Agnès b., née Agnès Troublé, a vécu plusieurs vies. Avant de devenir une icône de mode au succès international, la jeune versaillaise a rêvé de vivre avec et pour l’art. Elle est aujourd’hui entourée d’œuvres d’art contemporain dans le bureau où elle dessine ses collections, situé rue Dieu (10e arrondissement). Dans un bâtiment neuf de 1400 m2, conçu par l’architecte Augustin Rosenstiehl (agence SOA architectes), La Fab. fait la synthèse de ses multiples activités : la galerie du jour, ressuscitée, un espace d’exposition de sa collection (plus de 5000 œuvres), une librairie et le fonds de dotation Agnès b. qui soutient des actions sociales et environnementales, engagements de longue date de cette entrepreneuse hyperactive et philanthrope.
Que verra-t-on à La Fab. ?
Des expositions temporaires, à partir de ma collection. La première durera trois mois et aura pour thème la hardiesse. C’est ce qui me frappe le plus chez les artistes : créer quelque chose sans être sûr du résultat mais y aller. Ma collection comporte de nombreuses œuvres qui portent cette marque, sous différentes formes. C’est très difficile de décanter pour trouver la hardiesse, il y en a tant! C’est comme une dissertation visuelle. Je me suis mariée au mois d’août et ma mère me faisait tout le temps sécher les cours en terminale, alors que j’adorais la philosophie. Là, j’ai l’impression de prendre une revanche ! Depuis longtemps, j’avais envie d’un endroit pour partager cette collection, l’enrichir du regard des autres. On l’a beaucoup vue, mais pas tout. L’idée est de la dévoiler peu à peu. Les œuvres sont orphelines une fois relâchées par l’artiste, elles ont besoin d’être aimées, connues.
Comment le site a-t-il été choisi ?
Je cherchais un endroit populaire, pour atteindre des gens qui ne vont habituellement pas dans ce type de lieu. J’ai envie que ce soit ouvert à la diversité. Je pensais à la banlieue nord, quand le maire du 13e arrondissement m’a dit que des logements sociaux se construisaient et que le bâtiment disposait de deux plateaux en bas. Cela s’est fait comme ça. À proximité, il y a Tolbiac, la Grande Bibliothèque, le cinéma MK2, la coulée verte, de nombreuses start-up, c’est le long de la Seine : tout pour plaire… Pour moi, c’est le nouveau Paris. Et l’adresse est incroyable : place Jean-Michel Basquiat ! Nous l’avons inaugurée l’an dernier avec les nièces, la sœur du peintre, qui a vraiment ses yeux. C’était très émouvant.
Basquiat, que vous avez connu…
J’ai eu la chance de le rencontrer en 1988, lors du vernissage de la seule exposition en France de son vivant, chez Yvon Lambert, quelques mois avant sa mort. Il m’avait appelée de la pizzeria en face de la galerie : « Agnès ! Agnès ! » Nous avons parlé deux heures avant d’aller dîner chez Castelbajac. Après, Yvon m’a dit qu’il était tombé amoureux de moi. Je me suis intéressée à son travail dès que j’ai remarqué une de ses peintures, à la Biennale de Paris. Un ami, disparu depuis, avait fait une exposition Basquiat en Afrique et m’avait demandé si je voulais voir des œuvres de son atelier. Il m’a envoyé une photo d’un portrait, devenu l’une des pièces les plus connues de ma collection. Depuis 1983, je vis avec ce dessin de Basquiat. Il a longtemps été accroché au mur, chez moi, par de simples punaises.
Je cherchais un endroit populaire, pour atteindre des gens qui ne vont habituellement pas dans ce type de lieu. J’ai envie que ce soit ouvert à la diversité.
Quand avez-vous commencé à collectionner ?
La première œuvre est une empreinte qu’Antonio Recalcati m’a offerte dans les années 1960. J’étais allée dans son atelier à Milan, au rez-de-chaussée d’une maison ancienne. Il imprimait des toiles noires avec son corps. Nous nous sommes rencontrés à travers la bande de Bob Calle; Sophie, qui a quelques années de moins que moi, rentrait avec son cartable et un air grognon en voyant les amis de son père, levant les yeux au ciel avant d’aller dans sa chambre… Tous les dimanches, j’allais dîner chez lui. J’y ai connu César, que j’adorais. Il cuisinait des pâtes magnifiquement.
