Dans la mythologie grecque, Laocoon est le prêtre qui met en garde ses concitoyens – les Troyens – contre la ruse du fameux cheval de Troie. En vain; lui et ses fils meurent étouffés par deux gigantesques serpents envoyés par l’ennemi. L’effroyable scène est représentée dans la non moins fameuse copie romaine d’un original hellénistique conservée à Rome, dans l’un des musées du Vatican. La datation, les attribution et interprétation exactes de cette sculpture de marbre demeurent controversées. L’œuvre nourrit depuis le XVIIIe siècle des débats passionnés : de Johann Joachim Winckelmann, Gotthold Ephraim Lessing, Johann Wolfgang von Goethe à Novalis – Georg Philipp Friedrich von Hardenberg –, puis Arthur Schopenhauer jusqu’à Clement Greenberg, qui vingt ans avant son célèbre essai Modernist Painting (1960), a publié en 1940 Towards a Newer Laocoon (Vers un Laocoon plus neuf).
Les artistes ne sont pas en reste et proposent au fil des époques leur vision du thème antique. Le traitement qu’en fait Heimo Zobernig dans l’une de ses premières œuvres vidéo lui permet d’ailleurs d’exemplifier sa stratégie paradoxale de création entre exhibition et obstruction de ses références : « Pas de serpents, pas de Grecs, pas de tourment – et pourtant toute l’histoire du Laocoon est là. »
UNE PRODUCTION MULTIFORME
Depuis le début des années 1980, Heimo Zobernig semble multiplier, métaphoriquement, des Laocoons équivoques qui, chacun à leur manière, éprouvent, tout en les exploitant, les limites du modernisme et de ses idéaux de pureté et d’autonomie. À travers une abstraction géométrique plurielle et irrévérencieuse, l’artiste autrichien se joue des formes et préceptes de divers courants ou attitudes artistiques : expressionnisme abstrait, art minimal, art conceptuel et esthétique relationnelle. Depuis une position de seuil assumée ambiguë, le travail de Zobernig offre–pour reprendre ses propres termes – une approche dystopique et ludique de la critique institutionnelle.
Une ample exposition à la galerie Chantal Crousel, à Paris, présente, sous le commissariat de Stéphanie Moisdon, un récit rétrospectif multiforme à l’image de la production d’un artiste également designer et enseignant.
Privilégiant le champ élargi de la peinture, le parcours rassemble des toiles planes et tableaux-reliefs accrochés au mur, mais également des maquettes architecturales, l’une suspendue au plafond, l’autre simplement posée sur une table, ou encore un monolithe placé directement au sol. La notion de display permet à l’artiste de repenser les disciplines, arts appliqués compris. Ainsi sont inclus des éléments de mobilier propres à l’espace d’exposition (socles, étagères), mais aussi empruntés à la vie courante (bar, tapis, paravents, verres gravés par ses étudiants).
Enfin, quand il revisite le motif canonique du monochrome, Heimo Zobernig recouvre les surfaces de volumes en carton de façon irrégulière pour mieux révéler les différentes strates d’œuvres-palimpsestes. Des couches de vernis noir laissent ici apparaître une carte géographique, là un portrait photographique, comme autant de fantômes allégoriques de sources et influences constamment subverties.
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« Heimo Zobernig », 1er avril - 25 mai 2023, galerie Chantal Crousel, 10, rue Charlot, 75003 Paris.