En novembre 2024, vous fêterez vos 5 ans à la tête du musée d’Art et d’Histoire (MAH) de Genève. En 2025, les architectes seront désignés pour la rénovation de ce bâtiment qui fermera pendant cinq ans. Peut-on déjà dresser un premier bilan ?
Le musée s’est transformé comme je l’avais espéré. Après cinq ans, nous sommes encore en plein développement, mais les bases qui tendent à améliorer la vision, la mission et les services de l’institution ont été posées. Cette réflexion s’appuie sur cinq piliers incluant la collection, le programme d’expositions, la gouvernance, les relations avec le public, pour mieux partager nos objectifs, et avec les équipes, pour travailler dans cet état d’esprit de transversalité. Ma grande satisfaction est d’avoir réussi à mettre beaucoup d’émollient et de créativité dans les structures, ce qui nous permet aujourd’hui d’explorer toutes les voies d’expérimentation possibles.
La dernière de ces explorations s’intitule Plasmah. Cette série ambitionne d’occuper la cour du musée. Vous venez d’en présenter la première occurrence réalisée par l’artiste français Vincent Lamouroux : une passerelle suspendue qui traverse cette cour à huit mètres de haut.
Le grand projet de rénovation du musée par Jean Nouvel avait été refusé en 2016 par votation populaire, trois ans avant mon arrivée. Ces travaux de rénovation restent nécessaires. L’un de mes premiers défis a été de penser ce bâtiment pour le futur, dans l’optique d’un nouveau concours d’architecture. En attendant le lancement de ce dernier, nous avons pu tester plusieurs manières de voir et d’habiter ce lieu. Par exemple, en ouvrant tous les espaces afin de retrouver le projet d’origine de 1910 conçu par [l’architecte] Marc Camoletti. À l’époque, il n’y avait pas d’électricité, beaucoup de salles étaient donc généreusement vitrées et baignées de lumière naturelle.
Plasmah répond à un autre constat : un musée est plus ou moins constitué à 50 % de salles d’exposition et à 50 % d’escaliers, de couloirs et de cours intérieures, comme celle-ci qui fait 28 mètres de long. Comment utiliser ces « espaces négatifs », qui font partie intégrante du musée ? Vincent Lamouroux est venu avec cette idée de passerelle reliant le sommet du grand escalier de l’entrée aux salles d’exposition juste en face. Le visiteur sort par un balcon et entre, de l’autre côté, par une fenêtre. Cette installation met également en évidence la question des hiérarchies. Nous travaillons à les aplanir entre les différents publics, les différents médiums. Elle ne devrait pas non plus exister dans la manière d’entrer dans un musée.
Depuis votre arrivée, on sent un nouveau désir du musée chez les Genevois. Les cartes blanches, laissées notamment à Ugo Rondinone et à Wim Delvoye, ou encore cette passerelle, sont des dispositifs qui attirent les visiteurs. Elles ont aussi pour point commun de faire systématiquement appel à des artistes contemporains. N’est-ce pas une contradiction, alors que le MAH est avant tout un musée d’art – et d’histoire – ancien ?
Depuis le début de mon mandat, j’ai pris le parti de ne plus baser nos expositions sur des prêts extérieurs. Faire venir des caisses depuis New York est une aberration écologique. De même, je voulais que nos scénographies soient à 100 % réutilisables. Nous nous adaptons ainsi à cette architecture existante et aux 800 000 objets que nous conservons. Cette collection contient aussi bien des œuvres d’art que de l’horlogerie, de l’archéologie, des arts appliqués ou de la numismatique, allant de 15 000 ans avant notre ère à nos jours. Ce sont donc à la fois des objets d’art et des objets à valeur usuelle que nous désirons montrer sans créer de hiérarchie entre art et artisanat. Mais pour que cela fasse sens aujourd’hui, nous devons évidemment en parler avec un langage actuel. C’est important d’articuler un propos en phase avec notre époque. Le discours scientifique reste au cœur de nos actions, mais il doit intégrer les recherches en cours dans d’autres domaines, que ce soit la science-fiction, les neurosciences, la physique quantique, la philosophie contemporaine, l’hypnose, la pataphysique, etc. Au MAH, nous défendons une approche scientifique à la fois rigoureuse et créative, dans laquelle la notion de multifréquence est centrale et encourage une logique non pas sélective mais additionnelle – de temps, de médium et de lieu.
