« Après deux ans de pandémie, nous ne pouvions naturellement plus attendre », a déclaré Teresa Iarocci Mavica, la dynamique conservatrice italienne qui a dirigé les préparatifs de GES-2 House of Culture, nouveau centre d’art qui a ouvert ses portes le 4 décembre dans une ancienne centrale électrique située en face du Kremlin, à Moscou. Il s’agit du siège permanent dont l’entrée est gratuite de la Fondation V-A-C, que Teresa Iarocci Mavica a co-fondé en 2009 avec Leonid Mikhelson, milliardaire russe qui a fait fortune dans le gaz naturel (Forbes estime son patrimoine à près de 26 milliards d’euros).
V-A-C n’avait auparavant qu’une présence « nomade » dans la capitale russe, produisant des « interventions d’art contemporain dans des institutions non artistiques et des espaces publics », explique Katerina Chuchalina, conservatrice en chef de la fondation. Désormais, le bâtiment de la centrale électrique, dont l’ouverture était initialement prévue en 2020, abrite des espaces d’exposition et de performance ainsi que des ateliers de création, un projet conçu par Renzo Piano Building Workshop en mettant l’accent sur la durabilité.
Après un an de retard, les derniers préparatifs du GES-2 ont été effectués pendant la récente période de semi-confinement à Moscou. Comme dans tous les musées de la capitale russe, les visiteurs devront présenter à l’entrée des codes QR prouvant leur immunité au Covid-19 via une vaccination ou une guérison du virus. Le personnel devra faire de même, explique Teresa Iarocci Mavica, qui indique que les employés de la fondation sont vaccinés à 87 %, soit 2,5 fois plus que la moyenne en Russie.
Depuis que le programme de la saison d’ouverture a été annoncé en 2019, l’artiste islandais Ragnar Kjartansson travaille sur « Santa Barbara » (4 décembre 2021-13 mars 2022), son remake du feuilleton américain éponyme devenu un énorme succès dans la Russie post-soviétique. En raison des restrictions de voyage imposées par la pandémie de Covid-19, l’artiste a supervisé la production à distance via Zoom. L’exposition comprend la reconstitution et le tournage quotidiens de la série Santa Barbara au GES-2, à partir de l’épisode 217, le premier diffusé en Russie en janvier 1992.
« LA RUSSIE EST UN GÉANT DE LA CULTURE ET DU POUVOIR, GRAND ET COMPLIQUÉ, QUE J’ADMIRE DEPUIS QUE JE SUIS ENFANT »
« L’œuvre est la création de l’œuvre, déclare Ragnar Kjartansson, pas seulement le tournage, mais le chaos, la machine de production ». Il décrit le projet comme une « exposition de rêve » et une « folle aventure », en travaillant avec des acteurs russes et les créateurs originaux de la série. Santa Barbara « résonne étrangement » avec tout, de la pandémie à la géopolitique de l’enfance en Islande. Ragnar Kjartansson a même appris que Jerome Dobson, qui a coécrit le feuilleton avec sa femme Bridget, a connu à l’université de Stanford Alexandre Kerenski, le leader de la Révolution de février 1917 qui a renversé les tsars russes.
« Santa Barbara a tellement de significations que j’ai moi-même du mal à comprendre, dit l’artiste. C’est un projet qui m’a totalement enchanté. En tant que personne élevée en Islande, mon identité se situe entre Moscou et Washington. Dans mon enfance, nous conduisions une Lada et nous regardions des films américains. En tant qu’enfant de socialistes, les Russes ont toujours été les gentils de la guerre froide pour moi ».
LORSQU’IL ÉTAIT ÉTUDIANT EN ART, RAGNAR KJARTANSSON RÊVAIT DE DEVENIR « UN PEINTRE HISTORIQUE COMME RÉPINE »
En parallèle, Ragnar Kjartansson et sa partenaire Ingibjörg Sigurjónsdóttir ont organisé « To Moscow ! À Moscou ! To Moscow ! », une exposition collective réunissant des peintures d’Elizabeth Peyton en dialogue avec une sculpture de Sigurjónsdóttir et l’interprétation par Kjartansson des attaques de vandales du tableau d’Ilya Répine de 1885 représentant Ivan le Terrible désespéré après avoir tué son fils. Lorsqu’il était étudiant en art, l’artiste rêvait de devenir « un peintre historique comme Répine ». « La Russie est un géant de la culture et du pouvoir, grand et compliqué, que j’admire depuis que je suis enfant », dit-il, décrivant l’ouverture du GES-2 comme le début d’une « belle institution très engagée ».
Le programme curatorial – qui a débuté avec cinq saisons sous le titre « Holy Barbarians » – a également évolué avec la pandémie pour accorder une plus grande place aux artistes locaux. « Nous avons fait beaucoup d’efforts pour repenser le programme d’ouverture afin d’aider la scène locale, réinjecter un peu d’énergie positive dans la crise que le Covid a apportée », explique Teresa Iarocci Mavica. Ainsi, « When Gondola Engines Were Taken to Bits : a Carnival in Four Acts » « reflète le carnavalesque dans la culture russe, par le biais d’expositions, de danses, de rave parties et de spectacles de stand-up ». Une partie du carnaval se tiendra dans l’espace de la fondation à Venise, un palazzo des années 1800 reconverti, présentant des expositions pendant la Biennale d’art. « Si les programmes de Moscou et de Venise sont assez autonomes, il est tout aussi important pour nous de les renforcer », explique Katerina Chuchalina.
Cet été, le GES-2 a déjà fait le buzz avec l’installation en plein air de Big Clay n°4, une sculpture de 12 mètres de haut de l’artiste suisse Urs Fischer, qu’un humoriste russe a comparée à un « tas de merde ». Teresa Iarocci Mavica considère diplomatiquement ce tollé comme un « signe très sain » de l’intérêt du public pour l’art. Le nouveau lieu s’étend sur 41 000 m2 sur le quai Bolotnaya. En 2018, Teresa Iarocci Mavica avait évalué le coût de GES-2 à environ 265 millions d’euros. Lors d’une conférence de presse en 2019, Mikhelson s’est contenté de précisé que « le montant du départ, effrayant dans mon esprit, a doublé », sans préciser davantage. « Je n’ai aucune idée du coût total », a déclaré Mavica à The Art Newspaper en novembre.
« NOTRE INTENTION EST D’OUVRIR CETTE PARTIE DE LA VILLE EN LA TRANSFORMANT EN UN LIEU ACCUEILLANT TOUTES SORTES DE PERSONNES »
GES-2 est situé près du site où se sont déroulées des manifestations antigouvernementales depuis 2011 et qui ont été interdites depuis. Historiquement, la zone n’était « pas du tout accessible lorsque la centrale électrique fonctionnait, explique Teresa Iarocci Mavica. La proximité du Kremlin l’a également rendu très sensible, alors que notre intention est d’ouvrir cette partie de la ville et de la rendre perméable et dynamique en la transformant en un lieu accueillant toutes sortes de personnes ».