À l’origine de la Bechtler Stiftung, que vous présidez avec votre frère, il y a votre père, Walter, qui était un industriel. Quel était son but en la créant ?
À l’époque de la création de la Fondation, en 1955, l’art dans l’espace public à Zurich était beaucoup plus rare qu’aujourd’hui. Mon père déplorait la politique culturelle du canton, qui consistait à exposer des artistes locaux dans les parcs et les rues, alors qu’il aurait voulu voir des œuvres de qualité produites par des créateurs internationaux. Il a ainsi créé la Fondation, et par ailleurs offert à la Ville de Zollikon l’une des premières œuvres de sa collection, une sculpture de Henry Moore. Lorsque les pouvoirs de la Fondation nous ont été transférés, mon frère Ruedi et moi avons décidé d’élargir ses interventions au-delà de l’espace urbain. Nous faisons donc installer des pièces de grande taille, que j’appelle aussi des « œuvres complexes », dans des musées, et contractons des prêts à long terme avec diverses institutions en Suisse. Par exemple, Swiss Army Knife, installation géante de Thomas Hirschhorn, se trouve au musée cantonal des Beaux-Arts, à Lausanne. Nous travaillons également avec les musées de Saint-Gall, d’Aarau et le Kunsthaus de Zurich.
Vous auriez aimé que le Kunsthaus de Zurich expose en permanence l’installation The 2000 Sculpture de Walter De Maria. Mais cela n’a pas été possible.
C’était en 1992, je présidais alors le Kunsthaus, et Harald Szeemann y était conservateur. Le musée avait commandé cette installation à Walter De Maria, qui y a travaillé pendant dix ans. Elle consiste en 2000 modules en plâtre blanc installés sur 2000 m2, une superficie équivalant à la moitié d’un terrain de football. Souhaitant l’acheter pour le Kunsthaus, j’ai rencontré une grande résistance au sein de l’institution, essentiellement liée au problème du stockage de cette pièce hors norme.
Vous l’avez finalement récupérée, puis avez fait construire un centre d’art qui lui est dédié.
Au terme d’une longue discussion, mon frère et moi avons en effet décidé de l’acquérir et, un peu plus tard, de lui offrir une structure fixe. Nous connaissons presque tous les artistes que nous collectionnons.
Nous avons rencontré Walter De Maria au moment de sa collaboration avec le Kunsthaus. Un peu misanthrope, en contact avec un nombre restreint de personnes, il est néanmoins devenu un ami très proche. Il était en quête d’espaces permanents pour montrer ses œuvres, comme c’était déjà le cas pour The Earth Room et The Broken Kilometer à New York, The Lightning Field dans le désert du Nouveau-Mexique ou The Vertical Earth Kilometer à Cassel. Il insistait beaucoup pour que je trouve un lieu pouvant accueillir The 2000 Sculpture. J’ai pensé à la région des Grisons, où mon frère possède un hôtel dans le jardin duquel il expose quelques pièces de sa collection et de la Fondation, en particulier la tour de James Turrell que le public adore. Walter trouvait idéale cette situation en montagne.
Mais, après avoir cherché en vain un lieu pendant trois ou quatre ans, nous avons fini par faire construire cet édifice à Uster, en périphérie de Zurich, dans le Zellweger Park. Nous avons développé là plusieurs projets immobiliers avec des architectes comme Herzog & de Meuron ou Gigon/Guyer, que nous avons associés à des œuvres d’art. C’est l’agence EM2N qui a conçu le bâtiment de la Bechtler Stiftung, inauguré en avril 2022.
Il abrite en permanence l’installation de Walter DeMaria, mais aussi I Couldn’t Agree With You More, une vidéo de Pipilotti Rist, et propose deux expositions temporaires par an. D’où est venu le désir d’élargir ce lieu à d’autres artistes ?
Pour inciter les gens à revenir dans ce lieu qui n’expose que deux œuvres
de deux artistes, il fallait réfléchir autrement, en proposant un programme artistique.
