L’un des principes de « Almost Human » est d’évoquer l’idée de l’atelier, qui était déjà présente dans votre exposition au Centre international d’art et du paysage à Vassivière en 2011. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Vous avez à Paris L’Atelier du peintre de Gustave Courbet, qui évoque l’idée que ce lieu contient le passé, le présent, le futur, les choses qui vous effraient, les échecs, les projets que vous voulez réaliser… C’est l’interface entre votre vie intérieure et votre vie extérieure. Pour moi, l’atelier est une métaphore de tout cela et de la manière dont un artiste trouve sa place dans la société.
À quoi votre atelier ressemble-t-il aujourd’hui ?
Pendant longtemps, j’ai été un artiste très intérieur, vivant dans un environnement retranché. Puis avec ma compagne Muna, au cours des cinq ou six dernières années, le studio est devenu plus poreux, plus ouvert à mes enfants, à mes amis, au monde extérieur. C’est extrêmement nourrissant et inspirant. J’espère que l’exposition parle de cela.
Le musée d’Art moderne de la Ville de Paris (Mamvp), avec son programme sculpté à l’extérieur, le long du bassin, et ses immenses baies ouvertes sur la ville, semble pour vous le terrain de jeu idéal. Le transformer en atelier, c’est faire de cet ensemble une sorte de sculpture vivante ?
Non, pas vraiment; il y a des sculptures qui entretiennent une relation directement avec l’artiste dans l’atelier, et d’autres qui se connectent avec le monde extérieur. Dans cette exposition, Fabrice Hergott [directeur du Mamvp] a profondément compris le sens d’un dialogue entre mon monde intérieur et ce monde extérieur, la façon dont l’architecture et ma sculpture pourraient se mêler, en particulier dans les salles qui donnent sur la Seine. Regardez l’arche de Moon Gate, qui résonne avec celle du pont en métal que l’on voit par les grandes baies… C’est extraordinaire, tout est lié…
« La sculpture s’empare de certains lieux et change votre relation à eux. elle transforme les possibilités de l’espace. »
L’exposition serait-elle alors comme un échiquier, avec des pions qui apparaissent et qui disparaissent ?
Je ne joue pas aux échecs, mais il y a quelque chose… La sculpture s’empare de certains lieux et change votre relation à eux. Elle transforme les possibilités de l’espace. La figuration et l’abstraction, la sculpture et l’architecture sont mises en avant tout au long de l’exposition.
Vous avez commencé votre travail d’artiste avec la performance. Comment avez-vous évolué vers la sculpture ?
L’école d’art que j’ai fréquentée, à Leeds où je suis né, était un endroit très isolé. On n’avait pas vraiment conscience que l’on pouvait devenir peintre ou sculpteur. Alors j’ai commencé à faire des actions un peu bizarres. À Leeds, il y a beaucoup de musique, de groupes de jazz. J’essayais de peindre, mais aussi de laisser échapper l’énergie que j’avais dans mon corps. Et c’est cela qui est devenu performance. Des professeurs formidables m’ont encouragé dans ce sens. Puis j’ai commencé à inclure dans mes performances des objets qui ont eu une vie à part. Et je me suis rendu compte que c’étaient aussi des sculptures qui pouvaient vivre sans moi.
Vos sculptures, surtout celles de vos débuts, ressemblent souvent à des gangues vides.
Oui et, en même temps, la sculpture est une série d’actions qui impliquent des matériaux et de l’espace. Même pour réaliser une sculpture très classique, il faut une sorte de performance.
Vous parliez du Leeds de votre enfance. Bien que vous soyez installé depuis un long moment en Californie, après avoir vécu aussi à Amsterdam et à Berlin, n’y a-t-il pas quelque chose de très anglais dans votre travail ?
Il faut faire attention avec ce terme, « Englishness », car il fait souvent penser au cliché d’un Londres très civilisé, alors que le nord de l’Angleterre a une culture différente, beaucoup plus dure. L’atmosphère dans laquelle j’ai grandi avait quelque chose de désespérant, mais aussi une énergie sauvage, anarchique, qui est encore présente dans mon travail. Et puis l’architecture industrielle de Leeds est très importante pour moi, les murs et la pierre…
Beaucoup de vos figures debout ont cette position caractéristique, très près du sol, qui évoque l’allure d’un bébé ou parfois d’un singe, quelque chose de fondamentalement humain.
J’aime beaucoup l’énigme du sphinx : qu’est-ce qui marche à quatre pattes le matin, à deux pattes à midi et à trois pattes le soir ? Les humains traversent toutes ces phases… Le titre de l’exposition, « Almost Human », vient de la chanson de Leonard Cohen Suzanne, dans sa version interprétée par Nina Simone, qui est si émouvante… Quand j’étais plus jeune, j’étais très traumatisé, je ne contrôlais pas mon système nerveux, donc je ne savais pas vraiment ce que cela faisait d’être humain. Cette exposition tente de donner à éprouver ce que c’est de ne pas se sentir tout à fait humain, et j’essaye de donner un sens à ce que cela représente pour moi.
Votre travail est très lié à l’histoire de l’art, des égyptiens à vos maîtres contemporains comme Didier Vermeiren ou Jan Dibbets. On voit même cohabiter dans vos œuvres des échos à des tendances en apparence opposées : la figuration et le minimalisme par exemple.
