Il faudra sans doute encore du temps avant que la période de confinement généralisé ne fasse l’objet de récits littéraires de qualité, dépassant les écueils de la myopie, voire de l’aveuglement des témoignages livrés sur le vif. Souvent empreintes d’un romantisme complaisant de la claustration, les tentatives publiées jusque-là ont surtout révélé, de manière plus ou moins consciente, le renforcement de grandes inégalités face à la pandémie. De la moquerie amusée à la profonde indignation, les vives réactions ne se sont pas fait attendre. Il n’est pas anodin de relever que les invitations lancées par divers organes de presse, ainsi que les critiques les plus intransigeantes qui ont suivi, auront préféré s’adresser à des écrivaines. Visiblement, il a semblé tout naturel de réquisitionner – puis d’invalider – des plumes féminines pour traiter de cette expérience de repli sur l’espace domestique.
L’écriture diaristique a longtemps constitué un important exutoire de la parole autrement empêchée des femmes. Sous sa forme vernaculaire, celle-ci est pratiquée encore aujourd’hui par deux fois plus de femmes que d’hommes. Comme le rappelle Géraldine Gourbe dans la monographie qu’elle consacre à Judy Chicago, le journal intime offre une véritable forme de dissidence, malgré la mauvaise presse dont il souffre communément. Grâce à Gourbe, spécialiste des avant-gardes féministes et pédagogiques de la Californie des années 1970, le « Journal-L’autobiographie de mon enfance » de l’artiste-activiste américaine, jusqu’alors inédit, est publié en français, mais également dans sa version originale anglaise.
l’écriture diaristique a longtemps constitué un important exutoire de la parole autrement empêchée des femmes.
Remarquable source d’information, ce texte à la structure chronologique originale est triplement daté : « commencée en 1939 », pour l’année de naissance de Judy Cohen Gerowitz; « commencée en 1971 », pour la date de naissance artistique de celle qui se dénomme désormais Judy Chicago – elle choisit d’adopter le nom de sa ville natale, symbole de dureté et d’agressivité, pour s’affirmer dans un milieu notoirement machiste; puis « recommencée pour la dernière fois en 1973 », moment de la reprise et de l’achèvement de cet écrit, accompagné dès lors de photos de famille.
Bernadette Mayer élève quant à elle le projet autobiographique au rang d’œuvre conceptuelle expérimentale à part entière. Peut-être plus connue dans les cercles de l’art contemporain pour avoir édité aux côtés de Vito Acconci le magazine 0 to 9 (1967-1969), la poète new-yorkaise accumule au cours du seul mois de juillet 1971 plus de mille tirages couleur et deux cents pages de texte, lues à voix haute sur 6 heures d’enregistrement sonore. Cette somme mémorielle monumentale est rassemblée dans sa totalité sous la forme inédite d’un livre richement illustré, prenant la suite d’une installation photographique et d’une publication sans images ou presque, depuis longtemps épuisée.
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Géraldine Gourbe, Judy Chicago. To Sustain the Vision, Rennes, Shelter Press, 2020, 176 pages, 26 euros.
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Bernadette Mayer, Memory, Los Angeles, Siglio Press, 2020, 336 pages, 45 dollars.