La série de tableaux que vous montrez actuellement à la galerie Cécile Fakhoury de Dakar est inspirée par cette ville. Plusieurs de ces tableaux font directement référence au Sénégal, dont Tirailleurs sénégalais, sur lequel vous avez fixé un chapeau en feutre de tirailleur, et Travel in the Space, sur lequel on reconnaît, sur un morceau de tissu collé, un lion, symbole du Sénégal. Que représente ce pays pour vous qui êtes né à Abidjan, avez vécu une dizaine d’années à Paris et vous êtes installé à New York depuis presque quarante ans ?
J’ai travaillé de la même manière que si je préparais une exposition à New York. Je suis venu à Dakar à plusieurs reprises ainsi qu’à Gorée, avec une équipe du MoMA [Museum of Modern Art, à New York] et une autre du Centre Pompidou [à Paris]. Mais pour moi qui suis né en 1957, Dakar est surtout un lieu symboliquement fort, notamment en raison de la politique culturelle du président [Léopold Sédar] Senghor. Il y a quelque temps, j’ai commencé une série de tableaux sur les tirailleurs sénégalais. J’ai décidé d’en choisir un pour cette exposition à Dakar. C’est un hommage à toute l’Afrique qui est partie combattre, au Sénégal, mais aussi à la Côte d’Ivoire et au Mali, des pays que j’ai souvent parcourus. J’ai par exemple entraîné Miquel Barceló en Côte d’Ivoire, puis nous avons travaillé six mois au Mali, à Ségou, dans le Pays dogon.
D’où vous est venu ce fond bleu pour ce Tirailleur sénégalais? On dirait à la fois le ciel et la mer, avec des lignes d’écumes qui laissent leur empreinte sur la toile…
Depuis les années 1980 à Paris, j’utilise ce bleu, proche du bleu indigo, et qui n’est pas le bleu Klein. C’est une recette que je fabrique avec des pigments. Ces lignes blanches sont des rythmes, comme des ondes qui traversent le tableau – il y a toujours de la musique dans l’atelier lorsque je travaille.
Vos toiles ont à la fois une architecture forte qui les tient et quelque chose qui échappe dans la disposition des signes sur la toile. Est-ce cette ambivalence que vous recherchez ?
Oui, tout à fait. Mon travail porte aussi sur les émotions, car je ne suis pas un artiste complètement conceptuel. Ne pas donner tous les éléments est une façon d’attirer les gens, de les inviter à se poser des questions.
Vous évoquez souvent des cadres en peinture, autour de vos tableaux. Il vous arrive de border une partie de vos châssis par des demi-disques ou par des formes coniques, comme des fragments de frises… L’architecture, est-elle importante pour vous ?
Oui, j’aime beaucoup l’architecture et j’ai plusieurs amis architectes avec lesquels j’ai eu de nombreux échanges dans les années 1990. J’ai également peint des toiles avec des pyramides sur les côtés. C’est l’influence de l’architecture soudanaise, très forte dans mon travail. Dans ces cadres, il y a des signes qui semblent léviter sur la toile, certains reconnaissables, d’autres moins, issus de cultures très variées : des suites de chiffres, des formes animales, des éléments de code informatique… Cela a trait à toute mon éducation relative au cosmos et à la position de l’artiste dans la société telle que je la conçois, qui ne représente pas seulement une tribu, mais est le gardien du cosmos.
Comment choisissez-vous vos titres ? Par exemple, celui de la série Intercessor ?
En écoutant de la musique, en lisant et à partir de sujets politiques ou culturels. Le titre Intercessor vient de Pablo Picasso. Lorsqu’il a visité le musée de l’Homme [à Paris], il s’est rendu compte de l’intérêt que présentaient les masques et toute la culture africaine: il a compris qu’ils étaient des intercesseurs.
Le rite d’initiation est quelque chose que vous connaissez de près, n’est-ce pas ?
Oui, j’ai grandi avec. Mais il ne s’agissait pas d’initiation traditionnelle, car j’allais à l’école et n’avais pas le temps de la suivre. À partir de l’âge de 7 ans environ, j’ai simplement eu des maîtres avec lesquels j’ai étudié. Cela m’a permis de ne pas avoir une œuvre concentrée sur un continent, un pays ou une tribu, et d’aspirer à l’universalité. Je suis arrivé à Paris avec tout cela, et il y a quarante ans que je travaille sur le sujet.
Avez-vous toujours su que vous vouliez être artiste ? L’idée de la création étaitelle présente en tant que telle dans votre enfance ? Ou bien est-ce que ce sont plutôt des formes de spiritualité qui vous ont animé dans votre chemin vers l’art ?
