Nicholas Nixon a commencé sa carrière dans les années 1970 avec des photos en plan large de la ville de Boston, où il vit. Elles ont été présentées à la George Eastman House (Rochester) en 1975 dans le cadre de l’exposition devenue fameuse « New Topographics ». Quand nous les contemplons aujourd’hui, sachant la trajectoire qu’il a adoptée par la suite, nous sommes tentés de penser que ces premières images de ville tentaculaire figurent un corps impossible à étreindre. Car Nicholas Nixon est désormais surtout connu pour son approche de l’intime, sa proximité physique avec les êtres qu’il photographie tenant à la fois de la caresse et de l’intrusion. À la matérialité des corps représentés s’ajoute celle des tirages par contact, qu’il opère lui-même depuis toujours.
Quel rapport avez-vous avec la France ?
Je viens souvent en France, j’adore le Pays basque, où j’ai des amis, et je suis un grand lecteur de Marcel Proust, que j’ai lu en anglais et aussi pour une bonne partie en français. Henri Cartier-Bresson était mon héros quand j’ai commencé la photographie. Je ne pensais pas que l’on pouvait dire autant avec une image. J’étais alors étudiant en littérature, je lisais William Faulkner, James Joyce, et, pour moi, seule la littérature pouvait traduire les significations les plus complexes de la vie. La découverte de la photo a été quelque chose de fou. J’ai changé de matière principale, puis j'ai poursuivi mes études dans une école d’art.
Qu’est-ce qui vous a tant frappé dans la photographie ?
Le fait que le positionnement d’un corps dans un cadre peut suggérer une vulnérabilité. Ou que le contact de deux corps sous l’arc du ciel en dit davantage qu’une description avec des mots.
Proust est le maître du détail. Il décante les gestes, les paroles, les lumières, les odeurs. Votre façon de cadrer, souvent de très près, une nuque de femme par exemple, témoigne de votre attention aux choses les plus anodines, celles qui sont le signe de la vie même…
Parfois, en lisant Proust, on peut être irrité par toutes ses digressions, ses descriptions si précises. Je fais finalement la même chose. La photographie me permet de délivrer toute mon énergie, toute ma minutie. C’est aussi quelque chose de très sensuel pour moi.
De même que Proust, vous jouez avec tous les concepts possibles du temps : le temps qu’il reste à vivre quand vous photographiez les personnes âgées ou les malades du sida, le temps qui passe, incarné par la série sur les sœurs Brown…
Ce que je fais, c’est que j’étire le temps. Parfois, un travail me prend une année, et le temps que je prends fait partie intégrante de ma démarche, partie intégrante de la scène quand, d’un coup, des choses se produisent. Ce temps étiré peut également renforcer le sens.
Vous travaillez presque toujours par série. Est-ce parce que vous n’êtes jamais content du résultat ?
Si vous prenez le personnage de Swann dans À la recherche du temps perdu, entre le premier livre et les suivants, il vieillit, et le lecteur a conscience que ses perceptions évoluent à mesure qu’il prend de l’âge. En ce qui me concerne, je change également, de même que la personne en face de moi, et nous aurons beau refaire les mêmes images, ce ne seront jamais les mêmes. Nous ne sommes pas aussi stables qu’une photographie pourrait le laisser penser. Les choses ne sont pas fixes, contrairement à ce que nous aimons croire.
Vous utilisez depuis toujours une chambre grand format (8×10). Est-ce là encore une question de rapport au temps, une manière de ralentir le processus ?
En partie. Cela me permet aussi d’obtenir la plus grande netteté et la plus grande clarté possibles. Je suis arrivé à un point où la conjonction de ma personnalité et de mon appareil photo rassure les gens. Le processus est lent, et les gens ont le sentiment que je n’agis pas comme un voleur. Si j’utilisais un appareil léger, tel un Leica, je pourrais prendre des photos à leur insu, mais ce que je recherche, c’est leur accord et leur coopération.
Depuis quarante-six ans, vous réalisez chaque année selon un protocole immuable un portrait de votre épouse et de ses sœurs. Cette série, Brown Sisters, vous a rendu célèbre et, à vrai dire, elle cache la forêt. Dans l’exposition à Toulouse et dans le catalogue qui l’accompagne, on mesure votre rapport charnel au corps, aux postures, à la peau. D’où vous vient ce besoin de raconter la vie et le destin des individus à travers leur corps ?
Très jeune, j’ai découvert l’œuvre d’Edward Weston, qui a beaucoup compté dans ma démarche. Par ailleurs, je ne sais pas si vous connaissez Clarence Kennedy, qui était professeur de sculpture italienne au Smith College, dans le Massachusetts. Il allait voir les responsables de la Galleria degli Uffizi, à Florence, et les convainquait de le laisser toute la nuit dans le musée, pour qu’il puisse prendre des photos à la chambre des merveilleux marbres qui y sont exposés. J’ai également une passion pour la peinture de Lucian Freud. Non seulement ses corps sont peints avec une justesse incroyable, mais ce qui me fascine, c’est ce que ces corps expriment. Je pense qu’il est possible d’aboutir au même type de résultat avec un grand négatif : décrire aussi bien la peau, le visage et les gestes.
