Préférez-vous les objets ou les tableaux ?
J’aime les objets. J’aime la porcelaine – pas la faïence, la porcelaine –, les meubles d’architecte du XVIIIe siècle, les ébénistes étaient de formidables créateurs – j’ai adoré l’exposition « 18e, aux sources du design, chefs-d’œuvre du mobilier de 1650 à 1790 » au Château de Versailles –, et j’aime bien sûr l’argenterie qui est le domaine de prédilection de mon épouse Isabelle. Aujourd’hui, l’argenterie n’est plus à la mode pour de mauvaises raisons. Les gens invoquent le fait qu’il faut l’astiquer, mais elle passe très bien au lave-vais-selle. Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage ; en réalité, c’est tout simplement qu’ils ont perdu le sens du toucher qui est important pour l’argenterie. C’est un sens que nous perdons à grande vitesse.
Vous souvenez-vous de votre premier achat ?
C’était une boîte en acajou à 50 pences – ce qui représentait beaucoup d’argent pour moi, j’avais 14 ans – que j’avais mis huit jours à acheter au Chelsea Antique Market. Tous les ans, mes parents m’envoyaient un mois en Angleterre pour perfectionner mon anglais. J’ai appris les objets auprès d’un couple d’anciens officiers de l’armée anglaise, dont la femme, qui était passionnée d’antiquités, m’a fait découvrir les puces, Sotheby’s et Christie’s. J’ai toujours eu le virus de la collection – dès l’âge de 7 ans, j’étais un fou de timbres –, mais cette dame m’a ouvert un monde.
« Je crois fermement aux atouts de la place de Paris et à la solidarité de place. »
Est-ce suffisant pour devenir l’expert le plus célèbre de France ?
Les dettes m’ont beaucoup plus stimulé que si j’étais né avec une cuillère en argent dans la bouche. Mes parents étaient agriculteurs, et cela ne marchait pas du tout. Cette situation m’a dopé et m’a forcé à fortement travailler. J’ai cherché ma voie pendant longtemps, ce qui m’a rendu très malheureux. Mes parents voulaient que je fasse quatre ans de droit, une licence, car les métiers du marché de l’art ne leur semblaient pas sérieux. Ma grande chance a été de rater le concours d’entrée de Sciences Po, dont les examinateurs ont eu l’intelligence de comprendre que je n’avais pas la vocation. Ils m’ont dit, d’ailleurs, que mon choix ne leur semblait pas mûr, et ils avaient raison ! Ils m’ont sauvé la vie ! Mon sursis a été révoqué puisque j’avais raté mes études, et j’ai fait mon service militaire dans le service des transmissions du ministère de la Défense. Cet emploi de nuit me laissait beaucoup de temps libre – après chaque tour de garde, j’avais trente-six heures de pause –, ce qui m’a permis de suivre ma première année à l’École du Louvre. En sortant de là, et tout en continuant ma scolarité au sein de l’école, je suis entré comme stagiaire à Drouot auprès d’un commissaire-priseur. On ne le dit jamais assez, mais il s’agit d’une des rares professions qui forment leurs successeurs et leurs concurrents. Ce furent des années très denses et très riches auprès de Bernard Oger.
Vous destiniez-vous au métier de commissaire-priseur ?
J’ai réussi le concours. J’en ai donc le titre, mais je suis devenu expert, car je n’avais pas les moyens d’acheter une étude. Or, soyons sérieux : un expert, c’est quelqu’un qui a de l’expérience, et je n’en avais pas. J’ai alors vendu ma collection de timbres et celle de mon arrière-grand-mère qui avait fait de beaux achats dans les années 1860. Cela m’a permis de tenir deux ans. J’ai passé le concours de conférencier des musées nationaux pour gagner ma vie, et le reste du temps, je suivais le meilleur expert d’alors, Paul Touzet. Cela peut sembler un peu étrange, mais je suis venu à la peinture très tard, ce n’était pas une évidence. À l’École du Louvre, j’avais choisi comme spécialité l’art contemporain, mais le plus jeune expert en peinture ancienne à Paris avait 75 ans, donc…
Et pourquoi avoir quitté Paris ?
