Nous avions rencontré Clément Chéroux en mai 2020, au moment où il quittait le poste de conservateur en chef de la photographie du San Francisco Museum of Modern Art (SFMoMA) pour rejoindre, en septembre, le Museum of Modern Art new-yorkais. Ce nouvel entretien est l’occasion d’une réflexion sur les récents événements et d’une présentation de la programmation à venir du musée.
Quelles sont vos conditions de travail au MoMA ?
Quand j’ai pris mon poste en septembre 2020, j’ai pu travailler sur place, puisque je dispose d’un bureau en propre. Tout est fait pour assurer le maximum de sécurité : chaque matin, nous avons un test de température, puis un questionnaire à remplir. Les bureaux accueillent la moitié du personnel. Toutes les zones tactiles sont désinfectées en permanence. Les choses ont un peu changé depuis la mi-décembre, car tout le monde est passé en télétravail, prévu jusqu’à mi-février. Quant aux espaces publics du musée, ils sont à peu près à 25% de leur capacité d’accueil, un chiffre que l’on n’excède pas. Les masques et la réservation préalable sont obligatoires, il y a aussi des contrôles de température.
Comment avez-vous réagi aux événements qui se sont déroulés au Capitole, à Washington, D.C., en janvier ?
J’ai été réellement choqué. Je crois que nous vivons un moment de clivage extrême entre deux Amériques. J’ai beaucoup regardé les images, que ce soit sur les chaînes de télévision ou sur les réseaux sociaux comme Instagram. Ce qui me frappe, c’est le décalage entre les images qui ont circulé et les faits. D’un côté, disons-le clairement, il y a des images assez grand-guignolesques, qui montrent des manifestants le visage peinturluré, coiffés d’un chapeau à cornes, certains posant dans le Capitole pour des images-trophées, les pieds sur le bureau de Nancy Pelosi [présidente de la Chambre des représentants]. C’est le carnaval tel que décrit par Mikhaïl Bakhtine (1), un lieu d’exutoire, défouloir ou refouloir. De l’autre côté, il y a une situation historique effrayante : un président totalement irresponsable qui crée les conditions d’une insurrection populiste et anticonstitutionnelle. Les images ne reflètent pas cette situation extrêmement grave. Il y a eu cinq morts tout de même… Finalement, les images les plus violentes qui ont été diffusées sont celles qui montrent le drapeau confédéré, les références à Auschwitz ou aux Waffen-SS. Il ne s’agit pas d’une violence directe, mais d’une violence symbolique.
« Le programme que j’ai construit pour le département de photographie du MoMa est très axé sur la question de la diversité – de genre, d’ethnie et de géographie. »
Parmi vos récents domaines de réflexion figurait précisément la question de la diffusion et de la circulation des images. Je pense à l’exposition « Snap+Share. Transmitting Photographs from Mail Art to Social Networks », que vous avez conçue en 2019 au SFMoMA. Au regard de ce qui s’est passé récemment avec Donald Trump, banni des réseaux sociaux, feriez-vous cette exposition autrement ?
L’exposition « Snap+Share », que j’ai préparée en 2018, analysait la question de la transmission des images sur un plan historique, depuis l’envoi des cartes postales jusqu’aux réseaux sociaux. Elle s’interrogeait sur le besoin de transmettre des images à toute époque. Elle pointait déjà les problèmes actuels liés à la diffusion des images sur les réseaux sociaux : la quantité, la dilution du sens, l’ubiquité, le narcissisme, l’absurdité de certaines pratiques. Mais je dirais que c’était une exposition qui portait sur le politique plutôt que sur la politique, dans le sens où elle abordait davantage des questions de société que des problèmes relevant de l’actualité ou de la classe gouvernante. Après ce qui s’est passé ces deux dernières années sur les réseaux sociaux, il est probable que j’aborderais aujourd’hui la question de manière beaucoup plus large, sans me limiter à la photographie, mais en incluant d’autres arts, en incluant le mot aussi, tel qu’il est transmis via Twitter, par exemple.
Le musée doit-il être un lieu de réflexion sur ce qu’est la démocratie ?
Je pense en effet que le musée doit être un lieu de réflexion ou de défense du principe démocratique, surtout lorsque celui-ci est mis en danger. Je crois aussi que la photographie, art démocratique par excellence, a son mot à dire dans le contexte actuel, qui est marqué par la violence, que ce soit celle de la pandémie et des dérèglements climatiques, face auxquels nous ne sommes pas tous égaux, ou celle du politique. Je pense à cette violence qui construit des murs, qui ne condamne pas le machisme, le racisme endémique, ni les brutalités policières, qui dénie l’égalité des droits aux membres de la communauté LGBTQ, cette violence qui refuse d’accepter les résultats d’une élection démocratique et envahit le Capitole. Dans ce contexte très pesant, il me semble plus important que jamais de renforcer ce qui est au cœur du principe démocratique : la pluralité, la représentativité et l’égalité des différentes voix.
