Quelle a été votre première rencontre avec l’art ?
Je vivais à Concord, dans le New Hampshire. Quand j’avais environ 4 ans, je suis rentré de l’église et j’ai commencé à dessiner une crucifixion. Cela ressemblait à un tableau de Georg Baselitz. Puis je me suis mis à dessiner des choses plus réalistes. Dans l’exposition qui ouvre ce mois à la Morgan Library, à New York, il y a des œuvres que j’ai faites quand j’avais 15 ans. En tant que peintre, j’ai dû me demander comment mon travail avait évolué, et si j’avais fait quelque chose de mieux depuis ! Pendant toute une période de ma vie, je n’avais jamais entendu parler de ce qu’était le monde de l’art. J’étais un artiste sans formation, disons, et personne ne me considérait comme un artiste.
La première image que j’ai vraiment regardée était une peinture de Pablo Picasso dans un journal de Boston, où j’habitais à l’époque. J’ai trouvé ça génial. Mais je ne comprenais pas pourquoi il l’avait laissée incomplète, inachevée. J’ai donc continué à dessiner et à peindre avec cette idée en tête, puis j’ai décidé de m’inscrire à l’université du Massachusetts à Lowell pour étudier l’histoire de l’art et la musique, qui étaient liées par leurs méthodes. La musique classique m’intéressait beaucoup : celle de la Renaissance anglaise m’a conduit aux fugues de Jean-Sébastien Bach, puis j’ai découvert Karlheinz Stockhausen, John Cage, Luciano Berio... Mais je ne voulais montrer mon travail à personne à l’école, par crainte d’être critiqué. En histoire de l’art, j’ai suivi un cours sur le Caravage, qui a été très instructif. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience de l’évolution de la peinture, d’une forme à une autre, et ainsi de suite. J’ai commencé à comprendre qu’avant le Caravage, il y avait Raphaël, Léonard... Je me suis alors aperçu qu’à chaque période, les artistes incorporaient des œuvres antérieures dans les leurs, qu’il y avait toujours quelque chose que la dernière génération de peintres refaisait d’une nou- velle manière, en recourant au même sujet. Si vous prenez un motif aussi simple qu’une pomme, vous pouvez en voir sur une mosaïque à Pompéi, ou dans un tableau de Francisco de Zurbarán, ou encore chez Paul Cézanne, Claude Monet, Pablo Picasso... C’est un peu comme pour la musique. Les mêmes notes sont utilisées par différents compositeurs, selon une structure différente. Mais ce sont les mêmes notes.
Lorsque vous vous installez à New York dans les années 1980, vous travaillez à la Factory d’Andy Warhol. Quels sont vos souvenirs de cette période ?
J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir travailler avec Andy Warhol à la Factory. Dans l’histoire de l’art, on lit qu’un jeune apprenti se forme dans l’atelier d’un maître et devient ensuite un grand peintre. À cette époque, j’étais l’apprenti d’Andy Warhol ! J’avais fait une exposition dans l’East Village, et Andy Warhol et Keith Haring ont dit à mon galeriste qu’ils aimaient ce que je faisais. Chacun d’eux a acheté quelques tableaux. C’est ainsi que nous nous sommes connus. Il m’a semblé ensuite devoir trouver un moyen de créer ma propre peinture à partir de cette expérience, il fallait que je mette dans mon travail ce que j’avais appris là-bas. J’avais rencontré Jean-Michel Basquiat auparavant parce que je jouais dans un groupe punk appelé The Girls. Nous étions à Boston et avions été invités à donner un concert à New York. Quand nous sommes arrivés, Jean-Michel était là. C’est la première personne que j’ai rencontrée à New York. Il faisait aussi de la musique à l’époque et il m’a dit que si je voulais devenir un artiste, je devais m’installer à New York. C’est ce que j’ai fait. J’admirais la façon dont il combinait son expérience africaine-américaine avec un sentiment expressionniste. Je sais qu’il aimait beaucoup le travail de Cy Twombly qui, lorsqu’il vivait en Italie, a également associé dans sa peinture une approche américaine avec des mythes européens. Keith, Jean-Michel et moi nous entendions très bien. Ils étaient tous deux très influents. Ce qu’Andy a apporté au monde de l’art, c’est la liberté de s’emparer de n’importe quelle période de l’histoire de l’art et de regarder d’une manière différente ce qui a été fait. Peu importe que quelque chose ait été réalisé en 1510 ou en 1910 ; ce qui compte, c’est la façon dont vous l’utilisez dans une peinture. Cela a eu une grande influence sur ma génération. J’ai moi-même passé un an à Los Angeles à étudier les techniques de glaçage des maîtres anciens. Mon idée était de recourir à ces techniques traditionnelles pour aborder des sujets contemporains dans mes tableaux.
