Du point de vue de la technique de la peinture, vous vous présentez comme l’héritier des maîtres anciens. Pourquoi peindre comme cela aujourd’hui ?
Je rêvais aux Beaux-Arts d’apprendre la technique de la peinture comme au conservatoire on apprend la musique. J’étais dans l’atelier de Gustave Singier, un artiste de l’École de Paris très sympathique, mais qui n’avait rien à nous apprendre. Je fréquentais plutôt la bibliothèque des Beaux-Arts qui était très intéressante. Tout d’un coup, j’ai découvert Marcel Duchamp dans les propos de Pierre Cabanne [parus aux Éditions Belfond en 1967] et là, j’ai pris un coup de pied dans l’estomac. Je me suis rendu compte que ce qui était en train de se passer était extrêmement important. Ces entretiens, personne n’en parlait à l’époque, on découvrait un peu Marcel Duchamp. J’en ai parlé à Singier qui m’a dit : « Ah oui, Duchamp, c’est le raté de la famille. Duchamp-Villon, c’était une famille de sculpteurs, et lui est un dadaïste ». Il y avait un grand mépris.
Comment Duchamp a-t-il transformé votre rapport à la peinture ?
Pour moi, c’était tellement fort qu’en réaction, je me suis demandé si je ne devais pas arrêter de peindre. Ou alors, je me suis dit que je devais faire tabula rasa et reprendre tout à zéro. Je ne voyais pas comment on pouvait aller plus loin que de présenter un urinoir et de l’appeler « Fontaine ». On est ici dans ce que j’aime dans la peinture, dans le discours, dans le concept. J’ai donc repris l’histoire de l’art à zéro. Ce qui compte, ce n’est pas la main dans la grotte à la préhistoire, mais de revenir au côté originel dans l’histoire de l’art, c’est-à-dire au Siècle d’or de la peinture, la Renaissance. D’où mon intérêt et mon plaisir de travailler sur le Tintoret, qui a vraiment été mon professeur à Venise, avec des tableaux comme L’Enlèvement du corps de Saint Marc commandé pour la Scuola di San Marco. Toute l’histoire de la technique est présente dans ce tableau. J’ai recommencé à travailler à partir d’une ébauche. Elle a une nécessité. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas de reprendre l’histoire de l’art à partir des impressionnistes parce qu’ils sont déjà iconoclastes, ils cassent le métier, ils ne réalisent pas de fond… Je me suis inspiré des fonds de camaïeu de Poussin, qui étaient très chauds, pour chauffer la toile. Un jaune ou un vert dans une toile de Poussin vibre parce qu’en dessous figure un brun rouge. Le tableau sera donc plus chaud et plus fort que si le fond était noir ou blanc. S’il est blanc, ce sera lumineux mais sec. Depuis, tous mes tableaux sont réalisés sur une ébauche, un fond rouge, que l’on voit sur les bords.
Vous avez donc appris toutes les techniques ancestrales…
L’idée était de reprendre le métier. Orson Welles a dit, dans un très bel entretien sur le classicisme et de la modernité, comment se nourrir du classicisme pour créer. Ce n’est pas le passé qui est intéressant mais de s’en nourrir pour envisager l’avenir. Comme je voulais reprendre tout à zéro, il y avait aussi la nécessité de faire mes propres couleurs. J’ai pris une assistante chimiste, Hélène Valentin, qui faisait une thèse sur la peinture. Nous avons créé ensemble des couleurs. J’ai broyé pendant un certain temps mes pigments. Aujourd’hui, je ne le fais plus. Être peintre, c’est avant tout connaître le métier. Entre l’huile et l’acrylique, il n’y a pas de comparaison, c’est comme si on comparaît le tam-tam et le violon. On ne peut pas demander à un tam-tam de faire du Schubert !
De nombreux tableaux font référence à l’étude et aux légendes hébraïques. Quel est le cheminement qui vous a conduit jusqu’à la Kabbale ?
