Alexandre Pradère, êtes-vous expert ou historien d’art ?
J’ai fait des études littéraires, car il n’y avait pas alors d’études sérieuses d’histoire des arts décoratifs à Paris. L’École du Louvre était, à l’époque, plus ou moins une « finishing school » pour jeunes filles de bonne famille. Certes, il y avait l’Institut d’art et d’archéologie de la rue Michelet [le « Centre Michelet », dans le 6e arrondissement de Paris], mais il était axé sur les arts dits « majeurs », avec un mépris non dissimulé pour les arts mineurs. Certains conservateurs se disaient même choqués à l’idée d’exposer une commode à proximité d’une peinture, comme si les commodes pouvaient transmettre des maladies contagieuses ! L’exposition de tableaux de Jean-Honoré Fragonard avec des meubles de Charles Cressent imaginée par Daniel Alcouffe au musée du Louvre, à Paris, en 1974, est restée un événement isolé qui dérangea sans doute plus d’une personne et ne fut pas répété !
Mais pour vous répondre, j’ai commencé comme expert en mobilier chez Sotheby’s, puis je suis devenu, au fil des années, historien d’art. À mes débuts en 1976, les plus belles ventes avaient encore lieu à Paris, au palais Galliera. Les catalogues étaient rudimentaires. Quelques lignes de description, rien sur l’état, amnésie totale sur les provenances… Dans le petit bureau parisien de Sotheby’s, à la suite de la vente Redé-Rothschild, nous voyions arriver des collections extraordinaires avec les plus beaux meubles en mains privées, mais les ventes ayant lieu deux fois par an à Monaco, cela nous laissait du temps pour étudier les objets. J’ai alors appris à me servir des livres de Pierre Verlet sur le mobilier royal et à faire des recherches aux Archives nationales au sein des fonds de la série 01 (Garde-Meuble royal), du Minutier central des notaires, de la série T [papiers confisqués aux émigrés ou aux condamnés pendant la Révolution française]. Et je me suis pris au jeu. Bruno Foucart m’a fait entrer à la Société de l’histoire de l’art français [il en était le secrétaire général] et m’a encouragé à publier dans le Bulletin de celle-ci.
Au début, j’avais tendance à rédiger pour les catalogues de ventes de véritables articles, puis j’ai peu à peu compris que l’histoire de l’art et la rédaction des notices de catalogues de ventes étaient deux disciplines
différentes. Peter Wilson, le président « historique » de Sotheby’s [de 1957 à 1979], nous répétait tout le temps que « cataloguer est un art, pas une science »; c’est-à-dire qu’il s’agissait de faire rêver, alors que l’histoire de l’art est une discipline scientifique.
Avec un peu de recul, qu’est-ce que le regard des amateurs a appris à l’historien d’art ?
J’ai appris beaucoup à mes débuts grâce aux amateurs, mi-collectionneurs, mi-marchands, comme Claude Sère, qui connaissait mieux que personne le mobilier XVIIIe et ses trafics. Certains de ces amateurs « amélioraient » le mobilier ancien comme l’avaient fait avant eux de grands collectionneurs tels M. d’Armaillé et Boni de Castellane. C’était souvent instructif d’écouter et de comprendre leurs motivations, qui n’étaient pas toujours monétaires. Il s’agissait d’embellir ou d’améliorer, c’est-à-dire par exemple de dorer au mercure des bronzes qui étaient simplement vernis comme les trois quarts des bronzes au XVIIIe siècle. Parfois, le prétexte était de retrouver « l’état ancien », quitte à modifier un meuble déjà trafiqué à l’époque ou au siècle suivant, en remplaçant des bronzes tardifs par des bronzes plus ou moins conformes. Cette recherche d’un hypothétique état d’origine se voulait comparable à celle que l’on retrouve en architecture pour les bâtiments historiques. Elle est maintenant condamnée sans appel par un aréopage de spécialistes qui choisissent de ne pas voir que les meubles anciens sont toujours restaurés et croient en la pureté d’un prétendu « état premier ». Mais ce fétichisme pour les états premiers se justifie-t-il dans le domaine du mobilier ancien où tant de restaurations ont été nécessaires ? Où tant de modifications jugées préférables sont devenues des états historiques ? C’est un vrai débat…
Parmi les collectionneurs qui ont aiguisé mon regard, je citerais également quelques solitaires tels Jean Pétin, Louis Brincard et surtout les frères Feray, ces « Dioscures » du grand goût. Ou encore ce grand amateur de dessins d’ornement qu’était Lodewijk Houthakker. Il y avait aussi les vieux marchands qui étaient prêts à partager leurs connaissances. Je pense à François-Gérard Seligmann, le fils de Jacques Seligmann, le plus grand antiquaire de tous les temps, et à Marcel Bissey. À partir des années 1980, j’ai énormément appris au contact de Karl Lagerfeld. Sa collection était une leçon sur les styles. Il choisissait souvent ses meubles et objets sur des critères d’originalité ou d’expressivité stylistique plutôt que d’importance. Et puis il y avait la couleur, forte, et partout présente chez lui. Cela me choquait au début. Je me suis alors rendu compte que mon image du XVIIIe était monochrome et fausse, construite à partir des estampes et des dessins. Les documents d’archives réfutaient ma vision, c’est Karl qui avait raison…
Lorsque vous avez lancé Sotheby’s France avec Laure de Beauvau-Craon, quels ont été les défis auxquels vous avez fait face ?