J’ai toujours su que je voulais être artiste. Et c’est effectivement la spiritualité qui m’a animé. En Côte d’Ivoire, on voit les masques sortir et danser… C’est à la fois la peinture, la musique et le théâtre. Cela m’a ouvert beaucoup de portes et fait regarder le monde différemment. Dans ma jeunesse, à Abidjan, j’ai rencontré un ami un peu plus âgé qui, observant que je m’intéressais à l’art, m’a emmené à la bibliothèque du centre culturel français. J’y ai découvert Picasso et la scène artistique de Montparnasse… Alors j’ai décidé de partir à Paris.
Comment avez-vous été accueilli dans ce Paris de l’art, à la fin des années 1970 ?
À l’École des beaux-arts, j’étais dans l’atelier de quelqu’un qui n’aimait pas beaucoup ce que je faisais, même s’il m’aimait bien en tant que personne. C’était Jacques Yankel, le fils du peintre d’origine russe Michel Kikoïne, ami de Chaïm Soutine et d’Amedeo Modigliani. Je faisais des choses complètement différentes de ce qu’il connaissait : il avait eu des élèves du groupe Vohou-vohou, un collectif formé par des étudiants de l’École des beaux-arts d’Abidjan, qui travaillaient avec des couleurs terre. Et il s’intéressait beaucoup à eux. Curieusement, c’est à Paris que je les ai rencontrés – le seul artiste que je connaissais à Abidjan était un graveur, qui est très rapidement parti à Paris, et qui a depuis quitté le milieu de l’art. Je parlais souvent avec d’autres professeurs à qui je montrais mes travaux. J’ai eu une très bonne relation avec cette école.
Avez-vous, par exemple, rencontré Hervé Télémaque à Paris ?
Oui, mais brièvement, il était plus âgé que moi. Il habitait la Cité internationale des Arts, où j’ai eu un atelier après avoir quitté l’École des beaux-arts. C’était très sérieux là-bas. Les plus fous étaient les gens venant du milieu de la musique classique. Il y avait aussi bien sûr Félix et Simone Bruneau, les fondateurs de la Cité, avec lesquels je m’entendais très bien.
Et Wifredo Lam, l’avez-vous rencontré ?
Hélas, non, mais j’aurais beaucoup aimé faire sa connaissance.
Quelle était, à cette époque, votre géographie de Paris ? Quels étaient les lieux que vous fréquentiez ?
Quand j’étais étudiant, j’habitais une chambre de bonne rue du Bac, au numéro 92 ou 94, près de la rue de Varenne [dans le 7e arrondissement]. Mais mon atelier à proprement parler était dans le 18e , rue Marx-Dormoy – c’était bien plus tard. Mes amis et moi nous retrouvions surtout dans le Marais, au café Costes, puis au Café Beaubourg. J’étais ami avec Gérard Barrière, Nicolas Bourriaud, Cyrille Putman, Jérôme Sans, Gaya Goldcymer, qui écrivait dans art press… En revanche, je n’ai jamais rencontré Suzanne Pagé ni Catherine Millet. Nous vivions beaucoup la nuit, nous allions au Palace et aux Bains-Douches. Parmi les artistes dont j’étais proche, il y avait Jérôme Basserode, Laurent Baude… Je connaissais tout le monde et j’avais de bons amis avec qui je pouvais parler d’art. Mais les gens qui s’intéressaient à mon travail étaient rares. Ils ne connaissaient pas d’Africains qui faisaient de l’art contemporain… Je me disais qu’il fallait que je travaille, qu’ils comprendraient un jour.