C’est le hasard et la chance d’une vie. Je suis issu d’une famille chrétienne et antisémite, mais aussi qui a spolié des biens juifs pendant la guerre. Mon père m’a inculqué cet antisémitisme comme on peut le faire à un enfant. J’ai eu la chance qu’il me mette en pension dans un collège dans lequel il y avait le fils de Chagall, celui du chef d’orchestre de l’Opéra de Paris, ceux de banquiers. Patrick Modiano était dans la classe au-dessus de moi. Dans cette pension, se côtoyaient des protestants, des chrétiens, des juifs… Cela m’a décontracté sur le sujet et j’ai pu m’ouvrir l’esprit, à un âge où on ne discute pas ses parents. Quand je suis sorti de pension, ma première petite amie était juive. Quand j’ai dit à mon père qu’elle s’appelait Élisabeth Rochline, il m’a répondu : « elle n’est pas française, elle est juive ». Il est reparti dans son discours antisémite. C’est par provocation vis-à-vis de ma propre famille que je me suis posé des questions sur les Juifs. Je me suis ensuite dit que c’était totalement injuste de la part d’une famille d’ignorants, de jaloux. J’avais envie d’élever le débat. Cette petite amie qui est devenue ma femme n’est pas du tout religieuse. Sa famille russe et polonaise était très communiste. Élisabeth m’a conseillé des lectures, comme Marek Halter, et cela a aiguisé ma curiosité. J’ai commencé à suivre des conférences. Le rapport à l’écrit me fascinait complètement. Voilà comment cela a débuté.
Plus globalement, quelles sont vos inspirations ?
Mon univers, ce sont les contes, les légendes et les fables, aussi classiques que ceux des Grecs. Pour moi, la Bible, c’est aussi un mythe, le mythe hébreu. Mais je ne m’intéresse qu’à ceux dont je comprends la langue, ou dont la langue m’est familière. Ce que je veux avant tout, c’est entrer dans la langue.
L’expérience que j’ai vécue avec l’hébreu montre que la traduction de la Bible chrétienne regorge de très nombreux contresens par rapport à la Torah, par rapport au même texte, mais dans sa forme originelle. Ce n’est pas l’illustration qui m’intéresse, mais l’ambiguïté qu’il peut y avoir entre l’image et la symbolique, l’aspect métaphorique, allusif. En hébreu, au niveau des images, il y a des jeux de mots. Si on prend l’âne dans la mythologie grecque, comme chez Jean de La Fontaine, qui s’est beaucoup inspiré d’Ésope, il est pris pour ce qu’il est perçu en Europe, c’est-à-dire un animal un peu « bébête ». Alors que dans la Bible, quand le Messie est sur l’âne, ce n’est plus l’animal qui compte, mais la façon dont son nom s’écrit. « L’âne » s’écrit תחת, et cette racine de trois lettres signifie la « matière ». Le Messie sur l’âne, c’est l’esprit qui domine la matière, nous sommes dans une autre dimension. Ce qui m’intéresse, c’est la proximité avec le Talmud, l’interprétation des mythes à travers des jeux de mots, des jeux de lettres, etc. Nous sommes plus proches du structuralisme, de Roland Barthes à la limite, même dans des textes qui ont été écrits au XIIe siècle, que de cette pensée gréco-latine.
Dans l’esprit chrétien, Dieu a un nom, puis il y a le fils, la mère – la Vierge –, il y a une famille ; alors que dans le judaïsme, les noms n’ont d’intérêt que par leur structure. Par exemple, le nom donné à Dieu, c’estהוהי. Ce sont quatre lettres qui ne veulent strictement rien dire, c’est un mot d’esprit, un jeu sur le temps. Ce tétragramme est composé du signe du futur, de celui du présent et de celui du contraire du futur, soit le passé. C’est toute la richesse de cette mythologie biblique d’être dans des jeux de langage.
Mais comment dépasser, précisément, le stade de l’illustration ?
Comme le fait le Talmud : pour dépasser l’illustration, on fait une autre illustration qui part totalement dans d’autres directions, mais qui est un jeu de mots sur la première illustration. Par exemple, dans la Genèse, Ève est confrontée au serpent. Celui-ci lui dit de ne pas manger le fruit de la connaissance, mais elle le fait malgré tout. Le serpent, tel qu’il est interprété par les chrétiens, est malin, c’est presque le diable. Or, il ne faut pas prendre cet épisode comme une malédiction. Ce qui compte, c’est la manière dont s’écrit serpent –שחנ–, un verbe qui signifie « deviner », « interpréter ». Si la Bible commence par ce serpent, c’est pour nous inviter à interpréter ce texte.