Laure avait deux immenses qualités pour sa fonction : son sens de l’organisation et sa détermination ! Après que nous avons réussi à ouvrir le marché français à la concurrence anglo-saxonne, il était nécessaire que nous augmentions le chiffre d’affaires et multipliions les ventes sur place – au détriment de Londres – pour justifier le coût des nouvelles installations. Nous étions passés d’une petite maroquinerie rue de Miromesnil à la vaste galerie Georges Petit, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Et d’une vingtaine à une centaine d’employés. Or les principales sources d’affaires, les successions passaient par les notaires qui tous avaient leur correspondant commissaire-priseur. Cela semblait incontournable si ce n’était espérer le développement des ventes volontaires et, comme dans les pays anglo-saxons, un rôle accru des avocats. C’est ce qui s’est passé.
Pourtant, vous avez quitté Sotheby’s après vingt-cinq années de bons et loyaux services… Aviez-vous fait le tour de la question ?
Oui, en vingt-cinq ans, on a un peu fait le tour des objets (mais pas des gens !). J’adorais mon métier, j’aurais payé pour l’exercer, mais je ne voulais pas faire le même toute ma vie. En 2000, je suis passé de l’autre côté de la barrière en rejoignant mes anciens collègues Étienne Bréton et Marc Blondeau. Devenu expert-conseil indépendant, j’ai désormais plus de temps pour mes clients et pour mes recherches. Ce sont deux métiers différents : l’expert de salle de ventes est toujours dans l’urgence, avec la ronde des rendez-vous, la pression du chiffre d’affaires, la charge des gros inventaires. On apprend beaucoup, on voit beaucoup et on gagne beaucoup d’expérience, mais c’est souvent en coup de vent. L’expert-conseil a le temps d’étudier les objets et de conseiller ses clients de façon plus objective. On a le temps d’approfondir. À chaque âge, ses plaisirs…
Les maisons de ventes ont aussi beaucoup changé dans le même temps.
Le marché de l’art était alors une vraie aventure, pour les experts comme pour les collectionneurs. De petites équipes, de petits bureaux, une gestion chaotique. Nous étions surmenés et mal payés, mais nous nous amusions beaucoup. Peter Wilson réussissait à donner un parfum d’aventure à chaque affaire. Par la suite, les grandes maisons de ventes sont devenues des affaires internationales avec ce que cela comporte de gestion moderne, d’administration tentaculaire et de réunionite aiguë. Les experts sont devenus des employés comme les autres, avec des compétences réduites, car le « connoisseurship » a perdu du terrain devant les connaissances techniques. C’est particulièrement vrai dans le domaine du mobilier ancien où l’opinion des restaurateurs est maintenant plus écoutée que celle des experts. C’est peut-être pour le mieux, mais ce n’est certainement pas le métier que j’ai aimé faire.
Ce mouvement n’est pas propre aux maisons de ventes.
Oui, et cela prend des proportions exagérées quand le rapport technique occupe plus de place que le texte de l’historien d’art, comme c’est le cas avec le second volume du catalogue d’ébénisterie du musée Getty [French Rococo Ébénisterie in the J. Paul Getty Museum, 2021]. On ne vous y fait grâce d’aucune radiographie de panneaux vermoulus ni d’aucun gros plan sur un revers de bronze. Faut-il infliger au simple lecteur des rapports techniques interminables qui n’ont d’intérêt que pour les spécialistes et encore, seulement les restaurateurs ?