Vous avez aussi rencontré Simon Hantaï à la galerie Jean Fournier…
J’y étais assistante, je faisais son catalogue. Il arrivait à la galerie avec ses toiles sous le bras. Le col relevé, un air de petit oiseau à l’abri de son manteau, très peu loquace. Moi, timide, j’écoutais Jean parler d’art, c’était merveilleux d’être là. Dans la réserve, je devais mettre les étiquettes, avec le format, la technique… J’ai trois pièces de lui dans ma collection. À l’époque, je voulais faire l’École du Louvre pour me rapprocher de l’art.
Ce qui est arrivé, plus tard, avec la galerie du jour…
Ouverte en 1984, rue du Jour, près de ma première boutique créée en 1976, puis cela a continué en 1997 rue Quincampoix : Jean Fournier m’a proposé de reprendre son espace. Pour la première exposition, je lui ai donné carte blanche. Presque un hommage historique, puisque j’avais travaillé chez lui. J’aime les belles histoires. Il y a le hasard, et il y a ce qu’on en fait. À la galerie, j’ai montré les Frères Ripoulin, un collectif comprenant Claude Closky, Manhu, PiroKao, alias Pierre Huyghe… Je les avais rencontrés dans la rue. Dans le métro, ils collaient sur des affiches publicitaires ce qu’ils appelaient des grands « boulots ». J’adore la rue, tous ces cris du cœur, je prends des photos de murs tagués depuis plus de trente ans ! J’étais récemment à New York, au vernissage de l’exposition de graffitis « Streets ». Je connais la moitié des artistes ! J’espère que l’exposition viendra à Paris. Je me sens proche de cette scène new-yorkaise, alors que je ne vis pas là-bas. À chaque fois, cela me saute à la figure, je prends des photos. C’est ma gourmandise ! Un poème d’Emily Dickinson dit :« C’est par la soif qu’on apprend l’eau. » C’est magnifique, non ?
Pourquoi avoir d’abord choisi la mode plutôt que l’art ?
Par nécessité ! Je me suis mariée à 17 ans avec Christian Bourgois [plus tard éditeur], avec qui j’ai eu des jumeaux à 19 ans, avant de le quitter. Je n’avais pas un sou, ma famille ne m’aidait pas. Les familles bourgeoises, à l’époque, quand on divorçait… J’ai vendu ma bague de fiançailles, je m’habillais aux Puces. Le magazine Elle m’a remarquée et embauchée comme rédactrice. Roman Cieslewicz, alors directeur artistique, me passait toujours la main dans les cheveux quand il me croisait dans le couloir. J’ai beaucoup d’œuvres de lui.
Une collection est souvent le portrait du collectionneur. La vôtre dénote un intérêt pour l’art en train de se faire. Après avoir fondé l’association des Amis des Beaux-Arts de Paris en 2007, vous exposez dans vos locaux les travaux des élèves lauréats, notamment du prix Agnès b.
Je dis toujours que l’on s’expose en exposant. C’est une forme de hardiesse. Entrer dans le monde de l’art quand on est styliste… J’avais un handicap énorme. Mais, peu à peu, la galerie est devenue incontournable, et nous avons des collectionneurs fidèles. Acheter des œuvres aux jeunes artistes, c’est les encourager à continuer. Je n’aime pas du tout l’idée du coup de cœur, même si ma nature et mon travail sont spontanés. J’ai besoin d’être convaincue. Une œuvre, c’est d’abord la comprendre, puis apprendre à l’aimer. Il y a eu des déclics. Par exemple « Magiciens de la terre» [1989] à Beaubourg, par Jean-Hubert Martin. L’art africain aussi a été une révélation. J’ai montré des photographes comme Malik Sidibé grâce à André Magnin, l’un de mes meilleurs amis. Magnin-A et agnès b.!
Quel regard portez-vous sur l’évolution du monde de l’art ?