Le collectionneur André Bromberg m’a dit que Sotheby’s cherchait un expert en tableaux français. Ils avaient commis un impair en vendant 1 600 livres sterling un Carle Van Loo de Mentmore revendu dans la semaine 1,5 million à la National Gallery de Londres. Je rêvais d’aller à Londres où, en raison de la situation économique catastrophique, tous les Anglais fortunés qui fuyaient en France ou en Italie laissaient leurs tableaux chez Christie’s et Sotheby’s. Marc Blondeau et Derek Johns m’ont recruté et offert un pont d’or – le smic – ainsi qu’un logement dans deux chambres de bonne dans le grenier de Sotheby’s. J’étais le plus heureux du monde.
Que vous a appris la maison de ventes anglo-saxonne, que vous n’aviez pas trouvé à Paris ?
Chaque semaine, nous avions une réunion – the picture meeting – avec de grandes pointures qui donnaient leur avis, parmi lesquelles Philip Pouncey, l’ancien conservateur des dessins du British Museum, et Neil MacLaren, l’ancien conservateur des peintures espagnole et hollandaise de la National Gallery. C’était absolument grisant. Cela a duré trois ans, puis la société a été attaquée en bourse, en 1981-1982. Elle a été rachetée par Alfred Taubman qui avait fait fortune dans l’immobilier et qui a tout de suite joué la carte des experts. Il a multiplié par quatre nos salaires. Mais avant cela, ils avaient parié sur moi. Tous les ans, le 14 juillet, j’avais un open ticket sur mon bureau. Et dès que je voulais aller voir une exposition, il me suffisait de le demander.
Je vous pose la question en sens inverse : pourquoi avoir quitté Londres où vous étiez devenu le directeur des peintures de Sotheby’s ?
Lorsque Marc Blondeau m’a recruté, j’étais comme le petit caporal de 1914. Quatre ans plus tard, j’étais devenu le général de novembre 1918 : tout le monde était mort, et j’étais tout seul. J’ai donc dirigé le département ancien de 1985 à 1987. J’avais le poste qu’occupe Alexander Bell aujourd’hui. Celui-ci a d’ailleurs été mon stagiaire, un stagiaire qui bossait et un Anglais qui travaillait, on n’avait jamais vu cela ! Les Anglais ne travaillaient pas beaucoup et dès qu’on leur donnait quelque chose à faire, ils trouvaient quelqu’un pour s’en charger à leur place, c’était moi ! Ce furent vraiment des années de galère ! Je passais une nuit sur deux chez British Airways. Un jour, Bruno de Bayser, pour qui j’avais beaucoup d’admiration, m’a proposé de venir rue Sainte-Anne [2e arrondissement de Paris] où il avait un bureau disponible. Ma femme n’était pas très heureuse à Londres et au fond, j’aime mon pays et j’étais très mal à l’aise de voir toutes les exportations illégales qui se faisaient alors…
En quoi consiste la méthode Éric Turquin ? La légende dit que vos experts doivent apprendre par cœur toutes les œuvres perdues dans les catalogues raisonnés.
Surtout pas, j’ai la démarche inverse ! Si vous les cherchez, vous vous convainquez vous-même et rien n’est plus mauvais ! À Londres, j’avais découvert le travail en équipe et les regards croisés, je ne voulais surtout pas perdre cela. Je tiens plus que tout aux séances de tri que nous organisons le lundi matin en invitant des spécialistes extérieurs. C’est vrai à l’intérieur de mon cabinet, mais aussi au sein du 69, rue Sainte-Anne où nous avons été rejoints, les Bayser et moi, par Alexandre Lacroix et Élodie Jeannest, puis par Artcento. L’endroit est devenu, au fil des ans, un important carrefour du marché de l’art où se croisent marchands français et étrangers, historiens d’art français. C’est une ruche dans laquelle nous faisons du miel. Je crois fermement aux atouts de la place de Paris et à la solidarité de place – j’insiste sur ce mot que j’emploie au Syndicat français des experts professionnels dont je suis un des administrateurs depuis vingt ans. Même quand mes concurrents réussissent, je suis heureux, car c’est bon pour Paris, et donc pour nous tous.
Justement, votre principal concurrent sort de la ruche du 69, rue Sainte-Anne.
