Vous organisez des expositions, vous écrivez, vous menez des entretiens… Comment vous définiriez-vous en un mot ?
Mon activité principale a toujours été «organisateur d’exposition», terme que je préfère à celui de «commissaire», que je trouve trop… policier. Disons qu’en tant que directeur artistique des Serpentine Galleries, je suis directeur de musée et auteur de livres.
À quel moment l’art est-il entré dans votre vie ?
Très tôt. Je devais avoir 12 ou 13 ans. J’ai commencé à collectionner des cartes postales que j’achetais dans les musées. C’est ainsi que j’ai constitué mon musée imaginaire, dans ma chambre d’enfant. Quelques années plus tard, je me suis mis en tête de visiter tous les musées de Suisse. Je suis alors tombé sur une exposition de Claude Sandoz, un artiste qui vit à Lucerne et doit avoir un peu plus de 70 ans aujourd’hui. J’ai eu très envie de le rencontrer. Je l’ai contacté en lui expliquant que j’étais un lycéen qui voulait parler de son art avec lui. Il m’a reçu très gentiment. À la suite de cet échange, j’ai voulu rencontrer d’autres artistes. Étant donné mon âge, la plupart trouvaient ma démarche à la fois étonnante et touchante, et m’ont ainsi volontiers ouvert les portes de leur atelier.
Laquelle de ces rencontres a été déterminante ?
Celle avec Peter Fischli et David Weiss. Je me suis lié d’amitié avec eux, ils sont devenus mes premiers mentors. Ils m’ont parlé d’Alighiero Boetti, de Jeff Koons, m’ont conseillé de rencontrer Rosemarie Trockel à Cologne. Après la Suisse, j’ai filé voir tous ces artistes, en prenant des trains de nuit car je n’avais pas les moyens de me payer l’hôtel.
Pour autant, vous avez choisi d’étudier l’économie et non l’histoire de l’art…
L’histoire de l’art, je l’avais pratiquée en autodidacte, à travers mes cartes postales et mon musée imaginaire. Je voulais étudier autre chose. C’était au début des années 1980. On voyait déjà poindre la crise écologique qui nous frappe si violemment aujourd’hui. Hans Christoph Binswanger enseignait à l’université de Saint-Gall. C’était un professeur formidable, qui introduisait de l’écologie dans l’économie. C’est aussi pour cette raison que je me suis rapidement intéressé au travail de Joseph Beuys, qui avait cofondé le parti des Verts allemands et réalisait le projet de planter sept mille chênes sur toute la planète. Pour moi, l’art, l’économie et l’écologie n’étaient pas nécessairement séparés. Je me suis donc attelé au moyen de les réunir. Après les artistes, j’ai contacté des écrivains. J’ai téléphoné à Nathalie Sarraute, à Alain Robbe-Grillet. Plus tard, j’ai fait de même avec des architectes, comme Arata Isozaki, Kazuyo Sejima du bureau Sanaa, Jacques Herzog et Pierre de Meuron, puis j’ai appelé les scientifiques Benoît Mandelbrot et Bruno Latour.
Comment expliquez-vous qu’à l’époque ces personnalités vous aient reçu si facilement ?
Je ne sais pas. Sans doute parce que je leur proposais des projets insolites, qui sortaient de leur cadre habituel. Bruno Latour, par exemple, est sociologue, anthropologue, philosophe des sciences, mais pas du tout familier avec le milieu de l’exposition. Je lui ai dit que j’étais persuadé que son réseau, ses livres et ses recherches entre art et science pourraient nourrir ce monde-là. Je l’ai convaincu de concevoir des expositions. Depuis, il en a fait beaucoup. J’applique en cela la leçon qu’ Alighiero Boetti m’a apprise. Il regrettait de voir à quel point tout le monde était invité à faire toujours les mêmes choses.