Comment voyez-vous l’évolution de votre travail depuis vos débuts ? Pour le décrire, vous avez utilisé les termes « réalisme artificiel » ...
Le « réalisme artificiel » est une représentation réaliste de ce qui est artificiel, c’est-à-dire fabriqué par l’homme. C’est l’apparence de la réalité, mais ce n’est pas la réalité. C’est ce que la politique est devenue, ce n’est pas réel. Lorsque vous regardez les informations, vous voyez que tout est fabriqué : les fake news, l’influence de Donald Trump... Les gens répètent une fausse vérité encore et encore, et cette vérité devient le récit de ce que toute une partie du monde croit. Ce dispositif politique pour contrôler l’esprit des gens et créer la division est assez dangereux. C’est le message de mon exposition intitulée « People Are Strange » – d’après une chanson des Doors –, qui inaugure le nouvel espace de la galerie Hauser & Wirth à Los Angeles. Les portraits que j’y montre ont l’air très étranges, car le monde qui nous entoure est en effet très étrange. L’art est selon moi un moyen puissant de communiquer avec les gens. Lorsque nous parlons de caricatures, nous pensons à un dessin animé. Le grotesque est en fait une façon de mêler des concepts issus de la culture pop américaine à des techniques très anciennes. Les peintures exposées à Los Angeles ont à voir avec la déshumanisation actuelle du monde, il y est question des renégats, de ceux qui vivent à la périphérie. Aborder ces sujets m’a permis de travailler d’une manière plus abstraite, impressionniste/expressionniste. Certains de ces tableaux prennent beaucoup de temps, d’autres doivent être réalisés extrêmement rapidement, en une série de moments. C’est une question de tempo, de rythme, de même qu’en musique. Vous pouvez peindre comme un joueur de be-bop, ou dans des mouvements lents et essayer d’être plus mélodique.
Mes personnages sont toujours des êtres imaginaires, et j’utilise différents langages pour les représenter. L’ humour est également très présent dans mes peintures – c’est ce qui fait la grandeur de l’art. De nombreux artistes s’affranchissent désormais des stéréotypes qui ont été imposés à la culture. La diversité des champs culturels ouvre les esprits, mais l’anxiété par rapport à la réalité actuelle trouve aussi un écho dans les œuvres. Ce n’est pas comme le pop art des années 1980, quand la société de consommation était à son apogée. Aujourd’hui, tout le monde regarde avec une sorte de dégoût la direction que prend la politique.
Diriez-vous que vos peintures sont, en ce sens, politiques ?
Je dirais qu’elles le sont parce que les gens sont étranges. Je ne dis pas ça pour plaisanter. De nos jours, le problème des sans-abri est énorme à New York et sur la côte Ouest. Qui sont les gens étranges ? Les sans-abri ou les personnes qui les mettent dans cette situation ? Les politiciens devraient agir comme des peintres : ils pourraient mélanger les couleurs et rendre les choses belles. Mais ce qu’ils font, c’est déshumaniser les gens.
Vous avez vécu à Paris entre 1985 et 1995. Ce nouveau départ en Europe a-t-il eu une influence sur votre peinture ?
Après toutes les expériences de la période effervescente que j’avais vécue à New York au début des années 1980, Paris était très différent. La ville, mais aussi la mentalité, la façon dont les artistes sont perçus. [Aux États-Unis], Jean-Michel Basquiat a souffert du racisme, tout comme Miles Davis. Mais à Paris, ils étaient traités comme des dieux ! Une histoire d’amour me lie à Paris, en termes de littérature et de peinture. À New York, j’avais lu beaucoup de livres de Marcel Proust, Louis-Ferdinand Céline, Jean-Paul Sartre... J’ai eu la chance de rencontrer Félix Guattari, je connaissais l’ouvrage Mille plateaux qu’il avait écrit avec Gilles Deleuze, et le livre de ce dernier sur Francis Bacon (1). Guattari habitait rue de Condé, dans le 6e arrondissement. Ses textes étaient étudiés à Columbia University. Je connaissais ce Paris de la lumière, de l’eau miroitante que l’on voit chez Claude Monet ou du son miroitant que l’on entend chez Claude Debussy. J’aimais la musique et la littérature, et je voulais vivre à Paris.