Un soir de 1988, vous avez fait une rencontre qui a changé le cours de votre vie. C’était avec Jean-Michel Basquiat…
Un de mes amis me prêtait un atelier quai de la Loire [dans le 19e arrondissement]. Il l’utilisait pendant la journée, et moi le soir. J’avais fait une série de peintures sur des bâches qui venaient des puces. J’y ai travaillé tout l’été, et j’ai continué dans mon atelier de la rue Marx-Dormoy. Et puis il y a eu l’exposition de Basquiat à la galerie Yvon Lambert, en janvier 1988. Il y avait un monde fou. C’était la première fois que je voyais un public d’une telle diversité dans une galerie à Paris : Il y avait un monde fou, des Africains, des Asiatiques… Quelqu’un me tombe dessus. Il avait des dreadlocks. Il me demande ce que je fais et me dit qu’il est Basquiat. Mais je n’ai pas fait attention à lui! J’ai retrouvé ma copine qui parlait avec l’un de mes amis sénégalais. Je leur ai raconté que quelqu’un m’avait fait croire qu’il était Basquiat. Et elle m’a fait remarquer que c’était peut-être lui! Alors j’ai regardé l’homme en question, et il a foncé vers nous. Je lui ai dit que je faisais de la peinture. Il m’a demandé : «Où est ton atelier ? Je peux voir ?» Je lui ai répondu : «Mais aujourd’hui, c’est ton exposition, c’est ton vernissage ! » Il a insisté : «Non, non, on va aller voir. Ici, il y a trop de monde.» Alors nous sommes sortis. Dehors, il y avait une limousine qui l’attendait. On a croisé Andrée Putman, qui m’a beaucoup aidé à Paris, tout comme Claude Picasso, ainsi qu’un collectionneur russe – mes premières pièces sont en Russie. Entre temps, j’ai couru chercher l’ami français à qui j’avais sous-loué l’atelier et qui était fou de l’œuvre de Basquiat. Quand nous avons quitté l’atelier, Jean-Michel était dans tous ses états. Nous avons alors insisté pour retourner à la galerie, mais elle était fermée. Il y avait un mot sur la porte qui indiquait que le dîner se passait chez Jean-Charles de Castelbajac. Nous avons dansé jusqu’à 4 heures du matin. J’ai pensé que ce serait une rencontre sans suite. C’était un samedi. Le dimanche, Basquiat m’a cherché toute la journée. Il a demandé mes coordonnées à Yvon Lambert, qui ne me connaissait que de vue. Finalement, c’est Nicolas Bourriaud qui a donné mon téléphone à l’une de ses assistantes. Et le lundi matin, à 7 heures 30, j’ai reçu un appel : «C’est Jean-Michel, j’arrive au studio.» Voilà comment nous avons repris contact.
Avait-il déjà été en Côte d’Ivoire à cette époque ?
Oui, en 1986. Mais il avait été déçu. Bruno Bischofberger lui avait organisé une grande exposition; or, la scène artistique ivoirienne n’était pas habituée à ce qu’il faisait. Sur le chemin de l’atelier, il m’a demandé d’où je venais. Il avait été en Côte d’Ivoire, à Korhogo en particulier, l’endroit d’où je viens et où il voulait retourner. Il s’intéressait à la culture sénoufo, dont il a acheté beaucoup de masques. Quand nous nous sommes rencontrés, toutes nos discussions tournaient autour de la rencontre entre l’art africain et l’art de Picasso, de Giacometti et de Modigliani.
Aviez-vous des perspectives différentes sur ce sujet ?
Pas vraiment. Jean-Michel avait un père haïtien et une mère portoricaine. Il a grandi à Brooklyn. Pour lui, l’art n’avait évidemment pas de frontières. Nous avions les mêmes préoccupations, avions lu les mêmes livres. Il faut dire qu’il venait souvent à Paris. Nous avions un ami critique d’art, Auguste Errol Mimi, qui est aujourd’hui à Abidjan et qui a été témoin de tout cela – il était aussi un ami de Nicolas Bourriaud.
Par la suite, avez-vous voyagé ensemble ? Où avez-vous été ?
Jean-Michel m’avait invité à l’une de ses expositions chez Vrej Baghoomian, à New York. Il m’attendait à l’aéroport. Son galeriste avait proposé que je lui montre mes œuvres. J’étais donc venu avec mes bâches que Jean-Michel m’a aidé à porter. Quand nous sommes arrivés à la galerie, ses tableaux étaient par terre. Le marchand lui a dit : «Mets les bâches de côté, on les ouvrira demain.» Et Jean-Michel a insisté : «Non, on les ouvre maintenant.» Il avait invité Rene Ricard, un critique d’art très important qui avait écrit que si Cy Twombly et Robert Rauschenberg avaient eu un enfant, ç’aurait été Basquiat! Keith Haring et d’autres amis étaient également présents. J’habitais chez Basquiat. Après son vernissage, il m’a dit qu’il avait un cadeau pour moi : nous sommes allés au bord du Mississippi, fleuve par lequel arrivaient les Africains à l’époque de l’esclavage, puis à La Nouvelle-Orléans visiter le musée du Vaudou [New Orleans Historic Voodoo Museum]. C’étaient des endroits qu’il connaissait bien.
Quels sont les artistes que vous avez rencontrés à New York et qui vous ont marqué ?
Je me suis installé à New York après la mort de Basquiat en août 1988. Andy Warhol est mort en 1987, et Keith Haring en 1990. C’était la fin… Par la suite, j’ai rencontré Francesco Clemente, Julian Schnabel, Brice Marden, mais aussi Allen Ginsberg… Baghoomian a proposé de m’aider pendant deux ans, à condition que je retourne à Paris préparer mon exposition. La moitié des œuvres a été achetée par Akira Ikeda, le plus grand marchand japonais – il vivait à New York. Je savais qu’il aimerait mon travail parce j’avais lu dans des revues qu’il avait travaillé avec Jean-Michel Basquiat et David Salle. L’autre moitié a été vendue également. Alors je suis resté! Lorsqu’on arrive aux États-Unis et que l’on prend le train, on comprend l’expressionnisme abstrait en regardant le paysage par la fenêtre.