C’est devenu des investissements : on demande combien ça coûtera dans dix ans ? Est-ce que ça prendra de la valeur ? Parlez-en avec Anne de Villepoix, nous sommes d’accord sur ce point. Quelque chose s’est dépravé, abîmé. Heureusement, il reste des collectionneurs sincères.
C’est peu dire que l’image est omniprésente dans la mode. Votre collection révèle aussi un goût prononcé pour la photographie.
J’ai toujours pris des photos, avec un objectif 50 millimètres et au 85, pour me rapprocher des sujets. Pour moi, la photo c’est : comment je regarde ? Comment je cadre? J’ai une mémoire visuelle d’éléphant. J’ai été très impressionnée en 1986 à Genève, chez Eric Franck, par une exposition de portraits d’Henri Cartier-Bresson. C’est là que j’ai compris la photographie. Ma collection en comporte beaucoup, mais pas uniquement. Mes goûts sont éclectiques. Chez moi, des meubles du XVIIIe siècle de ma grand-mère cohabitent avec du contemporain. Une maison est toujours auto-biographique. Ce mélange, c’est ce que je vais faire à la galerie du jour dans La Fab., où tout sera à vendre : objets, photos, peintures, sculptures…
La mode, l’art et la politique vous ont façonnée. Quelles personnes vous ont influencée ?
J’ai une immense admiration pour Jean Moulin. Stéphane Hessel ou Pierre Mendès France ont influencé ma façon de penser. Mendès France était marié avec Marie-Claire Servan-Schreiber, la mère de Jean-René Claret de Fleurieu, mon second mari. L’été, nous nous retrouvions pour les vacances au château de Montfrin, près d’Avignon. Nous avons passé beaucoup de moments ensemble. Il parlait, je l’écoutais, c’était merveilleux. La politique m’intéresse énormément, en tant que citoyenne. Je lis Le Monde depuis que j’ai 17 ans. C’est important d’être attentif aux autres.
Vous êtes engagée dans la culture, mais aussi dans des associations portant des valeurs qui vous sont chères.
Nous soutenons de longue date de nombreux projets, sociaux, environnementaux. Il y a tant à faire. J’étais très amie avec Danielle Mitterrand, qui a créé la fondation Droit à l’eau. Je soutiens aussi SOS Méditerranée. À chaque interview, je dis que je paye mes impôts en France. Les riches doivent partager. Certains ne partagent pas du tout. Le luxe devient obscène, je trouve.
Comment expliquez-vous votre succès international dans la mode ?
Je n’ai jamais fait de publicité, mais je pense que j’apportais quelque chose qu’il n’y avait pas avant. C’est ça, le rôle d’un styliste. Cette espèce de chic parisien, d’élégance simple, intemporelle vient peut-être de ma mère ou de Versailles. J’adore les beaux tissus, les belles coupes. Je me régale à faire ça, il faut s’amuser, toujours. Il y a tant de choses que l’on prend au sérieux alors qu’il y a plus grave, comme la faim ou le manque d’eau dans le monde… J’ai créé un tissu sur lequel il est écrit dans plein de langues : « La lecture des journaux me rend triste. »
Je n’aime pas du tout l’idée du coup de cœur, même si ma nature et mon travail sont spontanés. J’ai besoin d’être convaincue.
Vous éditez Le Point d’ironie, un journal gratuit, distribué partout dans le monde et qui compte à ce jour plus de soixante numéros. Comment en est née l’idée ?
Elle a été lancée en 1997, lors d’un dîner chez Lipp avec Hans Ulrich Obrist et Christian Boltanski, sur le principe de dispersion. Ce périodique est confié à chaque fois à un artiste différent pour en faire un objet singulier. Le premier numéro, réalisé par Jonas Mekas [cinéaste américain indépendant], est sorti pour le Festival de Cannes. Grâce à Brigitte Cornand, qui travaillait à Radio Nova, j’ai rencontré Jonas lors d’une projection de son film sur George Maciunas. J’étais à sa gauche dans le cinéma et, d’un coup, je vois ses larmes qui roulent. J’ai essayé de lui prendre la main, de me rapprocher de lui. Le film commence par l’enterrement, puis montre tous les beaux moments qu’il a vécus avec lui, au bord de la rivière, les pique-niques… Une rencontre avec un artiste peut prendre tant de formes.