En fait, vous êtes un peu le Beyeler zurichois ?
Disons que nous ne travaillons pas exactement à la même échelle, mais le principe est similaire. Constatant que les gens venus voir sa collection [à Riehen, près de Bâle] n’y revenaient pas, Ernst Beyeler a fait réaliser un agrandissement du bâtiment de Renzo Piano afin d’y organiser des expositions temporaires.
œuvres de deux artistes, il fallait réfléchir autrement, en proposant un programme artistique. »
Qui décide du programme des expositions à la Bechtler Stiftung ?
Mon frère, ma femme Cristina – qui a fondé les Engadin Art Talks et publie des livres d’artistes – et moi. Ensuite, nous choisissons un commissaire d’exposition. Notre accrochage inaugural, sous la houlette de Bice Curiger, a été consacré à Sigmar Polke et Pamela Rosenkranz. Toutes les œuvres qui y étaient présentées nous appartiennent, mais c’était une coïncidence, car notre objectif n’est pas de montrer uniquement des pièces en notre possession. La deuxième exposition, confiée à Niels Olsen et Fredi Fischli, présente jusqu’au 19 mars 2023 des œuvres de Sylvie Fleury, dont nous suivons la carrière depuis longtemps. Dans le contexte actuel, son travail a pris une nouvelle dimension, très intéressante. La prochaine exposition sera dédiée à Fischli & Weiss, des artistes très présents dans notre collection.
Comment procédez-vous pour les achats ? Avez-vous tous trois les mêmes goûts ?
Notre fonctionnement est très informel. Malgré nos différences spécifiques, nous suivons une même orientation générale. Ma femme et moi sommes depuis toujours attirés par le minimalisme, tandis que mon frère aime les œuvres en couleurs et des formes plus extravagantes. Ce n’est pas un problème, car nous faisons preuve de tolérance. Nous privilégions les artistes jeunes par rapport à ceux qui sont établis depuis des dizaines d’années. Il faut avoir du flair pour repérer ce qui va devenir important.
Votre collection compte-t-elle de nombreux artistes suisses romands ?
Pas suffisamment. Nous connaissons bien sûr John M. Armleder et les artistes minimalistes de la région, mais il faut admettre que nous n’allons pas souvent en Suisse romande.
Dix ans après la Fondation Bechtler, votre père et votre oncle Hans ont créé la Fondation Alberto Giacometti, à Zurich. D’où leur venait cette passion pour l’art ?
Ils y sont entrés progressivement. Ma grand-mère peignait un peu. Mon père et mon oncle ont donc grandi dans une ambiance artistique. Mais ce sont vraiment eux qui ont transmis leur obsession à toute la famille. Sans mon père et mon oncle, la Fondation Alberto Giacometti n’existerait pas. Ilsy ont travaillé pendant des années, s’efforçant d’inciter le plus de monde possible à les suivre. Ils ont tenté en vain d’obtenir une contribution de la Ville et du Canton de Zurich, et la Fondation a finalement vu le jour grâce à des financements privés d’une quinzaine de personnes.
C’est la la plus importante collection muséale d’œuvres de Giacometti, elle est aujourd’hui majoritairement conservée au Kunsthaus de Zurich.
Quelle a été la première œuvre que vous avez acquise ?
C’était une sculpture de Roman Signer, artiste qui n’était pas du tout connu à l’époque. J’avais 19 ans et, en me promenant dans la vieille ville de Zurich, j’ai vu l’une de ses œuvres exposées par la Galerie Maurer. Il s’agissait d’une spirale à l’intérieur de laquelle une pompe à moteur fai-sait circuler de l’eau bleue. Elle m’a complètement fasciné.
-
« Sylvie Fleury. Double Positive », 8 octobre 2022 - 12 mars 2023, Bechtler Stiftung, Weiherweg 1, 8610 Uster.