Il faut toutefois reconnaître l’apport important de ces analyses scientifiques pour la datation des meubles et l’évaluation de leur degré de restauration ou de transformation. En vingt ans, l’expertise du mobilier ancien s’est enrichie de plusieurs types d’analyses techniques ou scientifiques qui apportent des informations précieuses. Citons en particulier la tracéologie, c’est-à-dire le repérage sur le bâti du meuble des traces d’outils anciens (ou plus récents), la dendrochronologie, qui permet de dater la coupe des bois de bâtis à partir des cernes de croissance du bois, et l’analyse des métaux qui, bien que balbutiante, donne des résultats prometteurs. Il n’y a qu’une seule réserve à ce beau tableau : ces techniques sophistiquées réclament du temps et sont coûteuses, particulièrement la dendrochronologie, ce qui les rend difficilement utilisables dans le cadre d’expertises pour des ventes
publiques.
Vous avez publié la monographie de Charles Cressent aux éditions Faton en 2003. Pourquoi cette période précisément et non pas un ébéniste plus tardif ?
Par goût d’abord. C’est mon artiste préféré. Je ne dis pas artisan, car il a été un grand artiste, associant à un suprême degré sculpture et arts du bois. Mais aussi par opportunité. Des trois grands ébénistes du mobilier français qui n’avaient toujours pas fait l’objet de monographies, il me semblait le seul sujet abordable : André-Charles Boulle me paraissait un sujet miné (problèmes de datation, de répétitions et de modifications). Quant à Jean-Henri Riesener, le sujet était trop vaste pour une monographie. Et puis l’atelier de Cressent n’a jamais produit de mobilier courant. Par conséquent, le corpus de ses œuvres reste limité aux grands meubles de collection, ce qui ne rendait pas ridicule l’idée d’un catalogue raisonné.
Vous avez été l’un des concepteurs de l’exposition « Le18e aux sources du design » au château de Versailles en 2014-2015. Qui étaient les créateurs au XVIIIe siècle ? Les marchands merciers, les ébénistes ou les amateurs…?
C’était le sujet de l’introduction du catalogue. Il est vrai que la notion de création artistique se perd dans le dédale des intervenants : ébénistes, bronziers, laqueurs, marchands merciers, marchands tapissiers… Les phénomènes de sous-traitance étaient généralisés; il arrivait que les ébénistes achètent ou réutilisent des bâtis de meuble faits par d’autres ébénistes. Dans d’autres cas, la marqueterie était parfois commandée à des spécialistes extérieurs. Et bien entendu, la fabrication des bronzes faisait appel à deux ou trois métiers : les fondeurs et les ciseleurs-doreurs, en plus des sculpteurs qui en donnaient les modèles. En vérité, pour les grands meubles, l’initiative créatrice était plutôt du côté des metteurs en œuvre extérieurs, marchands merciers, architectes, amateurs, même si certains ébénistes furent de grands créateurs. Mais l’histoire de l’art a surtout retenu, pour des questions de commodité, le nom des ébénistes qui estampillaient les bâtis.
Parmi vos travaux, beaucoup portent sur les collectionneurs du XVIIIe siècle. Est-ce l’étude de leur goût ou de leur façon de vivre qui vous intéresse ?
Là encore, ce sont des opportunités. Les ébénistes ont été bien étudiés depuis une vingtaine d’années à l’université. Restaient les circuits commerciaux (merciers, marchands de tableaux, tapissiers) sur lesquels
j’ai travaillé en publiant successivement sur Jacques-François Machart,
Simon-Henri Delahoguette, Claude-François Julliot et Nicolas Lerouge. Suivaient les collectionneurs, qui sont la meilleure façon de pister les provenances des grands objets. Là, ce qui m’a paru intéressant en dehors des identifications, c’est le contexte, ce qui entoure les objets, souvent ignoré par les historiens : le décor, les couleurs, l’éclairage, le plan et la disposition des demeures, le train de maison, la domesticité, les chevaux et les carrosses.
