Est-ce que l’édition était une évidence ?
Oui! J’étais éditeur avant de découvrir l’histoire de l’art, qui est arrivée après dans mon parcours. J’ai eu la chance de commencer très jeune chez Grasset après ma licence en droit et mon diplôme de Sciences-Po à Paris. J’ai ensuite pris le temps de voyager, notamment aux États-Unis, avant de reprendre des études d’histoire de l’art. Puis je suis entré au Mercure de France, alors dirigé par Simone Gallimard, tout en achevant mon DEA à Paris IV sous la direction de Bruno Foucart et, comme beaucoup de ses élèves, je suis tombé dans le XIXe siècle et me suis spécialisé dans la sculpture romantique.
Chez Gallimard, André Fermigier, qui avait été mon professeur à la Sorbonne et avec lequel je me suis lié d’amitié, était à la tête de deux collections, et non des moindres, « Folio Classique » et « Poésie Gallimard ». Lorsqu’il est tombé malade et qu’il a compris qu’il était condamné, il a demandé – chose qui me semble aujourd’hui encore incroyable – que je lui succède.
Chaque maison publiait des monographies d’artistes et des ouvrages sérieux d’histoire del’art qui rencontraient leur public, bien avant la prolifération des catalogues d’exposition.
À ce moment-là, le département des Livres d’art n’existait pas encore?
Grâce à Antoine Gallimard, qui m’a fait venir chez Gallimard, je profite depuis trente ans d’un cadre un peu exceptionnel parce qu’il respecte absolument le travail de ses éditeurs. Par sa volonté, j’ai pu créer ce département des Livres d’art peu après mon arrivée en 1988 car Gallimard n’avait alors que sa prestigieuse collection «L’Univers des formes», qui prenait de l’âge et touchait à sa fin. Le paysage français de l’édition d’art était alors très différent. Il y avait deux grandes mai-sons d’édition d’art, Flammarion et Hazan, dont j’admirais beaucoup la production et de grands éditeurs, Éric Hazan et Adam Biro, et certains historiens de l’art comme le regretté Jean-François Barielle. J’avais donc des exemples à suivre et une grande émulation. Chaque maison publiait des monographies d’artistes et des ouvrages sérieux d’histoire de l’art qui rencontraient leur public, c’était bien avant l’essor et la prolifération des catalogues d’exposition qui ont peu à peu envahi le marché aux dépens des livres d’art proprement dits.
Qu’est-ce qui a justement changé dans les livres d’art entre 1990 et aujourd’hui?
Tout. On se concentre désormais presque exclusivement sur les catalogues d’exposition. Les éditeurs ne peuvent plus se permettre de prendre des risques et passent leur temps à répondre aux appels d’offre des musées et des grandes institutions. C’est devenu la règle. Cet impératif de rentabilité a donc un impact sur le nombre d’illustrations et la longueur des manuscrits, d’autant plus que le coût des visuels, droits de reproduction et droits perçus par les musées, les institutions et les ayant-droits des artistes est devenu exorbitant. Cet impact affecte d’une manière encore plus perverse les collections d’essais sur l’art, au budget beaucoup plus modeste, comme «Art et Artistes».
Il y a trente ans, aviez-vous pour autant un public plus important pour les livres d’histoire de l’art ?
Il y a trente ans, nous n’avions pas de comptes d’exploitation. Nous ne calculions pas ce que cela pourrait éventuellement rapporter avant de lancer un projet. Si les catalogues n’ont jamais été proprement des best-sellers, j’ai commencé avec un coup de poker, à l’occasion de l’ex-position «De Cézanne à Matisse – Chefs-d’œuvre de la Fondation Barnes» (Paris, musée d’Orsay, 6 septembre 1993-2 janvier 1994). La Réunion des musées nationaux n’était pas parvenue à décrocher les droits des images. J’ai alors proposé le projet à Antoine Gallimard et nous avons gagné les droits aux enchères. Dans la foulée, Irène Bizot, alors directrice de la RMN, anticipant l’éventuel succès d’une telle manifestation, a téléphoné à Antoine Gallimard pour lui proposer une coédition, ce qu’il a très élégamment accepté. L’exposition a été un succès incroyable, sans doute le premier et le dernier dans la catégorie de catalogues des grandes expositions. Nous avons vendu plus de 146000 exemplaires. Évidemment, ces chiffres étaient exceptionnels. Les expositions se multipliant, les tirages ont considérablement baissé.
