Votre œuvre est présentée dans huit institutions parisiennes : le Palais de Tokyo, le Centre Pompidou – Musée national d'art moderne, le Musée national des arts asiatiques – Guimet, le Musée du Louvre, le Musée d’Orsay, le Musée du quai Branly – Jacques Chirac, le Palais de la Porte-Dorée, la Cité de la musique – Philharmonie de Paris. Que vous inspire cet hommage d’ampleur mais tardif dans votre pays d’adoption depuis 1961, lorsque vous avez épousé le photographe Marc Riboud ?
Quelle surprise ! Jamais encore je n'avais connu une telle rétrospective dans autant de lieux différents. Nous avons dû collaborer avec sept ou huit équipes de conservateurs, chacun ayant ses propres idées et collaborateurs, ce qui a exigé un travail colossal en un laps de temps très restreint. Je suis davantage connue à l’étranger qu’en France, bien que j'aie été la première Américaine à présenter une exposition personnelle en 1974 au Musée d'art moderne de la Ville de Paris/ARC. J’ai entamé mon parcours avec une grande intensité, et ma réputation s’est propagée à travers l’Europe. De retour à New York, j’ai ensuite exposé en Allemagne, à Bruxelles, en Suisse… Parallèlement, j’ai commencé à écrire des romans qui ont été publiés à l’étranger. J’ai donc acquis cette réputation hybride et singulière : certains savaient que j’écrivais des livres sans imaginer que je faisais de la sculpture, et vice versa ! J’ai oscillé entre les deux disciplines durant des années, sans jamais chercher à les fusionner, car on aime peu ceux qui se consacrent à deux domaines simultanément. On les dénigre au moins pour l’un des deux. J’ai donc dû éviter d’être désignée comme une écrivaine qui sculpte ou une sculptrice qui écrit. C’était tout simplement inconcevable.
Considérez-vous votre production artistique et littéraire sur un même plan, faisant partie d’un tout ?
Je les ai toujours envisagées comme deux disciplines distinctes, mais abordées avec le même amour, le même soin pour l’art et la même exigence de professionnalisme. Je suis à la fois une écrivaine accomplie et une sculptrice d’exception ; alors, comment éviter que l’on dise : en tant qu’écrivaine, elle est une grande sculptrice, ou en tant que sculptrice, elle est une bonne écrivaine ? Avec cet hommage singulier — sans doute un clin d’œil à tous mes détracteurs —, il a été décidé d’inclure les deux en un tout. Nous avons intégré six ou sept recueils de poésie, associés à des sculptures. Et cela fonctionne ! Pour moi, c’est profondément émouvant, car je n’aurais jamais imaginé réaliser une telle exposition dans autant de musées à Paris en 2024 ! C’est une expérience unique. Jamais encore je n’avais fait d’exposition dans laquelle la poésie s’entrelace avec mon œuvre sculpturale. On y trouve des poèmes longs et courts, certains datant des années 1960 jusqu’à des textes plus récents. Le dernier poème, écrit pour le Louvre, remonte à seulement quelques mois.
Vous « travaillez le bronze coulé, les fibres et la soie, qui interagissent avec la lumière pour créer des stèles monumentales, à la fois historiques, architecturales et archéologiques. C’est une sorte de recherche poétique de l’histoire, ainsi qu’un geste matériel », avez-vous déclaré en recevant le Grand Prix artistique de la Fondation Simone et Cino Del Duca au sein de l’Académie des Beaux-arts en 2021. Pouvez-vous préciser les modalités de ce travail sur la mémoire ?
Ai-je réellement dit cela ? Il est difficile d’en expliquer le contexte sans connaître à la fois ma poésie et mes romans historiques, car tous sont profondément liés. Ils explorent l’invisibilité et l’effacement de la mémoire. Mes sculptures et mes romans rendent hommage à ceux et celles qui auraient dû être honorés par l’Histoire, mais qui en ont été écartés pour des raisons variées — qu’il s’agisse de leur genre, de leur couleur de peau ou de leurs convictions politiques… Comment pouvais-je contribuer à leur reconnaissance, à travers un poème, un livre ou une sculpture ? Tout a commencé avec les stèles, lorsque Malcolm X a été assassiné. La nouvelle de sa mort m'a bouleversée ; j'étais alors chez moi, à Paris. Je suivais son parcours et j’avais déjà commencé les stèles, mais elles n’étaient qu’esquissées ; je tâtonnais, expérimentant formes et mots. J’ai décidé que ces stèles seraient dédiées à Malcolm X. C’est mon offrande à l’Histoire. La série compte vingt stèles, de 1969 à l’année passée. J’ai réalisé d’autres séries depuis, mais créer ce mémorial fut la première impulsion. Ce n’était pas mon style habituel de sculpture poétique, mais il a évolué vers un style classique qui s’est ensuite étendu à d’autres thématiques ; les critiques ont commencé à percevoir que ces stèles incarnaient une dimension architecturale et politique. Elles ont imprégné mon style, mon être. Dès lors, tout s’est concentré autour de ces stèles, ce mélange de bronze, de textile et de soie. Cela a créé une danse étrange, abstraite, à demi historique, entre les matériaux, mais aussi entre les aspects de ma créativité. C’était comme si les deux aspects s’étaient mêlés en un amalgame destiné à créer les formes que prend la poésie lorsqu'elle devient architecture.