D’où votre recours presque systématique aux textes de l’époque…
Il est vrai que j’ai beaucoup fait appel aux sources littéraires pour appréhender le mobilier au XVIIIe siècle en essayant de comprendre le mode de vie, les usages, la sociabilité et les personnalités qui collectionnaient. On trouve des renseignements précieux dans les mémoires historiques de personnages secondaires, comme le comte Dufort de Cheverny, le baron de Frénilly, Mme de La Tour du Pin, la baronne d’Oberkirch, le marquis de Bombelles. La collection « Le Temps retrouvé » parue au Mercure de France a été, pendant des années, ma bible en plusieurs volumes. Une des sources les plus inestimables sur les usages du XVIIie siècle est Mme de Genlis. Dans De l’esprit des étiquettes de l’ancienne cour et des usages du monde de ce temps, elle décrit les usages du grand monde des années 1780 en même temps qu’elle explique la distinction entre le luxe (l’esprit des fermiers généraux) et le faste (l’esprit de la grande noblesse). Elle tirait ses leçons de la fréquentation d’une vieille dame, la maréchale de Luxembourg, l’arbitre du bon ton à Paris. Cette description détaillée des usages permet de comprendre le décor intérieur et le mobilier des grandes demeures, ce que Mario Praz appelait « la psychologie de l’ameublement ». Bon nombre de ces règles ont été reprises et expliquées en 1890 par une autre vieille dame qui signait du pseudonyme de baronne Staffe ses Usages du monde. Règles du savoir-vivre dans la société moderne.
Vous vous apprêtez à publier une nouvelle édition de votre somme Les Ébénistes français, de Louis XIV à la Révolution parue pour la première fois en 1989 aux éditions du Chêne. En quoi l’état des savoirs a-t-il évolué ?
Lorsque j’ai publié la première version du livre, il n’y avait pas grand-chose d’édité depuis les ouvrages anciens d’Émile Molinier, d’Alfred de Champeaux et de François de Salverte. Parmi les publications les plus récentes, il n’existait que celles de Pierre Verlet – qui était le dieu pour les études du mobilier – et le catalogue The James A. de Rotschild collection at Waddesdon Manor [1974] par Geoffrey de Bellaigue, la référence absolue ! Depuis, les études sur les ébénistes se sont multipliées, aboutissant à des travaux universitaires et des publications de grand intérêt. Je pense aux recherches de Calin Demetrescu sur les ébénistes de Louis XIV qui ouvrent des perspec-tives passionnantes [Les Ébénistes de la Couronne sous le règne de Louis XIV, La Bibliothèque des Arts, 2021]. Le dernier en date est l’ouvrage remarquable de Daniel Alcouffe sur Gaudreaus [Antoine Robert Gaudreus, ébéniste de Louis XV, Éditions Faton, 2022]. Le paradoxe est que l’on n’a jamais aussi bien connu et étudié le XVIIIe siècle qu’à présent, mais que la nouvelle génération d’amateurs s’en est détournée presque entièrement, lui préférant le design des années 1950-1960, devenu l’accompagnement obligatoire de l’art contemporain.
Au cours des vingt dernières années, nous avons surtout vu arriver une nouvelle génération de restaurateurs-historiens d’art qui ajoutent à leurs compétences techniques une approche historique. C’est le cas, outre du regretté Xavier Bonnet, ancien pensionnaire de la Villa Médicis, de François Gilles, sculpteur sur bois qui prépare une thèse sur les boiseries conservées au musée des Arts décoratifs [à Paris], du tapissier Michel Chauveau, qui a participé à un ouvrage sur les rideaux des palais royaux [L’Art de suspendre les rideaux. De l’Ancien Régime au Second Empire, Méroé, 2019], ou encore de Marc-André Paulin qui vient de publier une étude très intéressante sur la couleur dans les marqueteries de Jean-Henri Riesener, dans laquelle il mêle les analyses scientifiques aux découvertes d’archives.
Quel est selon vous le plus beau meuble du XVIIIe siècle conservé en collection particulière ? Et celui qui n’est pas réapparu ?
Le plus beau meuble en mains privées est le bureau du duc de Choiseul par Jacques Caffieri aujourd’hui conservé au château de Pregny [en Suisse] : une montagne de bronze doré rocaille sur un bureau aux formes étranges, qui pourrait être Modern Style. Ou encore la commode de Mlle de Sens, une sorte de boîte en or et porcelaine surdimensionnée multipliant les défis techniques. Mais le plus beau meuble est celui qui reste à découvrir, le bel inconnu surgissant d’une collection Rothschild ou d’un château anglais. Pierre Verlet disait que tout n’avait pas disparu et qu’avec le temps émergeraient les chefs-d’œuvre décrits dans les textes d’archives sur lesquels nous passons nos journées.
J’y crois !