Cet environnement et la fréquentation d’œuvres comme celles de Cy Tombly et de Mark Rothko ont-ils changé votre travail ?
Oui, bien sûr. Avant même d’arriver à New York, j’avais été très frappé par une exposition parisienne de Cy Twombly au Centre Pompidou… que j’avais vue avec Basquiat. Cy Twombly vivait à l’époque en Italie, je n’ai pas eu la chance de le rencontrer. À New York, j’ai découvert toute l’école américaine : Barnett Newman, Jackson Pollock, Mark Rothko, que j’adore particulièrement, et Robert Rauschenberg, que j’ai croisé quelquefois lors de vernissages.
Parliez-vous de l’Afrique avec Brice Marden, qui avait un lien étroit avec le Maroc ?
Oui, il avait une importante collection de sculptures africaines. Nous partagions nos lectures. Mais, à vrai dire, nous parlions surtout de l’Asie, car il était très influencé par l’écriture asiatique.
L’inspiration de l’Asie est également présente dans votre travail, n’est-ce pas ? Par exemple, ce bol noir à l’intérieur duquel se trouve un vortex dans la série Intercessor ?
Bien sûr, on peut penser à un bol rituel. Tout ce qui appartient au domaine spirituel m’intéresse, en Asie et partout ailleurs. L’animal que l’on voit dans le même tableau pourrait être à la fois un léopard, une souris ou un humain malicieux en costume à petits pois… Tout cela à la fois !
Joseph Beuys vous a-t-il intéressé?
J’adore Beuys ! Beaucoup de gens n’arrivent pas à connecter son œuvre avec la mienne. Pourtant, cela me semble évident, en raison de son rapport avec la nature, avec les animaux. Aux États-Unis, j’ai l’impression que l’on parle peu de lui aujourd’hui, mais il fait partie de ma famille.
La musique est partout dans votre œuvre.
Par exemple, ce dessin sur lequel on peut lire «So What», en hommage direct à Miles Davis… Flamenco, classique, jazz, reggae… Tous ces rythmes sont dans ma peinture. Je travaille en musique, je danse en musique… Et puis j’oublie la musique. Mais le fait qu’elle soit là est essentiel. En général, on dit que 1 + 2 = 3, mais chez moi, ça fait 4… C’est le côté décalé.
Si votre rapport à la peinture passe par les choses invisibles, votre rapport à la musique passe-t-il alors par ce que l’on n’entend pas? Comme chez Paul Klee ?
Ah! Oui! Tout est autour de l’invisible. C’est ça, la vie. Et bien sûr, Paul Klee est pour moi un artiste majeur.
Que lisez-vous en ce moment ?
Plusieurs choses en même temps. Par exemple, je lis L’Homme et l’invisible, un ouvrage dans lequel Jean Servier relie justement toutes les cultures, de l’Amérique du Sud à l’Europe et à l’Asie. Et puis La Condition humaine d’André Malraux, dont l’œuvre était très importante à Paris. Gérard Barrière et moi parlions souvent de ses textes. C’est lui qui a dit : « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas. » Je lis également beaucoup de poésie. Je voudrais notamment approfondir ma lecture de Saint-John Perse.
Depuis New York, comment percevez-vous le regard qui est aujourd’hui porté sur l’Afrique par le monde occidental ?
Ayant fait toute ma carrière aux États-Unis, je suis considéré comme un artiste américain. Mais j’ai toujours gardé un œil sur ce qui se passe en Afrique. L’Amérique ne m’a pas éloigné de la Côte d’Ivoire où je connais des écrivains et des poètes. Il n’est jamais trop tard. J’ai vécu douze ans en France sans que personne ne regarde mon œuvre. Si les gens prennent aujourd’hui conscience que le monde est un, alors il ne faut pas se fâcher, mais continuer et travailler. Cela aidera à la fois la culture occidentale et la culture africaine. C’est dans le passage que l’on devient plus fort. Si Picasso et ses amis ne s’étaient par intéressés à l’art africain, l’art moderne n’aurait pas existé.
« Ouattara Watts in Dakar », 5 décembre 2022- 11 mars 2022, galerie Cécile Fakhoury, angle rue Carnot et rue Béranger-Féraud, Plateau, BP 23402, Dakar, Sénégal.