Considéré par beaucoup comme la dernière terra incognita de l’art, l’art brut demeure un concept disruptif, donc forcément clivant, voire propice aux fantasmes. D’un côté, ses adeptes, qui en font l’alpha et l’oméga de la pulsion artistique, au risque de le transformer en réceptacle de leurs propres projections. De l’autre, ses contempteurs, qui voudraient s’exonérer de le penser en réduisant le débat au terrain taxinomique. Cette « bataille d’Hernani » ne doit pas faire oublier que, dans le même temps, des œuvres relevant de ce champ entrent en nombre croissant dans les collections de grands musées internationaux. Quand elles ne servent pas de condiment curatorial. Tandis que le marché anglo-saxon s’affaire à fabriquer un label nommé outsider art – au point que Christie’s, même, lui consacre désormais une à deux ventes chaque année. Quoi qu’il en soit, nous assistons véritablement à l’écriture d’un nouveau chapitre de l’histoire de l’art.
Sortir l’art brut du ghetto de Dubuffet
Dans l’histoire des idées, toute entreprise intellectuelle ou artistique se trouve confrontée à deux adversaires farouches : le dogmatisme et l’ignorance. L’un se nourrissant de l’autre, quand ils ne sont pas attisés par la paresse. Il en va de même lorsque, voulant rompre avec une vision linéaire et orthodoxe – voire canonique – de l’histoire de l’art, on s’emploie à défricher un champ dont cette histoire n’avait pas mesuré la fertilité. Ainsi, lorsqu’il est question d’art brut, la plupart de nos élites, occupées à interroger le geste artistique, oscillent généralement entre la dénégation catégorique et « l’entêtement diabolique » – pour reprendre Sénèque – à refuser d’envisager ce champ. Au mieux se rassurent-elles en lui assignant un strapontin historique déterminé et circonscrit par l’action de Jean Dubuffet, l’« inventeur » du concept. Posture très commode, tant ce prosélyte ardent fut coupable de dogmatisme, lui aussi.
la rupture avec l’art prétendument savant de son époque a conduit Dubuffet à fixer une imagerie d’Epinal de l’art brut réduite pour l’essentiel à la figuration et au recours à des moyens rudimentaires de fabrication.
Même s’il faut reconnaître à Dubuffet le mérite incontestable d’avoir forgé un terme capable d’opérer une synthèse – une cristallisation, serait-on tenté de dire – entre des expressions artistiques disparates jusqu’alors exilées : « l’art des fous » ou art psychopathologique, mais aussi l’art médiumnique, tant prisé par les surréalistes et, enfin, l’art de marginaux, de personnalités « extraordinaires » se livrant à une production artistique obsessionnelle. Tous procédant en dehors de l’académie et, surtout, du marché, tous transgressant de facto les traditions et les usages. Tous soudain anoblis par un qualificatif ambivalent, « brut », emprunté au vocabulaire de la minéralogie, soulignant à la fois leur caractère natif et précieux. Cependant, là où Dubuffet s’est fourvoyé, c’est en édictant une critériologie fondée sur l’autodidaxie, voire l’exemption de culture, conditions qu’un examen même sommaire suffit à disqualifier tant elles sont teintées de rousseauisme petit-bourgeois. Comme un relent lointain de la pensée coloniale sur l’art nègre, censément infantile et inculte. Ensuite, en imposant – avec un certain succès, hélas! si l’on en juge par sa persistance – une iconographie de l’art brut faisant écho à ses propres recherches formelles. Cette rupture avec l’art prétendument savant de son époque – caractérisé, selon lui, par l’abstraction triomphante – a conduit Dubuffet à fixer une imagerie d’Epinal de l’art brut réduite pour l’essentiel à la figuration et au recours à des moyens rudimentaires de fabrication donnant l’impression fallacieuse que les œuvres brutes frayaient presque exclusivement avec l’art naïf ou populaire.
