Depuis plus d’un demi-siècle, Marc Camille Chaimowicz travaille à abolir les frontières entre l’art et le design, ainsi qu’entre le public et le privé. Son œuvre associe la sculpture, la performance, l’installation, l’architecture, la peinture et la photographie à la mode, au textile et à la décoration d’intérieur. Né dans le Paris de l’après-guerre, en 1947, Marc Camille Chaimowicz a emménagé à Londres alors qu’il était enfant. Mais, il s’est toujours largement inspiré de son héritage culturel français, qu’il s’agisse des intérieurs intimes de Pierre Bonnard et d’Édouard Vuillard, du dandysme de Jean Cocteau ou des écrits de Gustave Flaubert, de Jean Genet et de Marguerite Duras. Cette approche érudite du décoratif et du domestique l’a amené à faire de son modeste appartement du sud de Londres une œuvre d’art totale, dont une partie est aujourd’hui présentée dans « Nuit américaine », son exposition personnelle au centre d’art Wiels à Bruxelles. Parallèlement, le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole lui consacre, avec « Zig Zag and Many Ribbons », une grande rétrospective en dialogue avec les collections du musée.
Les deux expositions de Bruxelles et Saint-Étienne retracent chacune votre carrière de manière différente. En France, environ quatre-vingt de vos œuvres conçues depuis les années 1960 sont associées à une trentaine d’œuvres et d’objets de la collection du musée dans une série d’environnements et de mises en scène. Quel était votre objectif ?
Je voulais depuis longtemps exposer dans un musée de mon pays natal [l’artiste a déjà bénéficié par ailleurs de nombreuses expositions institutionnelles en France]. Impressionnante, elle s’étend sur sept salles, et j’ai mis de nombreuses années à la concevoir. À cause du Covid, le processus a été lent. À part une ou deux œuvres nouvelles, il s’agissait surtout de présenter des pièces préexistantes. Ce fut un exercice théorique très pointu. Cela me donne également l’occasion d’exposer certaines œuvres de ma défunte mère, ce qui m’a beaucoup plu. Lorsque, avant la pandémie, j’ai visité le musée de Saint-Étienne et découvert sa collection très variée, j’ai eu ce moment de lucidité : puisque j’aime toujours inviter quelqu’un, pourquoi ne pas montrer Maman ?
Quel a été le travail de votre mère ?
Dans sa jeunesse, elle a suivi un apprentissage de couturière dans la maison de couture Paquin. Elle réalisait ces magnifiques patrons cousus en guise d’exercices : c’était une sorte de « devoir », un rite de passage. J’ai été touché qu’elle me les donne plutôt qu’à mes sœurs – je pense qu’elle avait compris que je m’intéressais à la création visuelle et aussi au textile. Je les possède depuis de nombreuses années et j’en suis ravi. Elles sont un croisement entre Agnes Martin et Louise Bourgeois. Elles sont fabuleuses.
En revanche, votre exposition au Wiels ne comprend que trois œuvres : votre environnement post-pop Celebration ? Realife (1972) ; The Hayes Court Sitting Room, une reconstitution de la pièce principale de l’appartement de Camberwell, dans le sud de Londres, où vous avez vécu et travaillé pendant plus de quarante ans, qui devient une installation artistique ; et enfin Dear Zoë… (2020-2023), une suite de quarante collages qui prend pour point de départ l’héroïne de Flaubert Madame Bovary.
Si nous devions ranger ces œuvres en différentes catégories, on pourrait dire que Celebration est une sorte de paysage, The Hayes Court Sitting Room un intérieur, et les collages, des portraits. Même si nous souhaitons remettre en question notre formation et l’omniprésence de l’histoire de l’art, nous sommes inévitablement toujours ramenés à ce type de références.
Mais, en même temps, vous avez été un pionnier en remettant en question dans votre pratique les frontières entre l’art, le décor et le design. Pourquoi est-ce si important de le faire ?
C’est le résultat d’un intérêt précoce pour la théorie féministe. L’idéologie dominante de gauche semblait aussi aliénante que ce qu’elle contestait, parce qu’elle était tellement axée sur les hommes et sur le noir et blanc. La couleur était considérée comme décadente et le plaisir comme réactionnaire. C’est ainsi que la domesticité est devenue pour moi une sorte de métaphore. Je remettais également en question la fonction même de la pratique des arts visuels et de son rôle implicitement élitiste dans le système.