Vous êtes très connue aux États-Unis, où vous avez été la première femme noire américaine à être diplômée de l’École d’Architecture de l’université de Yale. Votre travail est chargé de références à l’histoire de la diaspora africaine, de la traite esclavagiste transatlantique aux luttes pour les droits civiques. Quel regard portez-vous sur l’évolution des mentalités sur ces sujets, les différences entre les États-Unis et la France sur la question du racisme ?
Je pense que la France était, sous certains aspects, en avance sur les États-Unis, et sous d’autres, en retard par rapport à ce qui s’y déroulait. Aujourd'hui, la France et l'Europe considèrent les États-Unis comme un exemple quelque peu rétrograde. Mais regardez aussi ce qui se passe en Angleterre : nous voilà replongés dans les années 1950 ! Aux États-Unis, tout bascule soudainement d’un extrême à l’autre. Lorsqu’on porte un héritage colonial, on peut ainsi se retrouver dans ces retours en arrière, car la réalité demeure : la fracture sociale, la disparité économique. Et cela se répète, encore et encore. Rien n’a véritablement changé.
La diversité est plus grande aujourd’hui dans le monde de l’art. De plus en plus d’artistes femmes, de couleur, sont mis en avant par les galeries, les institutions. Certains, très connus, s’emparent aussi de ces thèmes dans leur œuvre, d’Arthur Jafa à Ellen Gallagher ou Theaster Gates. Vous reconnaissez-vous des affinités avec cette génération ?
De quoi parlez-vous ? La diversité est un mot galvaudé ! C’est un retour au racisme. Les artistes que vous mentionnez font figure d’exception. Bien sûr qu’ils existent, et oui, ils appartiennent à une génération plus jeune, différente. À mes yeux, ils profitent d’une vague de libéralisme qui traverse le paysage culturel et social du monde occidental. Mais le reste du monde reste à l’écart. La vraie question est de savoir ce qui fait un bon artiste, qu’il soit noir, femme ou autre. Sinon, à quoi bon ?
La créativité est intimement liée à l’empathie. Et l’empathie ne se résume pas à une étiquette collée sur l’égalité pour lui donner une valeur qu’elle ne possède pas. Cette ouverture à d’autres façons d’être et de voir, à d’autres sensibilités, est selon moi temporaire ; ce n’est qu’une parenthèse, qui finira par se refermer. Je doute que les choses avancent toujours dans cette direction. Mais cette petite ouverture, il nous appartient d’en prendre soin, de la rendre durable. Et cela constitue en soi une tâche considérable.
Estimez-vous que votre travail a évolué au fil des années ?
Je viens de publier un livre de mémoires aux États-Unis intitulé I Always Knew, également traduit en français (J’ai toujours su, Seuil / Fiction & Cie). Il s'agit d'une œuvre imposante, un mélange de correspondance, de poésie et d’histoire, fondée sur 600 lettres que j’ai adressées à ma mère pendant vingt ans, alors qu’elle vivait aux États-Unis et moi en Europe. Je lui écrivais presque chaque jour. Après son décès en 1991, j’ai trouvé dans sa penderie une boîte contenant toutes les lettres que je lui avais envoyées. Sept ou huit ans plus tard, pour une raison que j’ignore, j’ai décidé de les relire. J’ai alors réalisé qu’il s’agissait en réalité de lettres d’amour à ma mère. C’était un échange entre cette jeune fille, partie loin pour construire sa vie, et sa mère. Ces lettres étaient censées rester un simple héritage, de simples mots pour ma mère. Elles ont finalement constitué un livre de 700 pages. Ce n’est pas seulement la biographie la plus structurée que j’aie jamais lue, c’est aussi un hommage à la relation entre une jeune artiste et sa mère. Il s’agit donc d’une sorte de rétrospective, qui s’intègre parfaitement dans cette exposition.
Ce livre est un récit divertissant, un journal historique qui retrace non seulement le parcours de cette jeune artiste vers ce qu’elle est devenue, mais également les raisons qui l’ont poussée à suivre cette voie. Elle a toujours su, comme l’indique le titre, quelle était la meilleure chose à faire. Le livre est à la fois profondément captivant et intime. Il représente un univers entier de créativité, celui d’une femme qui vit dans un monde qui n’est pas le sien. Il parle d’immigration, pas seulement du changement de pays, mais aussi du ciel qui plane au-dessus de soi, de la vision de l’universalisme. C’est un parcours unique : celui d’une jeune femme noire américaine, destinée à rester dans son environnement d’origine, qui devient une figure internationale du monde occidental. C'est un parcours semé d'accidents, de coïncidences étranges, d'aventures et d'erreurs, tout ce que la vie peut offrir d'inattendu. C'est également un chemin de connaissance. Heureusement, avec le recul, la tragédie s'efface devant la lumière du bonheur. Au bout du compte, ta personnalité s'en trouve renforcée. Je crois que j'ai toujours eu cette intuition.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune artiste ou écrivain aujourd’hui ?
Voyagez. N'ayez pas peur de prendre des risques. Saisissez chaque opportunité. Observez, écoutez, et travaillez avec ardeur. Je me rappelle avoir été ouverte à toutes les expériences possibles. Si vous avez un talent, vous en ressentirez l'urgence ; il prendra vie et finira par porter ses fruits.
« Barbara Chase-Riboud. Quand Un Nœud Est Dénoué, Un Dieu Est Libéré », 17 septembre 2024 – 13 janvier 2025, exposition avec la participation de huit musées parisiens. Commissaires : Erin Gilbert et Donatien Grau.