Aujourd’hui, chaque publication est un acte de bravoure. Lorsque Henri Loyrette a décidé de lancer les Éditions du Louvre, nous avons coédité le catalogue de l’exposition « Girodet 1767-1824 » (Paris, musée du Louvre; Chicago, Art Institute of Chicago; New York, The Metropolitan Museum of Art; Montréal, musée des Beaux-Arts; 2005-2007). Or, alors même que les textes étaient prêts, l’administration du Louvre a demandé que l’on retire environ 500000 signes du catalogue. Sylvain Bellenger, commissaire de l’exposition, a dû aller chercher des sponsors aux États-Unis pour conserver son projet initial. Un tel catalogue avec des milliers de notes, semble presque inenvisageable aujourd’hui. C’est une époque qui n’existe plus. Pour autant, les deux éditions, française et anglaise, du catalogue Girodet sont épuisées.
Il y a deux ans, vous avez aussi débuté une nouvelle carrière d’éditeur par un autre coup de maître, les Lettres à Anne et le Journal pour Anne de François Mitterrand.
Pour diverses raisons, j’ai dû quitter le département des Livres d’art, aujourd’hui englobé dans une structure plus large des Livres illustrés et suis en effet retourné il y a trois ans à mon « corps d’origine », c’est-à-dire éditeur de la collection «Blanche». Peu de temps après, Anne Pingeot m’a convié à déjeuner. Nous étions liés par plusieurs choses. J’avais édité son catalogue de l’œuvre de François Pompon en 1994, et d’autres encore, et nous appartenons aussi tous les deux à cette «communauté» assez soudée des historiens de la sculpture. Un tel déjeuner n’était pas une première, mais j’avais une étrange intuition. Après avoir discuté de notre sujet de prédilection, la sculpture, elle m’a montré des cartons à chaussures. Ils contenaient les fameuses lettres, dont la lecture m’a bouleversé. Naturellement ce sont des moments uniques, et pas seulement dans la vie d’un éditeur. Pendant une année entière, nous avons gardé le plus grand secret, notamment pour permettre, comme le souhaitait Anne, qu’elle se charge personnellement de la transcription des textes, afin de ne recevoir aucune pression. Nous avons vendu plus de 80000 exemplaires des Lettres à Anne et plus de 20000 du Journal pour Anne, chiffres vraiment exceptionnels pour des livres aussi imposants. Nous préparons d’ailleurs la publication en «Folio» des Lettres à Anne.
Qu’est-ce qui vous donne toujours envie de faire ce métier aujourd’hui ?
Spontanément, je dirais mes collections de textes sur l’art : «Art et Artistes» et «Témoins de l’art». C’est «Art et Artistes» qui me tient le plus à cœur depuis plus de vingt-cinq ans, avec soixante-sept titres déjà parus, dont des textes d’André Chastel et de Daniel Arasse, imaginés avec eux et malheureusement publiés après leur disparition. J’ai l’impression que cette collection reflète un peu l’histoire de l’art française d’aujourd’hui, hélas sans certains comme Pierre Wat que j’aimerais beaucoup publier, mais avec Laurence Bertrand Dorléac, Éric de Chassey, Rémi Labrusse, Arnauld Pierre, Denys Riout, Georges Roque, etc., sans oublier Georges Didi-Huberman dont je publierai le cinquième titre l’année prochaine, ou Jean Clair avec quatre titres, et dont je suis aussi l’éditeur dans la collection «Blanche». J’ai essayé également de faire travailler des auteurs qui ne sont pas historiens de l’art mais qui ont écrit des textes merveilleux pour cette collection, comme Hélène Cixous, Philippe Forest ou Annie Le Brun. « Témoins de l’art » a aussi permis de publier le surprenant Cabinet des douze. Regards sur dix tableaux qui ont fait la France, ouvrage de Laurent Fabius qui a connu un succès mérité avec plus de 15000 exemplaires. J’ai pu commander à Catherine Millet, que j’avais déjà publiée dans «Art et Artistes», ses mémoires, D’art press à Catherine M., ou encore travailler avec Philippe Dagen pour «Artistes et Ateliers» et de futurs projets. Les prochains titres de la collection seront consacrés à Henri Loyrette, Jean-Hubert Martin dialoguant avec Christian Boltanski, Thomas Schlesser ou Bernar Venet.