J’ai tout de suite embauché René Millet lorsque je suis arrivé à Paris. J’avais confiance dans son œil et ses intuitions que j’avais pu tester durant nos visites de musées communes quand nous étions étudiants. René est un ami d’enfance. Nos familles sont très liées. Il n’avait jamais touché un tableau, mais il s’est passionné pour la peinture. Il a un charme fou et il est très intelligent. Nous avons passé dix années formidables au cours desquelles nous avons beaucoup voyagé. Or, René est un patron. Une fois qu’il a été capable de se débrouiller seul, il a pris son envol. J’aurais peut-être dû m’associer avec lui, mais la concurrence est une bonne chose. C’est sain. Sinon, on s’ennuierait à mourir ! Pour revenir à mon installation rue Sainte-Anne, la deuxième personne que j’ai embauchée, ou plutôt ma première employée, a été Brigitte Lekieffre qui dirige toujours la documentation. Sa mère, archiviste paléographe, nous en a donné les plans d’organisation, et je lui en suis reconnaissant. Nous avons ainsi démarré une aventure qui dure depuis trente ans, nous n’avons rien eu à changer, et notre fonds documentaire continue de s’enrichir. Pour toutes les personnes qui créent une documentation, l’important, dès le début, est d’avoir de bonnes structures qui peuvent évoluer. La documentation, c’est le dur. C’est de la mécanique. Je ne peux pas comprendre qu’une grande partie de la documentation de Sotheby’s, que j’ai moi-même utilisée, soit aujourd’hui en caisses. C’est comme un hôpital qui n’aurait plus de service de radiologie. Et pour finir de répondre à votre question, j’ai aussi vendu mon appartement de Londres pour acheter l’équivalent de 1,5 million de francs de livres.
Comme Bruno de Bayser, vous étiez expert et marchand.
J’ai eu la chance d’avoir un backer, Louis Grandchamp des Raux, qui a été beaucoup plus qu’un mécène. Il a été un vrai soutien. Il m’a appris le sens des affaires et, surtout, le courage. De 1987 à 1991, nous avons eu une courbe de croissance vertigineuse. Ça bouillonnait. Tout au long des années 1990, j’étais sans doute le plus important marchand de tableaux anciens de Paris.
Comment avez-vous formé les différents experts qui sont passés chez vous ? Prenons l’exemple de Pierre Étienne (aujourd’hui directeur international des tableaux anciens de Christie’s).
Pierre Étienne a été très malin, je dois dire. Il était l’un de nos quatre stagiaires ici. Un jour, il m’a demandé si j’accepterais d’être son parrain de thèse. Je ne pouvais pas dire non. Et là, j’ai découvert lors de la soutenance de son mémoire sur les natures mortes du XVIIe siècle quelqu’un qui parlait de la peinture avec une approche très originale, très spirituelle et même très intellectuelle – au bon sens du terme. Comme René Millet venait de me quitter, je l’ai formé à grande vitesse et à marche forcée. Il m’a suivi dans tous mes rendez-vous et a beaucoup, beaucoup voyagé. Je ne lui ai pas permis de perdre une minute. Et puis, comme j’en avais profité moi-même chez Sotheby’s, j’offre toujours à mes experts un grand voyage chaque année.
Comment expliquez-vous que depuis cinq ou six ans, vous soyez devenu quasi incontournable sur la scène internationale et, avec vous, la France, terreau fertile de chefs-d’œuvre ?
Je crois qu’il m’a fallu trente ans pour me construire, et l’arrivée de Stéphane Pinta, avec son approche pratique d’ancien restaurateur, nous a beaucoup apporté. Puis l’arrivée de Jérôme Montcouquiol a donné une autre dimension à nos recherches et à la qualité de rédaction de nos catalogues. Parallèlement, face à la raréfaction des découvertes en art ancien, un désir d’authenticité a fait son chemin parmi les amateurs et les conservateurs étrangers. Quand vous buvez une bouteille de vin au bord de la Garonne, elle n’a pas le même parfum que quand vous la buvez dans un bistrot à Hong Kong. Les gens croient maintenant qu’on peut trouver des œuvres extraordinaires à Senlis ou à Dijon, et ils ont raison. En vérité, le Caravage de Toulouse a joué un rôle de levier, mais honnêtement, j’ai failli me ruiner dans cette affaire ! Le montant de la prime d’assurance pendant toute la durée des trente mois de classement comme trésor national était astronomique. Nous avons, maître Labarbe et moi, dépensé entre quatre et cinq millions d’euros – j’étais endetté jusqu’au cou –, mais nous avons aussi changé d’approche. Depuis le début de ma carrière, j’ai toujours eu conscience que je pouvais tout perdre à n’importe quel moment. Quand ce tableau est arrivé, j’ai tout de suite compris que ce serait un combat terrible et que j’aurais besoin d’aide. Pendant deux ans, le tableau était resté caché dans notre chambre à coucher – mon épouse a accepté de vivre avec la Judith décapitant Holopherne ! et je lui en sais gré –, j’ai donc eu le temps de me préparer avant que la nouvelle soit rendue publique. J’ai travaillé avec un consultant qui nous a permis de construire une stratégie – c’est lui qui a eu l’idée d’exposer le tableau à Londres et à New York. Pendant toute la durée de l’affaire, nous nous sommes vus toutes les semaines, et nous nous voyons encore aujourd’hui une à deux fois par an pour un déjeuner amical. Je dois dire que ce qui m’a le plus touché tout au long de cette longue aventure, c’est le soutien de mes confrères concurrents parisiens, Patrice Dubois, Jacques Leegenhoek et Giacomo Algranti.