L’erreur du modernisme au XXe siècle a été de faire un index de mouvements, et puis il y a eu cette période « fin de siècle », avec la fin de l’art et la mort de l’auteur. Mais ma génération a lutté contre ça, et aujourd’hui, nous pouvons mesurer qu’au lieu de faire des catégories, plus que ces « -ismes » scientifiques, le plus important est de faire de l’art. L’art n’est pas le problème. Tous ces modes de fabrication ont toujours existé. Stonehenge, c’est du minimalisme ! Je veux célébrer l’histoire de l’art dans son entier ! C’est très important, car nous sommes dans une époque d’amnésie, ce qui est dangereux.
« L’atmosphère dans laquelle j’ai grandi avait quelque chose de désespérant, mais aussi une énergie sauvage, anarchique, qui est encore présente dans mon travail. »
À cette haute culture, vous mêlez souvent la culture populaire, vous jonglez avec des références à Hulk et à la musique pop…
Cela coule dans mes veines… Comme tout le monde j’ai grandi avec des dessins animés, des bandes dessinées et de la musique. J’ai été fasciné par la façon dont les Beatles pouvaient devenir Sgt. Pepper, dont David Bowie s’incarnait en Ziggy Stardust. C’est un peu la métaphore d’un artiste : ce qui se passe dans l’atelier peut être un refus complet de toutes les pressions familiales et sociales, et vous pouvez être tout ce que vous voulez.
Le cirque est-il important pour vous ?
Oui, quand j’étais enfant, je traversais une sorte de fête foraine pour aller à l’école. Sur le mood board présenté dans l’exposition, il y a une image évoquant le cirque, d’un photographe formidable, Peter Mitchell, qui a documenté Leeds dans les années 1970 et 1980. On y voit la relation entre la fête foraine, la performance et la sculpture utilisée comme une sorte d’attraction. L’art, le théâtre et la musique sont tous très étroitement liés dans la dernière pièce de l’exposition, Cast Studio (Stage–Chairs–Bed–Mound–Cave– Bath–Grave).
Il y a dans vos œuvres des motifs récurrents : les masques, les crânes, les chouettes…
J’adore les chouettes. À Leeds, il y en a partout, et en Californie aussi. Ma fille m’a demandé un jour de lui en fabriquer une, et c’est devenu une obsession. Les crânes reviennent souvent également, je regarde les gens et je ne vois que leur crâne derrière leur visage. Il y a aussi l’idée du trou : l’œil, la bouche, le nombril, le soleil et la lune… Ces motifs sont des manières de traiter du monde extérieur, d’utiliser le langage de la sculpture pour transformer ces idées élémentaires.
Vos œuvres montrent souvent des figures et, pourtant, elles dégagent aussi une impression d’absence.
Je suis très préoccupé par l’idée d’un extérieur visible comme une façade et d’un intérieur que l’on ne montre pas, par la façon dont les choses sont faites. On le sent quand on regarde mes œuvres où les traces des gestes restent visibles dans la terre, le plâtre ou dans le bois en taille directe.
S’agit-il d’autoportraits ?
Ce sont des portraits de vos espoirs, de tout ce qui me terrifie et me met mal à l’aise. Il y a des sculptures qui me ressemblent et d’autres qui ressemblent à Muna ou à mes enfants. Il y en a qui expriment mon amour de la nature, mon passé… Mes œuvres ne sont pas vraiment des autoportraits, car elles ont toutes leur propre système nerveux, mais elles montrent combien j’aime le monde.
Elles sont liées à la terre, notamment par leurs socles souvent réalisés, comme ceux de Brancusi, à partir de robustes madriers. Est-ce que ce sont parfois des monuments ?
Les sculptures ont un lien avec la gravité, l’espace, la lumière et l’obscurité. Elles dégagent aussi un sentiment de précarité… Et, oui, ce sont des monuments, dans le sens où elles expriment la tentative d’un artiste d’aller à la rencontre du monde.
Vous vous intéressez beaucoup à l’architecture.
La sculpture est depuis toujours liée à l’architecture, et elle offre un véritable espace social : il faut faire de la place à la sculpture dans l’espace public ! L’architecture, quant à elle, peut être structurellement ou formellement passionnante; mais c’est un autre métier. La sculpture génère parfois un espace compliqué, un peu ridicule ou bizarre, que j’essaie de développer dans mon travail. En Californie, il y a une histoire folle de l’architecture d’avant-garde. Un mélange incroyable entre les échangeurs d’autoroute, l’architecture et la nature.
Diriez-vous que, ces dernières années, votre œuvre a pris un tour plus abstrait ?
Si vous les regardez bien, les œuvres figuratives de mes débuts sont aussi très abstraites, car elles se décomposent; et puis il y a des formes, comme l’œuf, qui sont évidentes. Mais je m’intéresse de plus en plus au langage des formes.
Enfin, il y a des peintures dans l’exposition. Est-ce une chose nouvelle pour vous ?
J’ai toujours peint, c’est quelque chose dont j’ai besoin pour ma santé mentale, mais, jusque-là, je ne montrais pas mes tableaux, car c’est une pratique beaucoup plus personnelle. Les Black Paintings et les dessins qui sont dans l’exposition sont parmi les premiers de ces travaux que j’ai montrés. Ils expriment le deuil d’un ami proche. Je me suis rendu compte qu’ils avaient une fonction dans le monde, que cette tristesse était importante. Ce sont un peu des miroirs… mais beaucoup plus intimes.
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« Thomas Houseago – Almost Human », 15 mars - 14 juillet 2019, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 12-14, avenue de New York, 75116 Paris.