C’est peu de temps après avoir vu le président américain Donald Trump s’adresser à une salle poliment incrédule à Davos, le 22 janvier, que j’ai commencé à réaliser ce qui risquait de nous arriver. Au moment où il prononçait le premier d’une longue série de mensonges à propos du coronavirus dans un entretien diffusé sur CNBC – « C’est [juste] une personne qui revient de Chine, et nous avons [le virus] sous contrôle. Tout va bien se passer » –, j’ai reçu un SMS d’un collègue. Il avait le projet de parcourir les 2 100 kilomètres qui séparent Pékin de Shenzhen pour les vacances du Nouvel An chinois, mais son projet est tombé à l’eau lorsqu’il a été refoulé à la frontière de la province du Hubei. Cette dernière venait d’être fermée ce soir-là dans le cadre du plus important confinement que le monde ait jamais connu.
NOTRE PHILOSOPHIE A ÉTÉ D’OFFRIR EN LIGNE DES PROPOSITIONS IMPOSSIBLES DANS LE MONDE RÉEL
Trois mois plus tard, la porte d’entrée principale [de l’UCCA] est toujours fermée à double tour quand j’arrive tous les matins au bureau. Les spores de saules flottent dans l’air comme chaque printemps, tandis que le ruban adhésif fixant les avis de santé publique des autorités locales sur notre façade de verre et d’aluminium brossé conçue par l’agence OMA commence à jaunir. Récemment, cependant, les influenceurs sont revenus au 798 Art District que nous occupons. Ils se précipitent vers les galeries et les cafés qui ont déjà rouvert, posant et publiant des messages sur leurs comptes WeChat et TikTok à l’attention de leurs milliers ou millions de followers.
Leçons du confinement
Alors que cette première vague de confinement commence à s’achever, il est opportun d’en tirer des enseignements. Face à cette fermeture, comme pour les musées du monde entier, nous avons fait de notre mieux pour utiliser les moyens de communication numériques pour remplacer les expériences physiques. En Chine, pays habitué à des niveaux d’équipements (et de surveillance) impensables ailleurs, la barre est fixée particulièrement haut. Ici, où personne n’a besoin de se battre pour obtenir un créneau de livraison de la part d’une épicerie fine, la pittoresque simulation virtuelle de jpegs faisant du vélo devant un banc dans une « viewing room » virtuelle tombe à plat. Notre philosophie a été d’essayer d’offrir en ligne des propositions impossibles dans le monde réel : un concert avec des artistes dispersés à travers le pays et un public de quelques centaines de milliers de personnes; un festival du film où les spectateurs peuvent discuter de ce qu’ils regardent en temps réel. Mais avant tout, cela a été un temps de réflexion – sans les pressions habituelles d’une activité continue – sur qui nous sommes et où nous voulons aller.
Retour aux fondamentaux
Il peut être déprimant de penser à tout ce qui aurait pu se passer au cours des quatre premiers mois de n’importe quelle autre année : une série de nouvelles expositions, des milliers de visiteurs, des centaines de conférences et de projections, des week-ends pleins d’ateliers pour enfants, des événements majeurs comme le Gallery Weekend Beijing et Art Basel Hong Kong amenant le monde à notre porte. Au lieu de tout cela, les vols internationaux ont été réduits à un par compagnie, par destination et par semaine, détournés vers les aéroports environnants de peur que de nouvelles personnes contaminées n’entrent dans la capitale.
Quant aux étrangers, leur entrée est totalement interdite (je pourrais moi-même quitter le pays, mais je ne pourrais plus ensuite y retourner). À l’entrée du 798 Art District – comme de la plupart des bâtiments publics, des complexes, et même dans certaines rues –, vous devez scanner un QR Code qui analyse vos données mobiles et vérifie que vous avez été présent dans la ville pendant au moins 14 jours. Ceux qui arrivent d’autres cités de Chine doivent montrer les résultats certifiés par huissier d’un test du Covid-19 réalisé au cours des sept derniers jours lorsqu’ils s’enregistrent dans les hôtels de Pékin. La prise de température ? Au moins une douzaine de fois par jour.
Le consultant en art Andras Szanto a parlé de cette pandémie comme d’une opportunité pour les institutions de revenir aux fondamentaux et d’alléger leur empreinte carbone. Et tandis que, flygskam [concept d’origine suédoise sur la honte de prendre l’avion pour des motifs environnementaux, ndlr] mis de côté, j’espère que nous pourrons monter un autre blockbuster de la dimension de notre exposition de l’été dernier « Picasso : Naissance d’un génie ». Plus que d’appeler au secours le service des pompiers ou les conservateurs assermentés français, c’est plutôt de se battre et de se montrer agiles qui nous sauvera dans ces circonstances. Notre prochaine exposition, « Meditations in a Emergency » (« Méditations en cas d’urgence »), est prévue d’ici quelques semaines, organisée en même temps que nous discutions de l’évolution de la situation et que d’autres projets étaient annulés. Quand l’exposition ouvrira, croisons les doigts, le 21 mai, des œuvres seront à voir. Cette fois, les pièces accrochées sur les cimaises et projetées dans les salles vidéo n’auront peut-être pas été soumises au même niveau de sélection que si elles devaient être présentées à la Tate ou au Guggenheim, mais elles auront été choisies avec soin par nos conservateurs, pour réchauffer l’âme des gens qui, ici comme partout, luttent pour s’adapter à une nouvelle réalité.
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Philip Tinari est le directeur et le président-directeur général de l’UCCA Center for Contemporary Art, à Pékin