Dans les années 1960, la Camberwell School of Arts était très rigide et les arts appliqués étaient considérés comme tabous. Je voulais remettre cela en question et, dans les années 1980, j’ai commencé à travailler bénévolement comme stagiaire dans l’un des derniers ateliers traditionnels de dessin sur soie à Lille. Cela remettait complètement en question les principes sacrés sur lesquels la peinture a toujours été défendue ; au lieu de cela, vous réalisiez un dessin, qui servait de modèle à l’équipe pour concevoir un motif. Cela m’a donné confiance en moi et m’a permis d’utiliser un très large éventail de matériaux, avec l’avantage que je pouvais souvent utiliser les compétences des autres. Il y avait un dialogue et un débat, et cela continue aujourd’hui.
En plus de collaborer avec des artisans, d’« inviter » d’autres artistes – d’Alberto Giacometti à Pierre Bonnard en passant par Wolfgang Tillmans, Lucy McKenzie et maintenant votre mère –, vous consacrez souvent des expositions entières à des figures admirées, comme Jean Cocteau ou Jean Genet. À bien des égards, votre pratique est très sociale.
Je crois que j’ai toujours été méfiant à l’égard de l’atelier. J’avais l’impression que c’était une sorte de piège. De même, j’évite religieusement mon atelier actuel à Camberwell. J’y stocke des choses et il m’arrive de faire venir des gens pour m’aider à travailler, mais c’est sur la table de la cuisine que je suis le plus performant. Au fond de moi, il y a donc depuis longtemps cette aspiration à un certain degré d’échange, littéralement ou métaphoriquement.
Vous êtes né dans la France de l’après-guerre, d’un père juif polonais et d’une mère catholique française. Mais lorsque votre père a trouvé du travail au Royaume-Uni, vous avez quitté Paris pour l’Angleterre, d’abord à Stevenage, puis à Ealing, dans l’ouest de Londres. Pourtant, bien qu’ayant grandi au Royaume-Uni, votre héritage culturel français a toujours joué un rôle majeur dans votre travail.
Au Camberwell College of Arts, la valeur dominante était une esthétique paroissiale, figurative, du type de celle de l’École de Euston Road. Et, bien sûr, je me suis rebellé contre cela. Pour ce faire, j’aurais pu être attiré par la peinture abstraite américaine en grand format, mais celle-ci m’était totalement étrangère. Cela m’a donc ramené à une sensibilité européenne. J’ai été séduit par un large éventail d’artistes, de Vuillard à Fragonard. Mais avant tout, j’étais probablement attiré par [le réalisateur Jean-Luc] Godard, ainsi que par la littérature et la pensée française, des gens comme [Marguerite] Duras et Simone [de Beauvoir]. La théorie est venue plus tard.
Vous décrivez vos collages Dear Zoë… comme un autoportrait, même s’ils sont inspirés d’Emma Bovary, alors que les photographies et les films antérieurs dans lesquels vous apparaissez physiquement semblent davantage relever du jeu de rôle et de l’idée de l’artiste romantique et androgyne.
Oui, à la manière de Bowie, ils se cachent souvent derrière une forme de masque. Lorsque je travaillais en public, je trouvais le moyen d’éviter toute confrontation manifeste, de sorte que j’étais soit dans l’ombre, soit en train de marcher. Je suis plus à l’aise avec les portraits des autres qu’avec les miens, et c’est en partie pour cela que j’aime tant travailler avec Emma Bovary.
Vous aviez déjà illustré Madame Bovary pour la maison d’édition Four Corners Books en 2014. Cette récente série de collages, commencée après le premier confinement, est-elle une forme de réponse personnelle aux sentiments d’enfermement et aux désirs d’évasion d’Emma ?
Il y avait presque inévitablement un degré de projection et de symbiose implicite. Pendant cette période, j’ai également traité, édité et jeté beaucoup de magazines et de documents visuels de Hayes Court, ce qui a alimenté les collages d’Emma. Pendant qu’Emma est en résidence à Bruxelles, je fais une pause. Mais je pense qu’il y a encore du chemin à parcourir et je reprendrai probablement après. Nous verrons bien où cela nous mènera.
« Zig Zag and Many Ribbons », jusqu’au 10 avril 2023, Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, Rue Fernand Léger, 42270 Saint-Priest-en-Jarez, France
« Marc Camille Chaimowicz. Nuit américaine », jusqu’au 13 août 2023, Wiels, Avenue Van Volxem 354, 1190 Bruxelles, Belgique