« Multifréquence » est un terme que vous utilisez souvent pour décrire le musée de demain. Pouvez-vous l’expliquer ?
L’idée de contempler une peinture dans une salle est très importante. Mais peut-on y faire autre chose ? L’état d’esprit propre à apprécier une œuvre d’art, à circuler dans une exposition, est-il compatible avec celui inhérent à la lecture d’un livre, à la simple rêverie, à la danse, la musique et pourquoi pas la sieste ? Le terme « multifréquence » désigne cet éventail de possibilités. Le simple fait de voir inclut déjà ce principe. Chaque couleur, chaque son, chaque matériau émet une fréquence particulière. Nous voyons, nous entendons, nous vivons de facto en multifréquences. Or, le musée a tendance à fonctionner en isolant chaque fréquence ou en privilégiant principalement les ondes « visibles ». À l’heure où l’on s’accorde à dire que le musée de demain sera différent de celui d’aujourd’hui, sans pour autant savoir à quoi il ressemblera, il est urgent de tester des manières « d’habiter » le musée, de multiplier les expérimentations pour voir de quelles façons ces approches peuvent nous aider à penser un tel lieu qui ne soit pas obsolète à sa réouverture dans dix ans.
Vous avez reçu les dossiers pour le concours d’architecture du nouveau musée. Les candidatures sont anonymes. Le bâtiment étant classé, les interventions seront limitées. Le projet a donc peu de chance d’être spectaculaire. Le regrettez-vous ?
Visuellement, il n’y aura certes pas de grand geste architectural. Mais avons-nous encore besoin de ce type d’objet-« signature » qui sonne quand même très années 1990 ? Selon moi, le défi principal est de réussir à relier le musée à la ville. Il faut savoir que le bâtiment a été construit sur les anciens remparts qui protégeaient Genève. Nous nous trouvons donc en hauteur, un peu isolés sur un promontoire difficile d’accès. Marc Camoletti avait prévu une sorte de jardin à la française descendant en gradins jusqu’au centre-ville. Le projet n’a pas pu être concrétisé faute d’argent. Mais le principe me tient à cœur. Un musée réellement connecté à la ville est un lieu dans lequel on entre sans vraiment s’en apercevoir. On peut y venir pour se rendre au bureau de poste, y dormir dans ses salles d’exposition ou dans un hôtel, se remettre en forme autant intellectuellement que physiquement. La vraie question est quand commence l’expérience du musée ? Elle est au centre de nos recherches, comme celles pour rendre l’institution moins intimidante tout en proposant des expérimentations artistiques radicales.
En parlant d’hôtel, le projet du futur centre culturel Plaza, à Genève, consacré au cinéma et à l’architecture, en prévoit un avec quelques chambres. Le musée « multifréquence » en comptera- t-il lui aussi ?
Nous avons prévu quelques chambres dans le programme remis aux architectes, un peu dans l’esprit de ce que j’avais mis en place avec l’hôtel Everland, installé sur le toit du Palais de Tokyo [à Paris]. Tout comme nous leur avons donné la liberté de proposer un spa. Je pense que la perception d’une exposition change en fonction de l’état d’esprit dans lequel le spectateur se trouve. Visiter les expositions en multipliant ces états, c’est offrir aux gens la possibilité de créer un réseau d’interprétations des œuvres et des expositions.
Le début des travaux est prévu en 2029. Vous arriverez alors à l’âge de la retraite. N’est-ce pas un peu frustrant d’imaginer un outil avec lequel vous ne travaillerez jamais ?
J’ai en ce moment un outil extraordinaire pour expérimenter le musée d’aujourd’hui et imaginer celui de demain, faire parler au présent des objets qui couvrent plus de 15 000 ans de notre histoire, tout en concevant une structure se régénérant en permanence. L’idée d’un musée qui, dans le futur, serait comme une boîte à outils pouvant accompagner chaque visiteur dans son quotidien est, en cela, plutôt enthousiasmante.
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