Même quand vous photographiez des arbres, on a le sentiment que l’écorce est un épiderme, une peau naturelle.
J’ai montré ces photos à un ami psychiatre, et il m’a dit que ces arbres devraient porter des sous-vêtements !
Lorsque vous zoomez sur votre barbe poivre et sel ou sur votre pupille, il y a une façon un peu brutale de rappeler ce qu’est un corps vieillissant. Vous vous rapprochez le plus possible des gens dans un monde où chacun s’éloigne, vit par écran interposé, essaie de se rajeunir…
Peut-être est-ce une réaction à cet état de choses. Toutes mes images viennent du cœur. Si je pouvais faire des portraits nus de toutes les personnes âgées de ma ville, je serais ravi ! Je considère le corps des personnes âgées comme un paysage.
Il y a une exposition John Coplans en ce moment à la Fondation Henri Cartier-Bresson, à Paris. Coplans a photographié son corps vieillissant, mais il en fait une sorte d’exploration des formes, un jeu sculptural. Vous n’êtes pas dans cette problématique…
Non, en effet. Je photographie une chose qui est belle et surprenante à l’extérieur, et j’essaie de faire ressentir ce qu’elle recèle, ce qui est sous-jacent. Je m’efforce de montrer le monde en son entier dans une seule image, aussi prétentieux que cela puisse paraître.
Les portraits de personnes âgées réalisés par Mario Giacomelli sont des photos prises au flash, très violentes, qui expriment une révolte à l’égard de la condition humaine. Comment faites-vous pour ne pas être en révolte ?
La photo m’aide à accepter notre condition, et à ne pas penser à la révolution climatique ni à Donald Trump. Tant que je photographie, je peux me détourner des pesanteurs de notre époque. Et, à vrai dire, la photo m’aide à partir en quête de quelque chose de bien plus grand que ce qui s’offre à mon regard. Pour en revenir à Mario Giacomelli, notre façon de procéder est opposée, c’est le jour et la nuit. Mais j’aime ses images, car il va au cœur des choses.
« Si je pouvais faire des portraits nus de toutes les personnes âgées de ma ville, je serais ravi ! Je considère le corps des personnes âgées comme un paysage. »
Il va surtout au cœur de ses propres peurs…
Exactement : il laisse les individus qui sont devant son objectif exprimer ce qu’il ressent lui-même. En ce qui me concerne, je me sens comme un vétérinaire qui soigne un chien. Je câline le chien, je le mets en confiance et, au bon moment, je prends la photo.
Quand vous photographiez des personnes âgées ou des malades du sida en fin de vie, cet accompagnement photographique est-il une façon de vous familiariser avec la mort ou bien une occasion que vous offrez à toutes ces personnes de garder un fil avec la vie ?
Il y a sans doute un peu des deux. Je veux que ces personnes comprennent que ce que nous faisons ensemble a un sens. C’est pour elles que je fais ces photos, afin de révéler quelque chose de vrai de l’humanité, mais c’est aussi pour le reste du monde. Je montre ce qui arrive quand le corps prend de l’âge, quand l’esprit décline. Se tenir à distance de cette vérité me semble lâche. La tristesse, la mort, la cruauté : tout cela est vrai, et cela vaut le coup de les affronter et de les accepter.
« J’aime particulièrement les photos sur lesquelles Bebe et moi sommes très proches l’un de l’autre. Tels deux corps et deux âmes qui dansent ensemble et se fondent l’un dans l’autre. »
Comment faites-vous pour photographier d’aussi près des couples nus ? J’ai lu que vous placiez d’abord la chambre un peu loin, puis vous rapprochiez peu à peu…
Pour se rapprocher, il faut le mériter, il faut gagner la confiance des gens. Quand on se place à 1 mètre d’une personne, c’est la bonne distance pour se parler. À 50 centimètres, on peut se dire un secret. À 20 centimètres, on devient amants. Il est toujours possible de se rapprocher, et c’est ce qui est le plus excitant quand on rencontre quelqu’un. J’aime ressentir la possibilité de me connecter profondément avec des gens que je ne connais pas, j’aime l’idée de cette électricité entre les êtres. Photographier des couples nus me demande de grands efforts de séduction. Je suis à la fois honnête et séducteur. Je cherche à obtenir d’eux une collaboration qu’ils n’auraient sans doute pas imaginée. En général, les personnes sont réticentes au début. Et, peu à peu, on se rapproche les uns des autres. C’est une sorte de danse. Je n’accule personne, mais je peux être très persuasif.
N’est-il pas difficile de se rapprocher ainsi des corps avec une chambre grand format, qui est un objet encombrant ?
