Ce mardi 30 mai, la ministre de la Culture Rima Abdul Malak et son homologue du commerce, de l’artisanat et du tourisme, Olivia Grégoire, ont présenté au Mobilier national un plan stratégique en faveur des métiers d’art. Celui-ci se déploie autour de cinq grands axes : la valorisation auprès de la jeunesse ; la formation et la transmission ; l’ancrage territorial ; l’accompagnement de la recherche, l’innovation et la création ; le développement à l’international. Au-delà des mesures spécifiques qui ont été présentées, l’un des intérêts d’une telle annonce est de mettre en valeur un secteur qui reste relativement méconnu et a longtemps été marginalisé dans notre pays, alors qu’il est non seulement un atout économique mais aussi un enjeu proprement culturel, du fait de sa capacité à répondre aux grands sujets de notre temps.
La modernité n’aura pourtant pas été tendre avec les artisans d’art, et plus largement avec l’artisanat, dont les métiers d’art forment la vitrine et la pointe avancée. Malmenées par la massification et la standardisation de la production des biens matériels, boutées hors des cimaises de l’art moderne et contemporain, marginalisées par les logiques d’industrialisation et de digitalisation de la culture, ces activités, qui relèvent autant de la création artistique que du savoir-faire et de l’entreprise, auront été tenues à l’écart des grandes évolutions que notre société a connues depuis la Révolution industrielle. Or, c’est précisément cette marginalisation qui doit aujourd’hui nous retenir. Si l’on veut bien admettre que l’un des grands défis de notre époque est de sortir des impasses de la modernité, force est en effet de reconnaître que les métiers d’art se révèlent porteurs de valeurs et de processus qui en font de précieux adjuvants. De ce point de vue, ils sont étroitement solidaires des territoires ruraux : formant le délaissé de la modernité, ils ont un rôle majeur à jouer dans la réinvention d’un art de vivre et d’habiter à l’âge de l’anthropocène.
L’attention qu’ils accordent à la matière d’abord, à sa provenance, son devenir et ses usages, en fait des alliés de premier plan pour contribuer à l’émergence d’une conscience écologique. À l’heure où l’on commence à prendre la mesure de l’enfer de la pollution plastique, l’artisanat et les métiers d’art ont le grand avantage de nous rappeler l’importance des cultures matérielles dans un monde où elles sont quasi-inexistantes et où tout concourt à une dématérialisation généralisée, avec ce que cela implique de méconnaissance et de déni. Ce souci de la matérialité s’accompagne en outre d’une attention portée à la production en tant que telle. Alors que la crise écologique est étroitement liée à un régime de surproduction, de délocalisation et d’invisibilisation de la production, les métiers d’art, qui privilégient l’atelier sur l’usine, contribuent au contraire à la mettre en visibilité et à promouvoir la petite échelle et la relocalisation.
On retrouve la même fonction de mise en visibilité et de rééquilibrage sur deux autres sujets auxquels la crise écologique est étroitement liée : la place des femmes dans nos sociétés et celle des cultures extra-occidentales dans la mondialisation. Associées à la nature dans l’histoire des représentations, les unes et les autres auront longtemps fait les frais d’une même culture de la domination et de l’exploitation, dont l’étreinte n’a que récemment commencé à se desserrer. Or, les métiers d’art et l’artisanat, en particulier le tissage et la céramique, ont toujours été largement pratiqués par les femmes et dans les sociétés extra-occidentales. De ce point de vue, aussi traditionnels soient-ils, ils sont objectivement solidaires des pensées contemporaines les plus fécondes en termes de transformation sociale et écologique, telles qu’elles se formulent du côté de l’écoféminisme ou du « pluriversalisme ».
Cette dimension inclusive gagne également à être soulignée au regard de l’histoire de la politique culturelle française en faveur des arts plastiques. En mettant en place, à partir des années 1980, notamment à travers la création des Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC), une politique de soutien ambitieuse, mais en fondant celle-ci sur une grille de lecture moderniste, le ministère de la Culture aura mis en place une structure d’exclusion qui aura maintenu l’artisanat et les métiers d’art en dehors des lieux de légitimité artistique. Dans le même temps qu’il dotait la France d’un réseau institutionnel public sans équivalent, il générait ainsi une forme de ressentiment qui allait nourrir les pensées et les affects les plus réactionnaires, aussi bien contre l’art contemporain que contre la politique culturelle. C’est aussi sur cette histoire-là que le ministère de la Culture revient aujourd’hui, en signifiant, à travers son plan de soutien aux métiers d’art, que les pratiques artisanales font partie intégrante de la création artistique.
D’une grande portée écologique et politique, les métiers d’art et l’artisanat sont enfin riches d’enseignements sur le plan anthropologique. Alors que la prolifération des écrans et des appareils numériques concourt à nous déconnecter de notre environnement terrestre, que notre attention est la proie de forces centrifuges et dispersives de plus en plus invasives, ils nous proposent un modèle de concentration et de reconnexion à la terre qui est la sagesse même, aussi bien d’un point de vue écologique que du point de vue de la formation de l’esprit. Il ne s’agit pas pour autant d’idéaliser des pratiques qui sont loin d’être exemplaires au regard de la toxicité de matériaux tels que le plomb ou le nickel. Pas plus qu’il ne s’agit de promouvoir une forme d’exclusivité ou un imaginaire réactionnaire ou nostalgique du retour. La capacité des métiers d’art à s’hybrider avec les outils numériques et les processus industriels saura nous préserver de telles facilités. L’enjeu est plutôt d’apercevoir ce qui, dans les métiers d’art, fait signe vers un art de vivre, des manières de faire et des façons d’habiter plus justes et plus respectueuses – à la fois une écologie et une forme de poésie, ou encore, comme l’écrivait Giono à propos du point commun qu’il voyait entre l’artisanat et le travail paysan, de « collaboration avec la nature ».
--