Vous n’avez pas demandé le passeport du Chardin suffisamment en amont de la vente d’Artcurial du 23 mars 2022, de même que vous ne l’aviez pas fait pour le Cimabue ou le Fragonard, classés depuis trésors nationaux… Est-ce justement une conséquence des trente mois au cours desquels le tableau de Toulouse a été bloqué sans que l’État ne cherche pour autant à l’acheter ?
La loi est là, et je ne fais que l’appliquer. Jamais les Anglais ne demandent une licence d’exportation avant une vente, et personne ne s’en plaint. En Angleterre, un tableau est bloqué six mois, renouvelable une fois si le musée a trouvé une partie de l’argent. Chez nous, deux ans et demi, c’est trop long. Une vente publique est le seul moyen de connaître le prix d’une œuvre, et cette loi est bien faite pour défendre le patrimoine. Je suis aussi là pour défendre les détenteurs du patrimoine. Les autres propriétaires regardent ce qui se passe. Pour s’assurer qu’ils ne soient pas tentés de faire sortir illégalement leurs œuvres, il est nécessaire de leur montrer que nous faisons tout pour les défendre.
Après le premier confinement, le jour de la vente d’Un philosophe de José de Ribera chez Daguerre le 16 juin 2020, vous étiez au téléphone avec le sous-enchérisseur à qui vous avez fait une leçon d’histoire de l’art. J’étais dans la salle, et vous aviez l’air vous-même totalement surpris de pousser autant le tableau. Que s’est-il passé ce jour-là ?
J’ai été très surpris par la faculté d’adaptation des maisons de ventes et, surtout, le changement d’attitude des collectionneurs durant la pandémie. Ce jour-là, un Américain m’a contacté en me rappelant que nous nous étions croisés il y a quinze ans et, sans m’en dire plus, a demandé un téléphone pour la vente. Au bout du fil, j’ai compris alors qu’il était lui-même au téléphone avec un client. Je lui ai proposé de rapprocher les deux combinés, ce client mystérieux m’a demandé de lui parler de l’œuvre et a monté au fur et à mesure. Aucun des enchérisseurs n’avait vu l’œuvre, c’était une grande nouveauté. Avec les images en haute résolution, le monde est devenu un village. Moi-même, j’ai récemment enchéri dans une vente à Cologne pour un cuivre anonyme mis à prix à 1 000 euros, que j’ai poussé jusqu’à 350 000 euros – c’était une œuvre de Josefa de Óbidos.
Estimez-vous que votre expertise ne mérite que 5 % du prix de vente ?
À l’époque, c’était 3 %. Cela me suffit, je n’ai pas besoin de plus pour effectuer mon travail et faire vivre mes quinze employés. C’est le commissaire-priseur qui prend le risque industriel – la propriété de l’Hôtel Drouot. Moi, je n’ai réussi dans mon métier que parce que j’ai travaillé pour eux, et pas à leur place. C’est aussi pour cela que, dès que j’ai pu me passer du commerce, j’ai arrêté. J’en fais encore un peu : j’ai ainsi vendu cinq tableaux l’année dernière, mais ce n’est rien. J’en vendais un par jour dans les années 1990 et j’ai cessé lorsque Hubert Duchemin est parti, en 2010. Je n’ai plus le temps, je suis accaparé par l’expertise. Aujourd’hui plus que jamais, dans ce contexte que nous venons de décrire, les amateurs qui ne se déplacent plus nécessairement ont besoin de faire confiance à des experts de renom. Ce nouveau phénomène nous permet d’ailleurs d’élargir le spectre des acheteurs d’art ancien, et nous pouvons aller chercher une autre clientèle, qui n’aurait pas forcément acheté il y a trois ans, mais qui est séduite par le caractère unique d’œuvres « redécouvertes ».