Je joue de cette chambre comme d’un violon. Je suis rapide et agile avec, car je la pratique tous les jours depuis cinquante ans. Face à mon aisance, les gens me font confiance comme on fait confiance à un musicien. Ils me voient, voient mon visage qui est juste à côté de l’appareil. Je ne les dirige jamais. Je leur dis en général quelque chose du genre : « Peu importe ce qui se passe maintenant, donnez-moi ce moment, soyez présent. »
Parmi les photos de couple, il y a celles de vous avec votre femme Bebe. Quel rôle joue-t-elle dans votre œuvre ?
Bebe m’a toujours accordé beaucoup de son temps, et surtout elle m’aide à éditer mes photos. Dans mes images, je cherche la bonne composition, la forme; elle cherche l’humanité, ne s’intéressant qu’à l’émotion. Et c’est souvent elle qui a raison. Dans la vie, Bebe est assistante sociale, elle s’occupe de femmes qui ont un cancer, souvent à un stade avancé, c’est donc très dur. Elle a un courage et une force incroyables. Nous avons tous deux beaucoup côtoyé la maladie, le grand âge et la mort, nous avons cela en commun.
Harry Callahan et Emmet Gowin ont photographié leurs femmes respectives, Eleanor et Edith, tout au long de leur vie. Chacune de ces photos est une lettre d’amour. Est-ce aussi le cas pour vous ?
J’aime particulièrement les photos sur lesquelles Bebe et moi sommes très proches l’un de l’autre. Tels deux corps et deux âmes qui dansent ensemble et se fondent l’un dans l’autre. Avant, lorsque je photographiais Bebe dans la baignoire ou avec ses sœurs, c’était différent, c’était plus distancié. Sur une photo, on voit dans le même plan ses cheveux et ma barbe qui se confondent presque. C’est très beau, c’est une sorte de reconnaissance de tout son être que je n’étais pas capable d’offrir quand j’étais plus jeune. Donc oui, ce sont des lettres d’amour.
Outre votre femme, vous avez aussi beaucoup photographié vos deux enfants, vos belles-sœurs, vos proches. Les sœurs Brown vieillissent devant l’objectif, tandis que vous vieillissez derrière l’objectif. Votre œuvre peut-elle être comprise comme un journal intime ?
Je suis fils unique. Les sœurs Brown sont comme mes sœurs. Nous sommes tous d’accord pour poursuivre ce projet aussi longtemps que possible. Nous nous connaissons bien, elles savent ce que je cherche. Je crois qu’elles me considèrent un peu comme un prédateur. Quelqu’un qui se fiche de savoir si le moment est triste ou gai, qui est simplement en quête d’une intensité dramatique.
Un prédateur, vraiment ?
Oui, un peu. Si je vois quelque chose qui m’intéresse, je ne le laisse pas passer. Cependant, si je pense que cela risque de blesser quelqu’un, je ne le fais pas. Disons chasseur plutôt que prédateur. Quelqu’un qui part à la recherche de ce dont il a besoin pour nourrir son âme.
Vous avez pratiqué le noir et blanc quasiment toute votre vie, même si vous avez fait l’expérience de la couleur. Pourquoi un tel attachement ?
C’est une question de lumière. Mais j’ai aussi en tête les peintures de Giotto et de Fra Angelico… Je ne sais pas pourquoi, mais je pense que mon travail a un lien avec ces œuvres, avec leur façon de traduire les gestes, de raconter des histoires humaines qui sont proches de celles que j’espère moi-même raconter.
Vous avez commencé votre vie d’adulte en étudiant la littérature américaine, votre mémoire de master portait sur l’Ulysse de James Joyce. Dans Ulysse, il y a le monologue de Molly Bloom, une femme qui livre toutes ses pensées les plus intimes, en particulier sur son corps et sa sexualité. Ce texte a-t-il été important dans votre approche ultérieure de la photographie, dans votre façon d’aller au plus intime ?
Son monologue a sans doute constitué ma plus importante expérience de l’art. Je commençais à découvrir les grandes peintures, mais ce texte dépassait tout ce que je pouvais imaginer. C’était comme un orgasme, une épiphanie. J’ai compris qu’il était possible d’aller au-delà de ce que les mots disent, d’exprimer quelque chose de plus profond, de plus souterrain – c’était une révélation pour moi. J’ai par ailleurs obtenu un master en photographie et fait ensuite une thèse sur l’ironie, sur la façon dont les photographes en font usage. Pour ma part, je n’ai pas beaucoup recouru à l’ironie dans mon propre travail – on peut même me le reprocher. Mais, à vrai dire, je répondrai que « je m’en fous » (en français). J’aime la sincérité.
« Nicholas Nixon. Une infime distance », 3 novembre 2021 - 16 janvier 2022, galerie Le Château d’eau, 1, place Laganne, 31000 Toulouse.
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Nicholas Nixon. Une infime distance, texte de Gilles Mora et Isabelle Darrigand, Paris, Atelier EXB/ Toulouse, galerie Le Château d’eau, 2021, 168 pages, 165 photos n&b, 45 euros.