J’étais très marqué par l’idée du « corps en morceaux » – c’était d’ailleurs le titre d’une exposition présentée par anne Pingeot au musée d’orsay en 1990. aujourd’hui encore, mes œuvres traitent du même sujet, le corps blessé.
Justement, est-ce plus stimulant d’éditer des livres qui portent sur des sujets dont vous êtes très familier, ou au contraire de travailler sur des sujets tout autres ?
Les deux. Peu après la publication de Quand la lumière devient cou-leur, Georges Roque m’a parlé de la cochenille, qui produit cette couleur extraordinaire, utilisée depuis toujours par les artistes, mais jamais abordée dans les débats qui défendaient plutôt le statut intellectuel des artistes. Au printemps 2019 je publierai, toujours dans «Art et Artistes», un texte très excitant de Denys Riout sur les «œuvres invisibles». Mais pour vraiment répondre à votre question précédente, j’ai en réalité le même plaisir à éditer des textes dans la collection «Blanche», en particulier les auteurs auxquels je suis attaché depuis longtemps comme Paule Constant, Philippe Forest ou Philippe Le Guillou.
Le texte que vous aimeriez trouver demain?
Un grand roman pour la «Blanche» bien sûr! Nous autres, éditeurs, sommes animés par le désir de publier, c’est-à-dire de partager un texte que nous venons de découvrir. Je suis très heureux ces jours-ci d’avoir pu travailler avec Dominique Bona, qui a beaucoup publié chez Grasset mais qui a apporté chez Gallimard Mes vies secrètes, qui paraîtra en janvier, et qui voulait travailler avec moi, se souvenant de notre collaboration au Mercure de France il y a plus de trente ans. Elle récuse l’intitulé de «récit» ou de «mémoires» tout en se racontant pour la première fois, en analysant sa vie de biographe à travers le prisme des personnages qu’elle a mis en scène. En janvier, je publie aussi un premier roman, Qui vive, d’un jeune historien de l’art spécialiste de Bourdelle et de Giacometti, Colin Lemoine, qui me touche beaucoup. Nous sommes très amis et il a donc hésité pendant plus de six mois avant de me faire lire son manuscrit. C’est souvent très angoissant de recevoir des textes d’amis, mais là, au bout de trois pages, j’ai compris qu’il fallait le publier.
Vous avez justement participé à la grande entreprise de réhabilitation de la sculpture du XIXe siècle, une gageure quand on se souvient de la phrase assassine de Baudelaire au Salon de 1846 : « La sculpture dans son plus magnifique développement n’est autre chose qu’un art complémentaire. »
La vraie pionnière, c’est Anne Pingeot. Lorsqu’elle était en charge de la préparation du musée d’Orsay, elle a fait le tour de tous les musées de France, sauvant des centaines de pièces, souvent accompagnée d’Antoinette Le Normand-Romain, Catherine Chevillot et Laure de Margerie. N’oublions pas l’exposition au Grand Palais en 1986 « La Sculpture française au XIXe siècle » qui a eu un retentissement considérable. Dans les musées de province, Bruno Gaudichon a eu un rôle majeur, tout d’abord en ressuscitant Camille Claudel à Poitiers avec Anne Rivière, puis en menant une politique audacieuse au musée de La Piscine à Roubaix, où il a organisé de très nombreuses expositions sur la sculpture. Anne Pingeot a aussi, depuis le musée d’Orsay, fédéré et protégé un groupe de chercheurs tous très proches les uns des autres, et qui se perpétue aujourd’hui avec une nouvelle génération, Colin Lemoine, Wassili Joseph... Je ne saurais oublier Élisabeth Lebon et Florence Rionnet qui ont publié des travaux très importants sur les fondeurs. Bref, l’étude de la sculpture revit et de très nombreux musées mettent en valeur leur fonds de sculptures. À Stockholm, pour