La crise que vous traversez, que nous traversons tous, aura-t-elle un impact sur vos projets ?
Le programme que j’ai construit pour le département de photographie du MoMA, en discussion avec les autres conservateurs du service, Roxana Marcoci, Sarah Meister et Lucy Gallun, est très axé sur la question de la diversité – de genre, d’ethnie et de géographie. Une question qu’il est encore plus crucial de mettre en avant aujourd’hui.
Quelles sont les grandes expositions à venir ?
Une exposition intitulée « Foto-clubismo. Brazilian Modernist Photography » se tiendra de mai à septembre 2021. Sarah Meister en est la commissaire. Elle aborde l’histoire d’un club de photographes, le São Paulo’s Foto Cine Clube Bandeirante, réunissant des figures telles que Geraldo de Barros, Thomaz Farkas, Gertrudes Altschul. Témoignant de l’extraordinaire dynamisme de cette photographie moderniste brésilienne des années 1940 à 1960, elle met l’accent sur un pan de cet art qui n’a jamais été exposé à une échelle internationale. L’enjeu est d’ouvrir à de nouvelles scènes ou des scènes injustement méconnues, mais aussi à d’autres pratiques et d’autres systèmes de présentation de la photo. Au printemps 2022 sera inaugurée une grande exposition Wolfgang Tillmans, sous le commissariat de Roxana Marcoci. Tillmans est l’un de ceux qui ont le plus révolutionné la façon de montrer de la photographie, dans sa manière de tirer les images, de les accrocher, de créer des cosmologies faisant de chaque photo à la fois une planète et un satellite d’un ensemble plus large. Nous avons également un projet avec Yto Barrada, un autre avec l’artiste Gabrielle L’Hirondelle Hill, et nous réfléchissons en permanence sur les accrochages de la collection.
« il est important que la diversification des photographes s’accompagne d’une diversification de la photographie elle-même. La photographie existe aujourd’hui sous bien d’autres formes que celle du beau tirage encadré : dans l’espace public, sur les écrans, dans les livres… »
Allez-vous reconduire le projet autour de la jeune photo qui se tient tous les deux ans, invitant une dizaine de photographes à exposer ?
« New Photography » a été inventé en 1985 pour répondre à une urgence : donner plus de présence aux photographes contemporains au MoMA. La situation n’est pas la même aujourd’hui, car, non seulement le musée montre davantage de photographie contemporaine, mais d’autres espaces à New York en exposent aussi. Pour moi, l’urgence s’est déplacée, elle est davantage liée à la question de l’ouverture au monde. Je réfléchis donc à l’idée d’un « New Photography » qui explore une scène artistique ou une ville en dehors des États-Unis et de l’Europe, c’est-à-dire plutôt des lieux en Asie, en Afrique ou en Amérique du Sud.
Comment envisagez-vous l’enrichissement des collections ?
Il sera axé sur toutes les formes de diversité qui m’intéressent. Nous avons déjà engagé, pour les mois à venir, des acquisitions d’artistes de la communauté LGBTQ, d’artistes african american ou native american, ainsi que d’artistes issus d’Afrique et d’Asie.
Les conservateurs américains sont longtemps restés attachés à l’épreuve papier, le fine print. Or, aujourd’hui, la photographie passe par d’autres canaux : le numérique, le Web, l’installation… Pensez-vous prendre davantage en compte ces nouveaux supports dématérialisés ?
Il est important en effet que la diversification des photographes s’accompagne d’une diversification de la photographie elle-même. La photographie existe aujourd’hui sous bien d’autres formes que celle du beau tirage encadré : elle existe dans l’espace public, sur les écrans, dans les livres… Le département photo du MoMA s’est déjà largement intéressé à ces questions à travers les rencontres du Forum for Contemporary Photography, qui se tiennent plusieurs fois par an, ou par des expositions comme « Ocean of Images » [7 novembre 2015-20 mars 2016], qui se concentrait sur la connectivité, la circulation des images, les réseaux d’information et les modèles de communication. Il ne s’agit pas de réinventer la roue mais de continuer. Nous allons donc acheter des œuvres qui existent sur une clé USB ou un disque de stockage, qui se pensent comme des installations, dans la lignée de ce que Quentin Bajac, mon prédécesseur, a impulsé.
Êtes-vous attentif aux très jeunes photographes, les Millennials qui ont grandi avec les nouvelles technologies ?
Oui, je regarde beaucoup ce que fait la nouvelle génération de photographes, celle que l’on décrit comme digital native. Je ne veux pas donner de nom ici, mais il y a de plus en plus de photographes qui n’ont pas d’appareil photo, qui utilisent uniquement leur téléphone portable et qui, plutôt que de faire des livres ou des expositions, postent des dizaines d’images chaque jour sur leur compte Instagram. Ces nouvelles formes de diffusion me passionnent, en particulier les photographes qui s’intéressent à la relation que l’image peut avoir avec le texte, à travers la combinaison de photographies et de textos qui constitue une sorte de petit poème illustré.