Lors de mon premier voyage en Europe en 1983, j’avais participé à une exposition collective avec le groupe Mülheimer Freiheit (2) à Cologne, en Allemagne. Un an plus tard, je vivais dans une chambre d’hôtel à Paris, où je peignais. À New York, c’est la dernière chose qu’ils voudraient que vous fassiez : il ne fallait pas risquer d’abîmer le tapis, de détruire les meubles ! Mais, alors que j’occupais cette chambre à Paris, j’ai demandé un jour à la femme de ménage : « Pourquoi tirez-vous les rideaux l’après-midi ? La chambre est si sombre... » Et elle m’a répondu : « C’est à cause du soleil, c’est mauvais pour la peinture. » Vous n’entendriez jamais cela aux États-Unis : la dame nettoyant la chambre qui s’inquiète pour votre tableau !
J’ai adoré me promener dans Paris, voir les endroits où les grandes peintures des musées ont été réalisées. Au Louvre, j’ai remarqué que des gens observaient les artistes en train de copier des tableaux. Ils étaient plus nombreux à regarder les copistes que les peintures originales, car cela les impressionnait que quelqu’un soit capable de reproduire les techniques des maîtres. J’ai donc demandé à l’un des copistes s’il pouvait m’expliquer comment m’y prendre. Et nous avons fait ensemble une copie d’un tableau de Raphaël. Il m’a montré ses techniques, c’était très intéressant.
À cette époque, à Paris, je me suis rendu compte que de nombreuses personnes étaient fascinées par la reconstruction en peinture. Ce n’est pas quelque chose que Cézanne ou Picasso ont fait. On peut identifier ces artistes par la manière dont ils déconstruisent les formes et les sujets. J’ai donc décidé de créer des tableaux imaginaires à ma manière, en reconstruisant. Et pour y parvenir, j’ai dû apprendre à le faire. À Paris, la plupart des artistes avaient appris à peindre en copiant les maîtres. Mais je viens de l’abstraction. Quand je suis né, Jackson Pollock était l’un des grands noms de la peinture. J’ai donc transformé l’abstraction en réalisme. J’ai pris l’art de mon époque et je l’ai reconstruit. Grâce à ce « cubisme psychologique », je représente des individus exprimant à la fois la joie et l’horreur, le bonheur et la tristesse. Beaucoup de mes tableaux fractionnent les expressions du visage. C’est peut-être une combinaison de différentes personnes en une seule. Ou juste une personne. Parfois, on est de bonne humeur en se réveillant le matin, puis de mauvaise humeur plus tard... Ma peinture est comme une étude de la structure mentale et physique.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune artiste ?
Tout d’abord, apprenez à peindre. Regardez le monde qui vous entoure et trouvez un moyen de le saisir, afin que votre esprit d’artiste devienne pertinent pour les personnes qui regardent votre travail. Faites confiance à votre vision intérieure. Il n’existe pas de méthode concrète pour y parvenir correctement. Mais le meilleur moyen est d’être fidèle à soi-même, de comprendre et d’exprimer qui vous êtes dans le monde.
(1) Félix Guattari et Gilles Deleuze, Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980 ; Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, La Roche- sur-Yon, Éditions de la Différence, 1981.
(2) Groupe de peintres néo-expressionnistes fondé à Cologne et actif de 1979 à 1982.
« George Condo. People Are Strange », 15 février-22 avril 2023, Hauser & Wirth, 8980 Santa Monica Boulevard, West Hollywood, Los Angeles, CA 90069, États-Unis.
« Entrance to the Mind. Drawings by George Condo in the Morgan Library & Museum », 24 février-14 mai 2023, The Morgan Library & Museum, 225 Madison Avenue at 36th Street, New York, NY 10016, États-Unis.
« George Condo – Humanoïdes », 31 mars-1er octobre 2023 (commissaire : Didier Ottinger), Nouveau Musée national de Monaco – Villa Paloma, 8, avenue Hector- Otto et 56, boulevard du Jardin-Exotique, 98000 Monaco.