Sous les coups d’une prédation humaine toujours croissante, le phénomène de déforestation connaît une accélération sans précédent. Pour ne citer que cela, des incendies dévastateurs ont touché ces dernières mois l’Australie, l’Indonésie, la Malaisie ou le Brésil. En cinquante ans, la forêt amazonienne, notre « puits de carbone », a perdu la moitié de ses capacités de stockage du CO2 mondial. Cet écosystème emblématique et la vie de ses peuples indigènes résident au cœur des travaux de nombreux artistes, tels que Lothar Baumgarten (1944-2018), Claudia Andujar, Daniel Steegmann Mangrané ou encore Julien Bismuth.
Aux côtés d’un anthropologue et d’un linguiste, l’artiste franco-américain s’est rendu sur les rives du Maici, dans l’état de l’Amazonas, auprès d’une communauté appartenant à la tribu des Hiatsiihi, plus connue sous le nom de Pirahãs. Menacés d’extinction, ces nomades relativement isolés produisent et possèdent peu d’objets. Ils fonctionnent sans hiérarchie sociale ou structure économique avérées et développent une culture en majorité immatérielle. Leur langue surtout fascine. Tonale, elle peut être aussi bien parlée que sifflée ou fredonnée, codifiée en séquences musicales. Sujet de controverse entre experts, cet isolat (le dernier représentant d’une famille linguistique) serait phonologiquement le plus simple connu, unique notamment en ce qu’il ne comporterait pas de formes pour désigner les nombres, les couleurs ou le passé.
Un environnement sonore étourdissant
Passeur d’expériences plutôt que prescripteur d’un savoir, Bismuth plonge avec un film-fleuve de plus de quatre heures le spectateur-témoin dans le quotidien d’un campement. On y voit la confection d’un arc ou celle d’un panier tressé – qui serviront respectivement à la chasse et à la cueillette –, la préparation de repas, des rituels de danses nocturnes, les heures qui passent dans un flot ininterrompu de conversations et de chants. L’environnement sonore et sa prosodie si particulière étourdissent presque, d’autant que les images n’offrent ni traduction, ni sous-titres. On comprend alors qu’il s’agit d’abord d’observer et de préserver, avant de déchiffrer et de maîtriser l’habitat naturel et les civilisations autochtones de cette forêt-monde. Comme le rappelle le philosophe Emanuele Coccia dans son audacieux ouvrage La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange (Rivages, 2016), « on ne peut séparer – ni physiquement ni métaphysiquement – la plante du monde qui l’accueille. Elle est la forme la plus intense, la plus radicale et la plus paradigmatique de l’être-au-monde ».
« Julien Bismuth. Hiatsiihi », 24 octobre 2019-28 février 2020, Nomas Foundation, 33 viale Somalia, Rome.