On croit que la Bible est très facile à lire parce qu’elle se présente comme un conte de fées, mais il faut plusieurs générations de maîtres pour comprendre les différents sens de lecture. Je suis très étonné que peu d’artistes aient entrepris cette démarche, même si on ne peut pas la faire seule. J’ai la chance d’être accompagné de Marc-Alain Ouaknin, qui connaît le Talmud et la Kabbale, et qui a une formation de philosophe. Toute l’approche que j’adopte pour Franz Kafka passe par ma relation avec lui.
Un maître, qui s’appelait Gershom Scholem, a dit : « Si vous voulez comprendre la Kabbale, il faut lire Kafka. » C’est assez passionnant, parce que l’on lit ainsi Kafka autrement que comme un simple roman. C’est par des jeux de références et des jeux de mots. Ce n’est pas l’aspect religieux qui m’intéresse, mais le langage poétique et sa traduction dans mon domaine, la peinture.
Dans l’iconographie extrêmement érudite de vos œuvres, vous intégrez aussi des personnages de la vie réelle, des portraits. Pourquoi ?
Des personnages inventés, voire complètement disloqués et qui n’ont aucune expression, y apparaissent aussi. Par exemple, dans ma période de la Divine comédie, Phlegyas, Dante et Virgile, une toile qui appartient au Centre Pompidou, n’a de la Divine comédie que le titre. Elle met en scène des personnages qui n’ont pas d’expression de visage. Cela a commencé avec Don Quichotte, l’œuvre de Miguel de Cervantès. Ce n’est pas un hasard si l’on appelait Don Quichotte « le chevalier à la triste figure ». L’œuvre se prête à quelque chose de très narratif, à travers tous ses états d’âme, qui passent de la tristesse à la joie et à la folie. On a envie de peindre tout cela.
C’était un peu « bon chic bon genre » de peindre des personnages informels, proches de l’abstraction. Peindre le chevalier à la triste figure, accompagné de Sancho qui lui remonte le moral, à l’époque où je l’ai fait, c’était considéré comme très vulgaire. Mais, pour moi, c’est ça la peinture. Pendant toute la période, qui a duré deux ou trois ans, où j’ai fait des tableaux de Don Quichotte – d’abord les illustrations pour un livre paru aux Éditions Diane de Selliers, [puis pour la série de tableaux qui est exposée au Centre Pompidou] –, personne ne pouvait entrer dans l’atelier… J’avais peur d’être démoli. J’ai attendu d’avoir fini le cycle pour assumer et montrer.
Ensuite, j’ai réalisé des portraits classiques, des commandes de Corinne Ricard, de sa fille, de collectionneurs… C’était l’occasion pour moi de définir la peinture. On reprenait un peu l’idée de Jean Dominique Ingres, qui fut très inquiet de son avenir lorsque l’on a découvert la photographie. Il s’est dit : « S’il y a la photographie, à quoi je sers, moi ? Il n’y a plus de raison de faire des portraits ». Or, l’histoire nous a prouvé qu’il y a ensuite eu une branche avec des artistes photographes, tandis que la peinture a continué avec des artistes comme Andy Warhol, qui ont aussi travaillé à partir de la photo. La photographie ne gêne pas l’histoire du portrait. Au contraire, elle redéfinit ce qu’est un portrait. Si, aujourd’hui, avec le cinéma et la photographie, quelqu’un commande son portrait à un peintre, c’est par jeu, c’est un défi dans notre époque. C’est ça, la peinture, c’est ça, la figuration. C’est pour cela que je m’amuse davantage avec la figuration qu’avec l’abstraction, d’autant plus que la figuration permet de raconter des histoires. Paradoxalement, il me faut passer par des histoires pour aborder des réflexions philosophiques.
Gérard Garouste, du 7 septembre 2022 au 2 janvier 2023, Centre Pompidou, Place Georges-Pompidou 75004 Paris, www.centrepompidou.fr