« les langues n’ont jamais disparu aussi rapidement que maintenant, et l’écriture manuelle est de moins en moins utilisée. c’est pourquoi je publie chaque jour sur mon compte instagram un petit mot d’artiste manuscrit. »
Que l’on soit artiste, architecte ou scientifique, chaque métier offre un nombre très limité de formats. Prenez l’artiste. On lui demande d’exposer dans une foire d’art, une biennale ou de répondre à un projet de commande publique. On lui propose de participer à une exposition de groupe, monographique ou thématique. Au total, il dispose de sept ou huit possibilités. Alors qu’il a peut-être envie d’exposer dans un train, de projeter quelque chose sur un nuage, dans un souterrain. Il faudrait écouter davantage les désirs des artistes. Car ils sont beaucoup plus importants que ce que la société imagine. Surtout en ce moment, en cette époque désespérante. Comme dit Gerhard Richter, l’art est la plus haute forme de l’espoir.
Et qu’est-ce que les artistes vous disent ?
Qu’ils sont moins intéressés par le format de l’exposition, qui est le mode de présentation phare depuis les années 1990. Ils cherchent des projets qui durent, sur plusieurs années, voire des décennies. C’est le temps long de Fernand Braudel. Il y a aussi les nouvelles technologies, que les artistes cherchent à expérimenter, à explorer ou encore à critiquer, avec l’aide d’ingénieurs et de scientifiques. Ils sont bien entendu très préoccupés par la problématique environnementale et la disparition des espèces, dont la nôtre. Cette menace d’extinction concerne également la culture. Les langues n’ont jamais disparu aussi rapidement que maintenant, et l’écriture manuelle est de moins en moins utilisée. C’est pourquoi je publie chaque jour sur mon compte Instagram un petit mot d’artiste manuscrit.
Et comment lutte-t-on contre ces disparitions ?
En créant des liens entre les disciplines. J. G. Ballard m’a donné la meilleure définition de ce que je fais en tant que curateur : j’opère des jonctions. Je ne me lève pas chaque matin simplement pour organiser des expositions, mais aussi pour connecter des gens qui ne se sont jamais rencontrés. Créer des alliances et des solidarités inédites, c’est aujourd’hui une priorité si on veut s’attaquer aux grandes questions du XXIe siècle. Avec ces connexions, j’essaie de produire le futur, en quelque sorte, mais aussi de protester contre l’oubli. Car, si notre monde déborde d’informations, il n’a pas nécessairement davantage de mémoire. Bien au contraire. La révolution numérique a créé une forme d’amnésie…
Se souvenir, mais aussi redécouvrir… C’est ce que vous faites à travers vos conversations, parfois fleuves, qui sont filmées et que vous publiez dans des livres. À quel moment avez-vous eu conscience qu’il était urgent d’enregistrer la mémoire de ceux qui font et pensent le monde ?
En parlant avec Rosemarie Trockel. Lorsque je l’ai rencontrée, elle avait 35 ans et commençait à beaucoup exposer. C’était aussi le moment où Louise Bourgeois rencontrait enfin le succès, à l’âge de 75 ans. Rosemarie trouvait formidable que cette artiste femme soit enfin reconnue, mais déplorait que beaucoup d’autres, des pionnières comme elle, restent encore complètement invisibles. Elle m’a encouragé à aller de ville en ville pour découvrir les autres Louise Bourgeois. Je me suis donc mis en route avec cette question en tête : qui est la Louise Bourgeois de Rio, qui est la Louise Bourgeois de São Paulo ou de Los Angeles ? C’est ainsi que j’ai trouvé des artistes fabuleuses comme, il y a deux ans, Luchita Hurtado, qui a aujourd’hui 99 ans et dont nous avons organisé la première exposition à la Serpentine. Ou encore Faith Ringgold, 89 ans, avec qui j’ai monté la première rétrospective de son œuvre en Europe, et dont un tableau est désormais accroché à côté des Demoiselles d’Avignon de Picasso au Museum of Modern Art, à New York.
De plus en plus d’expositions sont organisées par des collectifs et des artistes. Comment avez-vous vu évoluer votre métier de curateur ?