Or, l’inventaire de collections d’art brut historiques, comme celle du psychiatre Hans Prinzhorn, pour ne citer que celle-ci, démontre qu’une Emma Hauck – internée au début du XXe siècle à Heidelberg, en Allemagne – n’avait rien à envier, formellement, à un Cy Twombly. Et les exemples sont innombrables d’œuvres asilaires portant en germe la révolution de l’art moderne. Mais Dubuffet a surtout poussé son néoprimitivisme jusqu’au point d’enrôler de force ces artistes dans un combat contre l’art dit « culturel ». Combat qui n’a jamais été et ne pouvait pas être le leur et qui, de surcroît, a participé ou, du moins, favorisé leur ostracisation. Pourtant, de même que la métaphysique ne peut être éternellement résumée à la pensée d’Aristote, l’art brut ne peut rester enfermé dans le ghetto de Dubuffet. Sauf à refuser de changer de paradigme. De la même manière, critiquer la notion d’art brut uniquement à travers la pensée dubuffetienne des années 1940 est inepte à plus d’un titre : c’est d’abord nier les différentes manières d’arpenter ce territoire qui ont essaimé depuis un siècle, de Hans Prinzhorn à Harald Szeemann, d’André Breton à Massimiliano Gioni, pour ne citer qu’eux. C’est aussi et surtout occulter tout un pan de l’art né dans l’altérité sociale ou mentale de ses auteurs, imperméables aux enjeux et aux circuits de l’art, ne revendiquant ni le statut d’artiste, tel qu’on l’entend, ni, souvent, que leurs productions puissent même relever de l’art. Tant celles-ci mettent en œuvre des mythologies individuelles ou des cosmogonies auto-référentielles, confinant parfois au Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale, selon la conception romantique). Ce qui, seul, devrait déjà leur valoir une considération majeure, pour peu que l’on entreprenne d’y traquer – au travers de leur inquiétante étrangeté – une pulsion créatrice originelle, primale.
Définir l'impensé et l’impensable
En réfutant ces « faits », en récusant cette approche phénoménologique, on se condamne invariablement à ne produire qu’une doxa informe indexée sur l’incurie, malheureusement constante en la matière, de l’enseignement de l’histoire de l’art. Evidemment, le pouvoir culturel, comme tout pouvoir, tire notamment sa force de certitudes inébranlables. Or, comme l’exprimait Jean Rostand dans une fulgurante allitération : « certitude, servitude ». Dans tous les cas, l’on observe là une faillite de la pensée, une incapacité à dépasser une terminologie – aussi clivante et discutable soit-elle –, qui offre pourtant un formidable socle pour réexaminer l’art. De ce fait, le qualificatif « brut », lorsqu’il ne sert pas d’alibi pour passer son chemin, cristallise les tensions plus que de raison. Fréquemment, ceux-là mêmes qui brandissent sans cesse l’épithète « contemporain » comme adjuvant indispensable à leur doctrine pensent qu’il suffirait d’escamoter le terme « brut » pour s’exonérer de problématiser les productions artistiques que cet adjectif tend à mettre en lumière. Pourtant, on ne peut, sauf à commettre un mensonge par omission, passer sous silence les conditions d’élaboration de telles œuvres, les processus intimes qui les sous-tendent, la dimension ontologique qu’elles révèlent.
Et si vouloir définir l’art brut consistait in fine à vouloir définir l’inclassable, l’incommensurable, l’impondérable, l’infini ?
Pas plus que l’on ne peut minimiser la personnalité et le cursus de ces auteurs, qui constituent des éléments parfois seuls capables de nous renseigner sur leurs intentions et la portée de leurs réalisations. Mieux, sans doute, que ne le ferait la plus brillante des exégèses, le plus séduisant des paratextes. Surtout, l’altérité dans laquelle opèrent ces anartistes devrait fournir un motif suffisant pour nous interroger sur la nature exacte de leurs créations. Et si vouloir définir l’art brut consistait in fine à vouloir définir l’inclassable, l’incommensurable, l’impondérable, l’in-fini ? Tout ce qui désigne à la fois l’impensé et l’impensable. Précisément : ce qui dépasse la raison. Que dire des très récentes inclusions de telles œuvres dans des temples de la culture, comme les Biennales de Venise 2013 et 2017, le musée d’Art moderne de la Ville de Paris, le Centre Pompidou, La Maison rouge et le Palais de Tokyo à Paris, ou encore dans le Brooklyn Museum, le Museum of Modern Art et le Metropolitan Museum of Art à New York ? Sinon qu’elles ont eu lieu, dans la plupart des cas, incognito ou, pire encore, que ces productions s’y sont vu affublées du masque grotesque de l’outsider art, voire de celui, condescendant, du folk art. Rien, donc, qui permette au public d’en appréhender la véritable essence.
