Où et comment avez-vous vécu le confinement mis en place pour enrayer la propagation du coronavirus ?
J’ai passé cette période de confinement chez moi, à Roubaix, où je me suis installé il y a un peu moins d’un an. Le confinement m’a permis de défaire mes derniers cartons de déménagement et de passer beaucoup de temps à l’atelier.
Quel impact a eu la crise sur votre existence, vos projets ?
Malheureusement, quelques expositions ont dû fermer peu après leur ouverture, comme « Neurones » au Centre Pompidou, à Paris, qui n’a été ouverte au public que deux semaines. Des expositions prévues ont été décalées, d’autres annulées. Tous les projets à court et long terme ont été remis en cause, et comme pour beaucoup, il était très dur pendant le confinement de me projeter dans le futur, plus flou que jamais et ouvert à tous les scénarios. Finalement, cela m’a amené à travailler et à penser au jour le jour plutôt que dans l’anticipation de projets. J’ai donc pris ce temps pour lancer beaucoup de nouvelles recherches. Les contraintes imposées par cette bulle ont été assez fécondes. L’impossibilité de prévoir, ce rapport au temps modifié m’ont permis d’expérimenter pour voir, sans faire de plans, sans savoir où cela allait me mener. Cela a finalement ouvert des chemins intéressants que je n’avais pas anticipés.
LES CONTRAINTES IMPOSÉES PAR CETTE BULLE ONT ÉTÉ ASSEZ FÉCONDES
Êtes-vous confronté à des difficultés résultant de la situation que nous vivons ?
L’absence de rentrées d’argent m’a amené à travailler avec les moyens du bord, avec ce que j’avais de disponible à l’atelier. Comme je travaille sur la transformation de la matière, beaucoup de matériaux que j’emploie habituellement sont des consommables. J’ai réorienté mes recherches vers des expériences où les matériaux transformés peuvent passer par différents états sans se consommer, dans l’idée d’un atelier comme écosystème clos.
Quelles réflexions vous inspire cette crise ?
Cette crise agit, selon moi, comme un catalyseur, elle va accélérer des changements déjà à l’œuvre depuis longtemps. En 1980, le Concorde permettait de relier Paris à New York en moins de trois heures. Depuis 2003, la forte consommation de carburant de l’appareil avait rendu son exploitation déficitaire. L’accélération sans précédent des innovations technologiques des cinquante dernières années, l’utilisation insouciante de l’énergie sans penser aux limites ni aux conséquences, sont déjà terminées. Mais, c’est aussi grâce aux savoirs et technologies acquises que le «monde d’après » se mettra en place. Je ne vois pas cette crise comme une rupture, simplement comme un à-coup.
CETTE CRISE VIENT MODIFIER MON RAPPORT AU TEMPS ET À L’ESPACE, ET EN CELA, ELLE NOURRIT MON TRAVAIL
Estimez-vous cet événement inspirant ?
J’ai l’habitude de travailler sur des dispositifs activant de petits mondes séparés du nôtre, fonctionnant avec leurs propres règles et conditions. Mais je vis dans ce monde, et ma création y est forcément perméable, même si mon processus n’est jamais de créer en réaction à une problématique ou un événement. Cette crise vient modifier mon rapport au temps et à l’espace, et en cela, elle nourrit mon travail.
Cette expérience va-t-elle changer vos pratiques, constitue-t-elle un tournant?
J’ai apprécié de pouvoir prendre plus de temps pour mes recherches. J’envisage mes créations futures dans un rythme plus lent, avec moins de déplacements et plus de temps à l’atelier. Je travaille actuellement sur des dispositifs d’expériences qui prennent un à deux mois pour aboutir. Avant, je privilégiais des dispositifs sur une temporalité de la minute ou de l’heure. En ce moment, j’installe une pièce à distance pour la Biennale de Yokohama [Japon], où je n’ai donc pas pu me rendre comme prévu. Ce n’est pas moins de travail, car la pièce est complexe, et cela demande beaucoup de communication très précise pour l’installer, mais c’est possible, et cela sera peut-être plus fréquent à l’avenir.
Que nous dit, selon vous, cette pandémie ?
Je pense que cette pandémie ne « nous dit » rien ; c’est d’ailleurs intéressant de voir que chacun en tire ce qu’il veut bien en tirer, en fonction de ses préoccupations antérieures. J’aimerais qu’elle nous permette une meilleure conscience du temps, de l’espace et des distances. Selon moi, par la force des choses, tout pourrait ralentir. Moins vite, ce n’est pas moins. La relocalisation imposée peut créer des liens et des dynamiques plus locales mais aussi de nouveaux possibles, résultant de cette acceptation des temps longs.
MOINS VITE, CE N’EST PAS MOINS
Quel rôle peuvent jouer les artistes dans un tel contexte ?
Libre à chaque artiste de le définir. Pour ma part, je conçois plutôt le travail artistique comme celui d’un révélateur, qui permettrait de souligner certains traits du monde dans lequel nous vivons, et parfois d’anticiper ou de propulser des lectures nouvelles de notre réalité. Je trouve aussi intéressant d’observer l’organisation du travail des artistes, et comment leurs modes de production et d’organisation reflètent les évolutions contemporaines. Les artistes d’une cinquantaine d’années aux énormes studios et aux nombreux assistants sont le témoignage d’un temps où l’on croyait à une croissance infinie. Les pratiques plus DIY (« Do It Yourself ») et autonomes de jeunes artistes sont plus adaptées à notre époque, symptomatiques des changements en cours.
Hicham Berrada participera à la biennale de Riga, qui ouvre le 20 juin, à la triennale de Yokohama du 17 juillet au 11 octobre et à l’exposition des artistes nommés pour le Prix Marcel Duchamp 2020, qui sera inaugurée au Centre Pompidou le 1er octobre.