Votre collection, c’est aussi des histoires de rencontres.
Et de voyages, comme à New York. Au fil de ma vie, forcément. Toutes mes œuvres correspondent à mes goûts. Il y a beaucoup d’artistes vivants dans ma collection, Nan Goldin par exemple. Je lui avais proposé de faire un slide-show de ses photos dans un cinéma. C’était au Ciné Bastille : Nan au micro avec les diapos qui passaient, nous étions en larmes, c’était si beau ! Les photographes qui travaillent avec l’humain, quand leur vie change, leurs photos changent. J’ai aussi été la première à montrer Ryan McGinley. Je l’avais rencontré dans une fête à New York, il m’a sorti dix photos de sa poche arrière de jean. J’ai vu quelque chose de sincère, de vrai. McGinley a énormément de talent, de goût, mais sa vie… Puis Nan Goldin est partie chez Yvon [Lambert], qui m’a dit, un jour : « Tu sais, toi tu découvres, et ensuite nous faisons le boulot. » Claude Lévêque aussi est parti, il s’est remis à faire des néons alors qu’il ne voulait plus en faire… J’en ai un magnifique, qui reproduit cette phrase avec l’écriture de sa mère : « Le réveil de la jeunesse empoisonnée ».
Un artiste vous a-t-il laissé un souvenir particulièrement marquant ?
Le premier qui m’a embrassée, Pablo Picasso! J’avais 16 ans, nous étions à Antibes avec Christian Bourgois, nous allions nous marier. Entre la mairie et l’église, nous montions l’escalier vers le palais Grimaldi, où Picasso avait son atelier, et lui descendait, en short blanc et tee-shirt ajouré – un peu pêcheur d’Antibes. Il s’arrête, m’embrasse et me dit : « Comme vous êtes jolie! J’ai soixante-dix ans de plus que vous. » Je suis rentrée à la maison : « Picasso m’a embrassée, eh eh! » C’était en 1959. Je l’admirais beaucoup déjà. À ce moment-là, quand les gens ne comprenaient pas un truc, ils disaient « c’est du Picasso ! » C’était très péjoratif.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune collectionneur ?
Commence par les cartes postales, les morceaux d’affiches arrachés. Ouvre les yeux, surtout ! Lève le nez dans Paris. J’aime beaucoup les villes en général : Amsterdam, Londres, Venise… Et le Maroc, mon deuxième pays. Les Marocains sont si accueillants, drôles, fins. On voit encore des scènes d’Eugène Delacroix dans la rue. Et la beauté du pays, ses couleurs, les maisons en terre…
Quel regard portez-vous sur votre parcours ?
Je vis au jour le jour. Je ne suis pas nostalgique, j’ai horreur des regrets, du conditionnel passé. Chaque décennie est intéressante avec le temps. J’ai beaucoup aimé les années 1970. Nous n’avions pas grand-chose mais nous partagions : quand quelqu’un rapportait un disque de New York ou de Londres, il venait à la maison nous le faire écouter. J’avais des robes à fleurs, de longs cheveux blonds et le bébé dans les bras. « Ah, il est Far West aussi l’enfant ! » me disait la boulangère. Nous habitions rue du Bac, dans le 7e arrondissement, nous détonnions un peu dans le quartier… Une fois, les Stones logeaient en face de chez nous, à l’hôtel Pont-Royal. Mick Jagger nous envoyait tout le temps des baisers, il faisait le malin en peignoir. C’est la seule fois où j’ai trouvé un complice dans le coin ! Dans le quartier, je croisais aussi Jacques Lacan et Georges Perec, avec ses yeux clairs et ses cheveux en touffe… Les années 1980 et 1990, plus dures, ont été marquées par le sida, la drogue, les amis disparus. Je pensais qu’en 2000, nous volerions tous dans la rue munis de petites ailes, j’ai été un peu déçue! Je suis curieuse du lendemain, ça m’entraîne. J’aime aller de l’avant. Ma mère disait toujours : on verra, on verra, ce qui voulait dire : on ne verra rien ! Moi, je dis on verra bien, c’est tout à fait autre chose. J’ai une nature sereine, positive. J’ai cette chance. Robert Filliou disait : « On verra bien, suite et à suivre. »