En dépit de cela, l’adhésion enthousiaste d’amateurs toujours plus nombreux et les efforts de quelques penseurs opiniâtres, rejoints par une nouvelle génération de commissaires d’exposition et d’historiens d’art, permettent dès lors de confirmer l’art brut comme un vecteur décisif pour « penser l’art » au-delà des catégories assignées, par-delà les époques, les cultures et les spectres formels. Les théories à son sujet sont aujourd’hui interrogées et débattues avec une vitalité nouvelle. Les dogmes historiques sont en voie d’être dépassés, et les antagonismes anciens font place à un dialogue fécond. On découvre aujourd’hui que l’art brut est également présent dans la photographie, la vidéo, l’infographie, l’informatique. Et son pouls est déjà perceptible dans d’autres domaines, plus performatifs, comme la musique, la danse ou le théâtre. Parmi d’autres surprises, nous pourrions ainsi découvrir qu’en plus d’un art brut abstrait désormais largement documenté, un art brut conceptuel non seulement se conçoit – comme chez John Urho Kemp –, mais qu’il pourrait être l’expression la plus remarquable et la plus essentielle d’art brut; en ce sens qu’elle serait la moins suspecte d’une volonté de séduire ou de solliciter une quelconque légitimation. Ce à quoi l’on pourrait ajouter, comme le souligne Raphaël Koenig, que « Prinzhorn considérait au contraire toute forme d’intention (essai de composition, iconographie, dimension narrative) comme une sorte d’interférence ». Ainsi, ne cédant ni à la tentation figurative ou décorative, ni aux déploiements spectaculaires, ce pan de l’art brut attesterait d’un art solidement arrimé à l’individu, un art sans adresse, sans destinataire manifeste, et dans lequel l’autre, extime, serait la plupart du temps comme absent et, au mieux, facultatif. Tandis que l’autre, intime, y occuperait toute la place.
Le débat sur l'art revitalisé
Cependant, il ne saurait être question de restreindre nos investigations à l’élaboration d’un catalogue d’analogies avec la grammaire de l’art dit « contemporain ». L’exercice consisterait plutôt à se libérer des présupposés normatifs et à rendre compte, simplement, de quelques-unes des découvertes les plus significatives faites dans la sphère de l’art brut de ces dernières décennies. En un sens, accepter que ces productions puissent différer par nature de l’art du mainstream et, avec plus de force encore, en affirmer la spécificité tout en l’inscrivant – comme on a su le faire pour l’art non occidental durant le XXe siècle – dans le grand continuum de l’histoire de l’art. Et, ce faisant, de battre en brèche une vision dichotomique, donc forcément simpliste, du monde. Comme celle qu’illustre l’indigente notion anglo-saxonne d’outsider art, cherchant à étendre insidieusement son règne moins par impérialisme culturel que par impérialisme économique. Opérant comme un label, une marque plus encore qu’une catégorie, cette invention aberrante est totalement inféodée au marché, au point d’avoir étendu son emprise à quasiment tout ce qui ne relèverait pas stricto sensu de l’art contemporain. Alors qu’il fut imaginé en 1972 par l’historien d’art britannique Roger Cardinal comme un simple équivalent anglophone de l’art brut, cet outsider art s’est peu à peu transformé en un instrument de domination, manichéen s’il en est, dont le critère principal reposerait sur le fait que les artistes qui y sont apparentés sont autodidactes. En oubliant, en premier lieu, que nombre d’artistes contemporains le sont aussi. Et, en second lieu, qu’être autodidacte aujourd’hui, à l’ère des mass media, réduit à néant – si tant est que cela ait jamais eu du sens – tout fantasme de virginité culturelle. Sans oublier que définir un champ par opposition à l’art contemporain induit, comme chez Dubuffet, que cette différence doive nécessairement se manifester de manière visible, démonstrative; flattant au passage la frange la plus réactionnaire des commentateurs. Ceux-là mêmes qui, par un renversement de l’histoire assez cynique, tendent à vouloir faire passer les réalisations des plasticiens de notre époque pour un art hors sol, égaré et perverti. En un mot dégénéré. Enfin, cette conception d’un outsider art repose malheureusement sur l’idée que l’art serait formé d’un centre – disons « académique » – et d’une banlieue – que l’on qualifiera de « marginale ». Induisant non seulement une hiérarchie, mais accréditant l’idée même que cet art se situerait donc en dehors. Concept intolérable pour de multiples raisons : sociale, d’abord, puisqu’elle fait voler en éclats tout élan d’inclusion ou d’acceptation de l’altérité; philosophique, ensuite, puisqu’il relègue à la périphérie un art qui, justement, échappe aux contingences de la représentation et du marché. En définitive, et au-delà des problématiques de territoire, la réflexion sur la question de l’art brut nous incite à envisager des biais autant que des passerelles. Elle nous encourage à réactiver des zones aussi éruptives que celles du sensible et du sacré. Des contrées où se croiseraient, entre autres, l’imaginaire mythopoétique et le « sentiment océanique », cher à Romain Rolland, tout comme l’inconscient collectif – et l’archétype jungien, son corollaire.
En somme, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, peut-être n’avait-on pas connu pareille entreprise de revitalisation du débat sur l’art depuis la révolution duchampienne d’il y a un siècle.