Il est vrai que cette activité est en pleine croissance. Avant, les organisateurs d’exposition travaillaient au sein d’institutions. Aujourd’hui, ils sont aussi engagés par des galeries et apprennent à devenir curateurs dans des écoles. Ce qui n’était pas mon cas lorsque j’ai commencé. C’est Kasper König qui m’a tout appris. Il m’a montré comment faire une exposition de groupe et fabriquer un catalogue. Ensuite, j’ai travaillé avec Suzanne Pagé, qui dirigeait le musée d’Art moderne de la Ville de Paris. J’avais 25 ans, et elle m’a appris à gérer un musée, constituer une collection, composer un programme en lui donnant du rythme. J’ai toujours cherché à inventer de nouveaux formats. Ainsi, « Do It », une exposition en forme de livre qui contient des instructions pour réaliser des œuvres soi-même, continue à voyager depuis plus de vingt ans.
Certains se demandent pourtant si la figure du super-curateur telle que l’incarnait Harald Szeemann fait encore sens aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?
La mission du curateur a évolué avec le temps. Aujourd’hui, Harald Szeemann travaillerait autrement. De même, par rapport à mes débuts, je travaille différemment aujourd’hui. Nous sommes dans un processus dynamique. L’omniprésence de la technologie, la crise écologique, les inégalités sociales obscènes qui existent à Londres et à Paris : tout cela était moins urgent lorsque j’ai commencé, il y a trente ans. Un jour, un chauffeur de taxi qui me ramenait à mon bureau m’a dit qu’il n’était jamais entré dans un musée de sa vie. Lorsque je lui ai demandé pour-quoi, il m’a répondu : « Parce que ces lieux ne sont pas faits pour des gens comme moi. » Il fallait faire quelque chose, faire en sorte de renverser ces barrières et que l’art aille vers les gens. « Rencontrer l’art là où on l’attend le moins », comme l’écrivait Robert Musil dans L’Homme sans qualités.
Et comment vous y êtes-vous pris ?
J’ai commencé par installer des sculptures dans le parc où se trouve la Serpentine Gallery. C’est le meilleur moyen de toucher directement le plus grand nombre de personnes. Ce qui était très bien, mais pas suffisant. Lorsqu’il est venu exposer à la Serpentine, le vidéaste et réalisateur Arthur Jafa m’a fait remarquer que Londres est entouré de banlieues, et que les gens qui les habitent ne se déplacent jamais dans le centre-ville. Nous nous sommes rendus à Barking and Dagenham, où le taux de chômage est très élevé depuis que l’usine Ford a fermé. L’année dernière, nous y avons installé un bureau, un espace d’exposition et une artiste en résidence, Suzanne Lacy, qui travaille avec la population sur des projets de sculpture sociale.
Vous parlez beaucoup, et dans presque toutes les langues. Quelle importance revêt pour vous la parole ?
Je pars du principe que, pour établir des ponts, il faut expliquer les choses. Je fais des conférences, j’anime des débats, et pas uniquement dans le monde de l’art, maiségalement dans des contextes scientifiques, technologiques, parfois aussi plus politiques. J’aime donc parler, mais mon activité principale reste d’écouter. Le XXe siècle a été celui des proclamations et des manifestes. Le XXIe devrait être celui de l’écoute de la parole des autres : des hommes, mais aussi des animaux, des arbres, de la planète et des autres planètes.
Vous vivez à Londres, mais voyagez en permanence. Quel est l’endroit où vous vous sentez le mieux ?
La région de l’Engadine, en Suisse. Même si j’ai mis du temps à l’apprécier. Mes parents préféraient aller en vacances à la montagne plutôt qu’à la mer. Quand j’étais enfant, les Alpes représentaient donc l’obstacle qui m’empêchait de voir la Méditerranée. Plus tard, je me suis rendu à Sils-Maria, un village des Grisons, avec Gerhard Richter. Nous y sommes souvent retournés. En passant du temps là-bas, je me suis rendu compte que les idées me venaient facilement. Tous mes projets de livres et d’exposition sont nés en Engadine, sans que je sache exactement pourquoi. Peut-être à cause de l’altitude. Ou parce que le paysage y est une sorte d’oxymoron, où la lumière du Sud frappe un décor très nordique, fait de neige et de glace.