Vous êtes conservateur de la photographie depuis vingt ans. Entre le début de votre carrière et aujourd’hui, considérez-vous que votre métier a beaucoup changé ?
Oui, il a beaucoup évolué. Au début des années 1990, nos seules sources de connaissance étaient les expositions, les livres et les rencontres. Notre carnet d’adresses était assez limité. Aujourd’hui, nous sommes submergés par les informations. Alors que le métier, il y a vingt-cinq ans, consistait à recueillir l’information, à présent, il consiste à la filtrer.
Au MoMA, les œuvres ne sont pas inaliénables. Le musée songe-t-il à en vendre ?
Il existe depuis des années un programme de désaccession des photographies de la collection. Presque tous les conservateurs en chef du département ont utilisé ce système, à la fois pour réévaluer la collection et financer de nouvelles acquisitions. Nous avons certaines photographies iconiques en double, parfois triple exemplaire. Nous possédons, par exemple, plusieurs tirages de la Migrant Mother de Dorothea Lange, ce qui est très précieux pour montrer l’évolution de sa manière de tirer. Mais disons que quelques cas d’école suffisent pour expliquer la façon dont une œuvre évolue. Nous réfléchissons donc actuellement à mettre en vente certains de nos doubles.
Vous êtes très sensible au livre photo. Cela se sentira-t-il dans vos nouvelles impulsions pour le département ?
Plus que jamais, le livre est aujourd’hui une part essentielle du mode de créativité des photographes. Je ne parle pas des livres de photographie imprimés à des dizaines de milliers d’exemplaires par de grands éditeurs internationaux. Je parle des éditions confidentielles, tirées à quelques centaines d’exemplaires, pour lesquelles le photographe intervient à tous les stades de la création : la sélection des images, la mise en pages, le choix du papier, etc. Je crois que le livre de photographie en est aujourd’hui au point où en était le livre d’artiste dans les années 1970-1980. C’est devenu un lieu d’effervescence et de créativité incroyable. Pendant des années, j’ai acheté des livres et je les feuilletais en me demandant quelles seraient les images qu’il faudrait faire entrer en collection. Puis, un jour, j’ai compris que c’est le livre entier, dans toute sa complexité, qui est une œuvre en soi. Il y a à l’heure actuelle un véritable monde du photobook, avec ses collectionneurs, ses marchands, ses spécialistes, ses salons. C’est l’une des communautés importantes de la photographie, en particulier à New York. Et il me semble primordial de nous adresser à cette communauté à travers ce que nous faisons au musée. Nous allons ainsi intégrer plus d’ouvrages dans nos accrochages, accroître nos acquisitions de livres de photographie et développer divers programmes publics autour de ces questions.
On a longtemps parlé d’une « photographie américaine », en faisant allusion à une tradition documentaire du XXe siècle particulièrement puissante : Evans, Hine, Capa, Frank, Callahan, Friedlander, Winogrand, Arbus, Eggleston, Baltz, Avedon… Pensez-vous que perdure aujourd’hui une « photographie américaine » et, si c’est le cas, comment la définiriez-vous ?
Sur ce point encore, je réfléchis plutôt en termes de diversité que de spécificité. Il y a des photographies américaines, cela veut dire des tendances : performatives, conceptuelles, documentaires, subjectives, narratives, etc. Mon rôle n’est surtout pas de défendre une école contre une autre, mais de rendre compte de cette pluralité en montrant ce que je considère de meilleur dans chacune de ces catégories.
Les précédents conservateurs photo du MoMA ont laissé leur empreinte sur l’histoire de la photographie : Beaumont Newhall a écrit une histoire fondamentale du médium. Edward Steichen a inventé des expositions à grand spectacle, comme « The Family of Man » en 1955. Peter Galassi a élargi la lignée documentaire privilégiée par Beaumont Newhall et John Szarkowski. Quentin Bajac a souhaité que le musée ne se contente pas de collectionner des tirages, mais acquiert aussi des installations, des images réalisées spécialement pour le Web. Quel sera votre sillon ?
Plutôt qu’en termes de personnes, je réfléchis en termes de génération. La génération précédente de conservateurs et d’historiens a cherché à définir la spécificité ou la singularité de la photographie. Ma génération est beaucoup plus intéressée par la diversité ou la pluralité de la photographie. Il n’y a pas une, mais des photographies, qui coexistent dans des expressions et des contextes différents. Du vernaculaire à l’art, de New York à Hong Kong en passant par Lagos, qu’elle prenne la forme d’un tirage ou d’une installation, qu’elle soit argentique ou numérique… Je sais bien qu’en défendant cette approche holistique, en ne privilégiant pas une école par rapport à une autre, je risque précisément de ne pas marquer mon sillon. Mais ce n’est finalement pas très grave, l’important me semble d’être juste par rapport à ce qu’est la photographie elle-même.
(1) N.d.l.r. : Historien et théoricien russe de la littérature (1895-1975), qui s’est notamment intéressé à l’œuvre de François Rabelais.