sa réouverture, le Musée national a consacré un grand hall à la sculpture du XVIIe au XiXe siècle et à Paris, au Petit Palais, Christophe Leribault a fait restaurer et exposer un grand nombre d’œuvres du XIXe siècle dans les vastes salles de l’entrée. Pour ma part, j’ai commencé à m’intéresser à la sculpture roman-tique française en préparant les catalogues de sculpteurs comme Antonin Moine et Théodore Gechter, puis j’ai élargi mes champs de recherche à des périodes plus vastes, du XVIIe siècle au début du XXe et à d’autres pays. Je prépare en ce moment une exposition voulue par Christophe Leribault pour le Petit Palais sur le sculpteur napolitain Vincenzo Gemito, dont on découvrira qu’il a apporté à Paris, en 1878, avec son Petit Pêcheur, le réalisme qui a frappé Degas et Rodin. Par ailleurs, les catalogues que j’ai écrits portent sur des sculpteurs complètement oubliés du XXe siècle, tels que Jean-René Gauguin, le fils danois de Paul Gauguin, ou Henry de Waroquier, car j’aime énormément travailler sur des artistes méconnus pour les faire mieux connaître.
Depuis quelques années, vous vivez non plus une double, mais une triple vie puisque vous exposez vos propres sculptures.
Je n’avais jamais touché au plâtre. À partir de 2006, j’ai eu des problèmes de santé – j’ai été greffé trois fois – et, après la première opération, j’étais très marqué par l’idée du « corps en morceaux » – c’était d’ailleurs le titre d’une exposition présentée par Anne Pingeot au musée d’Orsay en 1990. Aujourd’hui encore, mes œuvres traitent du même sujet au fond, le corps blessé. Comme je ne savais rien faire avec mes mains, j’ai commencé avec des structures pré-existantes, des boîtes ou des caisses, puis une galerie m’a proposé de faire une exposition à Paris; New York, Chicago et Naples ont suivi.
À Naples, où vous présentez depuis le 18 octobre « Bianchi i giorni che sovrastano le notti » à la Mapils Gallery, les œuvres répondent beaucoup à vos propres travaux d’histoire de l’art.
C’est quelque chose dont je ne me suis aperçu que longtemps après, absorbé par toute la violence que je voulais exprimer. Dans l’atelier, je n’en ai pas vraiment conscience, mais je m’en rends compte plus tard. Évidemment, pour cette exposition où je montre tout un ensemble de Monumenti, je mesure ce que je dois aux tombeaux étrusques, aux empreintes des corps de Pompéi, à la culture baroque napolitaine, mais aussi à Fausto Melotti ou Cy Twombly.
Vous n’avez pas évoqué vos recherches sur la peinture danoise, dont vous avez présenté à Roubaix et au Havre en 2013-2014, « Un siècle d’or de la peinture danoise. Une collection française ».
Avec l’Italie et Naples en particulier, le Danemark est une vraie passion : ses paysages que l’on peut parcourir à bicyclette, la mer omniprésente, la lumière, et bien entendu les artistes. Pendant les dix années où j’ai fait l’aller-retour entre maison, bureau et hôpital, j’ai commencé à collectionner la peinture danoise du XIXe siècle et donc à l’étudier. C’est ainsi que Bruno Gaudichon et Annette Haudiquet m’ont pro-posé de faire une exposition sur ce sujet à La Piscine de Roubaix et au MuMa du Havre. C’est sans doute pour la même raison que le musée Jacquemart-André m’a demandé récemment d’être le commissaire d’une exposition sur Vilhelm Hammershøi, qui commencera en mars 2019 et pour laquelle j’ai essayé de remettre ce peintre merveilleux dans un contexte un peu plus large en montrant également des œuvres de son entourage : son frère Svend Halmmershøi, son beau-frère Peter Ilsted ou son ami proche Carl Holsøe. J’ai toujours envie de découvrir quelque chose de nouveau. C’est la curiosité qui mène ma vie.