C’est une scène désormais familière dans les espaces d’exposition : des visiteuses et visiteurs se prenant en selfie dès qu’un miroir leur en offre la possibilité. À un rythme soutenu, c’est ce que font celles et ceux qui entrent dans la salle centrale de l’exposition « Gerhard Richter. 100 Werke für Berlin » (100 œuvres pour Berlin), qui s’est ouverte à la Neue Nationalgalerie, à Berlin, en avril 2023 et restera visible jusqu’en 2026. Cette exposition n’est certainement pas la meilleure de l’artiste et, contrairement à ce que le titre peut laisser croire, il ne s’agit pas d’un don de cent œuvres, mais seulement d’un dépôt à long terme. Mais le problème n’est pas là. Celui-ci réside plutôt dans le fait que cette salle centrale montre le cycle de quatre peintures monumentales apparemment abstraites de 2014, dont le titre, Birkenau, est tout à fait explicite pour quiconque possède quelques notions de l’histoire de la Shoah. Ces peintures sont ici installées en face d’un très grand miroir en quatre parties
(Grauer Spiegel [Miroir gris], 2019), tandis que sont présentés sur les murs de côté quatre tirages encadrés, de format moyen: des photographies prises secrètement pendant l’été 1944 par un membre du Sonderkommando de Birkenau, qui sont la seule documentation existante d’une opération d’extermination par gazage des juifs d’Europe.
Gerhard Richter a plusieurs fois, depuis les années 1960, peint des tableaux ayant trait, de façon plus ou moins directe et plus ou moins explicite, aux crimes nazis, leurs exécutants, leurs inspirateurs ou leurs victimes. Les images des camps de concentration, auxquelles est mêlée une des quatre photographies du Sonderkommando, figurent dans son répertoire d’images, l’Atlas, depuis le milieu des années 1960. Elles ont donné lieu à divers projets de tableaux non aboutis, avant que, en 2014, l’artiste transpose sur toile les photographies du Sonderkommando, d’abord de façon réaliste, puis en les effaçant et les recouvrant par des tracés et empâtements de peinture noir, blanc, vert et rouge, aboutissant ainsi au cycle inséparable auquel il finit par donner, lors de leur deuxième exposition publique, le titre Birkenau, après les avoir présentés une première fois sous l’intitulé Abstraktes Bild (Tableau abstrait). Ces tableaux sont bien connus et ont fait l’objet d’une importante historiographie, avec des interprétations parfois fort divergentes, émanant d’historiens d’art aussi importants que Benjamin Buchloh, Georges Didi-Huberman, Peter Geimer ou Erik Verhagen. Ce dossier-là n’est pas clos et sans doute y reviendrai-je ailleurs, mais il me semble urgent aujourd’hui de traiter du dispositif de leur présentation à Berlin.
PEUT-ON TOUT PEINDRE ?
On peut penser que leur mise en reflet dans des miroirs, englobant spectatrices et spectateurs, est une manière d’inclure ces derniers dans le moment indéfiniment contemporain de la « catastrophe » (le sens premier, en hébreu, du mot shoah). Cette opération est en elle-même pour le moins discutable, dans la mesure où, si elle souligne la portée universelle de cet événement, elle tend également à en gommer la spécificité. Mais elle prend, dans les habitudes actuelles de spectacularisation de la visite au musée, un aspect particulièrement répugnant (j’emploie le mot à dessein), car tout professionnel du monde de l’art sait par avance que ce dispositif suscitera une avalanche de selfies, destinés à se montrer à son avantage sur les réseaux sociaux, bien plus que d’y montrer des œuvres d’art, quelle qu’en soit la signification. Étant donné que Gerhard Richter avait déjà expérimenté à plusieurs occasions une telle présentation de Birkenau en face de tableaux-miroirs, il est impossible de croire que les commissaires de l’exposition, sinon l’artiste lui-même, peut-être trop âgé pour avoir conscience des effets d’une telle configuration, n’aient pas anticipé ces effets, qui relèvent d’une littérale dégradation.
La présentation des quatre photographies du Sonderkommando sous forme de tirages de qualité artistique, dans des cadres élégants, qui en font, nolens volens, des œuvres d’art à part entière, n’est pas moins révoltante. Cela est encore accru par le fait que chacune est pourvue d’un cartel sur lequel on peut lire le nom de leur auteur supposé (« attribué à Alberto Errera »), un titre sommaire (Auschwitz-Birkenau, 1944, et non pas une description détaillée de ce que l’on y voit, qui leur donnerait le statut de document historique devant être le leur) et leur technique (« tirage pigmentaire digital d’archive »). La nomenclature est exactement celle des œuvres d’art qui les entourent, et, même si l’on ne souscrit pas à l’idée émise par Claude Lanzmann que l’on ne devrait pas les montrer, au moins peut-on penser que l’on ne devrait pas les montrer ainsi.
Cela n’aurait peut-être pas tant d’importance si Gerhard Richter n’était pas l’un des artistes majeurs du tournant des XXe et XXIe siècles, l’un de ceux, justement, qui ont su traiter dans leur travail des événements capitaux de notre époque et nous en rendre ainsi plus conscients. Ce dispositif d’exposition pour ainsi dire terminal (la vieillesse et la maladie rendent aujourd’hui l’artiste incapable de peindre de nouveaux tableaux) révèle sans doute à quel point la volonté d’affirmer sa maîtrise et de « tout » peindre peut se transformer en hubris dangereuse. Il montre aussi comment, à force de spectacularisation et de relativisme, nous sommes devenus insensibles aux enjeux éthiques et politiques des images et de la manière dont on les montre et les regarde.
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« Gerhard Richter. 100 Werke für Berlin », 1er avril 2023-2026, Neue Nationalgalerie, Potsdamer Straße50, 10785Berlin, Allemagne.