il me l’a de nouveau proposée lorsque j’ai quitté l’INHA. Je me rends rue Sainte-Anne deux ou trois matinées par mois pour participer au « tri » des œuvres qui arrivent par centaine chaque semaine, et c’est un moment très stimulant. Voir ce qui y passe ou ce qui s’y passe me permet d’apprécier sur le vif l’actualité des tableaux anciens et surtout d’être bien au courant des recherches en cours. C’est aussi un moment extrêmement sympathique, j’apprends beaucoup du regard de la jeune génération.
Le recueil de vos écrits sur les Figures de la réalité. Caravagesques français, Georges de La Tour, les frères Le Nain, coédité par l’INHA et Hazan en 2010, démontre combien ce pan de l’histoire de l’art a été bouleversé depuis votre exposition sur les caravagesques français.
Dans le domaine des caravagesques, peu de nouveaux tableaux de Valentin ont réapparu finalement. Nous savons à présent que Cecco del Caravaggio, auquel une exposition a été consacrée dernièrement à Bergame, n’était pas français. Grâce à Gianni Papi, nous savons aussi que le Maître du Jugement de Salomon se confond avec le jeune Ribera. Nous avons énormément développé et augmenté les catalogues, c’est-à-dire le nombre d’œuvres, ce qui a permis d’avancer sur leur chronologie, mais les grandes questions demeurent. Les frères Le Nain me bouleversent, et j’ai bien essayé de mettre de l’ordre dans la répartition de leurs mains. J’aime de plus en plus leur œuvre et je le comprends de moins en moins. C’est « autour » des Le Nain que les plus intéressantes découvertes restent à faire. Pareil pour Georges de La Tour! [Rires] Les problèmes se multiplient.
Finalement, le seul artiste qui vous résiste est Georges de La Tour auquel vous avez consacré plusieurs expositions et une monographie parue en 2021 ?
L’œuvre de La Tour, peintre tombé dans l’oubli, réapparaît bribe par bribe depuis un siècle. Il reste très lacunaire, car sa reconstitution est complexe. Les quatre cinquièmes ont été détruits en raison de l’oubli et des guerres, et nous ne connaissons bien que les cinq ou sept dernières années de la carrière du peintre. Beaucoup de tableaux ressortis du néant et stylistiquement distincts les uns des autres ont obligé à remettre en question ce que l’on avait échafaudé, notamment la chronologie. Souvenons-nous de L’Argent versé du musée des Beaux-Arts de Lviv, réapparu en 1972, auquel plusieurs historiens d’art ne croyaient pas – on a depuis découvert la signature ! – et qui a ébranlé nombre d’idées acquises.
Longtemps, j’ai été le seul Français à approuver les historiens d’art anglo-saxons, en particulier Anthony Blunt et Benedict Nicolson, opposés à l’idée du voyage de formation en Italie. Un document atteste qu’à 23 ans, La Tour est en Lorraine, mais il est vrai qu’il a tout le temps de voyager avant cette date. Les Italiens et les Français qui ont travaillé sur La Tour, et parmi ces derniers, je pense à Jacques Thuillier et Pierre Rosenberg, considèrent que le séjour ultra-montain est indispensable pour comprendre son parcours. Récemment, je me suis rangé de leur avis comme je le démontre au début de la monographie. Nous vivons en ce moment une période plutôt fertile, si l’on peut dire, pour la redécouverte de nouveaux Georges de La Tour. Citons aussi la redécouverte toute récente de Saint Jacques au grand livre, copie ancienne d’une composition absolument inédite. Ce nocturne très subtil est d’autant plus important que nous ne connaissons pas d’autres Saint Jacques chez La Tour, si ce n’est une figure à mi-corps faisant partie de la série dite des « Apôtres d’Albi ».
Que souhaiteriez-vous découvrir demain ?
Je dirais spontanément un portrait par Georges de La Tour, car nous n’en connaissons pas, mais je préfère vous répondre un tableau pour le Louvre : un Masaccio, un Duccio ou un Grünewald !
Vous êtes un donateur anonyme du Louvre.
Et je resterai anonyme !