Nous n’avons pas parlé de votre bibliothèque ni de vos archives, qui sont conséquentes. Sont-elles toujours à Berlin ?
Non, elles sont désormais réparties entre Londres et Arles, où la Fondation Luma va rendre accessibles au public certaines de mes archives. Une partie se trouve aussi à la School of the Art Institute, à Chicago. C’est une histoire amusante. En 1991, j’ai été contacté par Joseph Grigely, un artiste conceptuel américain qui est aussi écrivain. Sourd depuis l’âge de 11 ans, il a développé tout un travail autour du langage, à l’aide d’un système de petites notes, et nourrissait ce projet singulier d’« archiver » un curateur. Depuis ving-huit ans, j’ai donc une Grigely Box dans mon bureau, dont j’envoie le contenu toutes les trois à quatre semaines aux HUO Archives de Chicago, c’est-à-dire mes conférences, mes textes, mes livres, mes catalogues, mes cartons d’invitation et les magazines pour lesquels j’écris.
Vous ne cessez jamais de travailler. On a même dit que vous aviez, un jour, décidé d’arrêter de dormir…
J’ai eu cette idée de ne plus dormir car j’estimais ne pas avoir de temps pour ça. Jusqu’au jour où l’écrivaine Hélène Cixous m’a rendu attentif au fait que se priver de sommeil, c’était s’interdire de rêver. Depuis au moins huit ans, je dors donc 6 à 7 heures par nuit. Pour malgré tout maintenir mon rythme de travail et avancer sur mes projets personnels, j’ai trouvé une solution. J’ai engagé un « assistant de nuit », qui vient chez moi tous les soirs à 23 h et travaille jusqu’à 7 h du matin. Ensemble, nous faisons le tour des dossiers de 23 h à 1 h du matin. Ce qui m’oblige désormais à une certaine discipline. Je ne sors plus après 22 h 30.
Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez actuellement ?
Il y en a beaucoup. À Zurich [au Luma Westbau], nous venons de présenter « It’s Urgent ! Part II », un projet lancé au Danemark pendant la campagne des élections européennes, qui entend résister face aux nationalismes qui émergent un peu partout. Il s’agit de demander à des artistes de réaliser une affiche sur n’importe quel thème qui leur paraît impératif. Ces posters sont ensuite placardés dans la ville et dans des lieux d’exposition, mais aussi imprimés sous forme de flyers, pour que les visiteurs puissent les emportent. Cette fois, il y a quarante-cinq artistes, dont Aria Dean, Douglas Coupland, Judy Chicago, Peter Saville ou encore Renée Green.Je prépare aussi une grande exposition consacrée au designer italien Enzo Mari pour la Triennale de Milan, en mars 2020.
Art, architecture, cinéma, design, littérature, sociologie, science, musique… Vous touchez à tous les domaines. Y en a-t-il un qui vous échappe ?
La mode. Je m’y suis intéressé tard. J’avais emmené la littérature, la science, la musique, l’architecture dans le monde de l’art, mais pas le fashion design. Il y a quelques années, j’ai donc commencé à rendre visite à Pierre Cardin, à Yohji Yamamoto, à Helmut Lang, à Rei Kawakubo et à Miuccia Prada. Histoire de m’approcher peu à peu de la nouvelle génération des créateurs, parce que la mode manquait clairement à la programmation pluridisciplinaire de la Serpentine. Nous avons ainsi organisé des projets avec Telfar, de New York, et No Sesso, de Los Angeles.
En 2020, les Serpentine Galleries fêteront leur 50e anniversaire. Qu’avez-vous prévu pour ce jubilé ?
De ne pas regarder vers le passé, mais vers le futur en se projetant cinquante ans dans l’avenir, en 2070. Les Serpentine Galleries sont le premier musée à travailler avec une curatrice dédiée à l’écologie, Lucia Pietroiusti. Nous allons élaborer ensemble des programmations liées à l’environnement. Cela débutera au printemps prochain avec Formafantasma, un duo de designers italiens habitant Amsterdam, qui recycle nos rebuts technologiques pour en faire des objets de design.