Quel a été votre premier choc esthétique ?
Il y en a eu tellement qu’il est très difficile de les identifier. Peut-être ai-je été marqué par les images depuis que j’ai commencé à regarder des films, vers l’âge de 7 ou 8 ans. Mon premier souvenir est celui d’un film thaïlandais de série B des années 1970, avec un plan sur un hélicoptère qui se dirige vers la mer. Je me souviens de l’immensité de l’écran et des éléments de traitement, si impressionnants.
Vous avez étudié l’architecture en Thaïlande, puis le cinéma aux États-Unis, à Chicago. Quels cinéastes et artistes vous ont influencé à vos débuts ?
J’apprécie beaucoup les cinéastes expérimentaux américains, notamment Bruce Baillie et Maya Deren. Parmi les artistes, je suis plus particulièrement sensible au travail de Joseph Cornell et de Hans Richter. J’aime cette période où les artistes expérimentaient les images en mouvement, ce qui a créé une sorte de rupture entre le cinéma et l’art.
Et aujourd’hui, qui vous intéresse ?
Je ne suis personne en particulier. Je dois avouer que je ne regarde plus de films depuis de nombreuses années ; il en va de même pour l’art. Quand on me demande si je connais telle ou telle personne, je réponds que je n’en ai aucune idée ! Je ne peux citer aucun nom, je ne suis plus dans le circuit. La raison tient à la fois à un manque de temps et d’intérêt. Je préfère rester chez moi à regarder les arbres ou dîner avec des amis. Ces derniers temps, je m’intéresse davantage à la vie, en créant des vidéos ou des dessins qui me procurent beaucoup de plaisir et de paix, en étant au contact de la nature et en réfléchissant aux mouvements simples de la vie. Mes œuvres les plus récentes portent principalement sur les ombres et le soleil. Les levers et couchers de soleil m’ont ouvert un immense espace, tout comme la méditation. C’est sans limites. J’ai parfois l’impression que l’art est assez limité, alors que la nature est tellement vaste. Elle n’est jamais immobile, jamais figée.
Une nature très présente dans vos films : la lumière, les nuages, la jungle... « Memoria » s’achève par un long plan sur le ciel, dans une atmosphère d’orage. Cet intérêt pour les levers et les couchers de soleil dénote-t-il un désir de revenir à l’essentiel ?
Je dirais que, pour moi, la nature est la beauté ultime. Ce n’est pas seulement un décor. Elle est connectée à tout, y compris à vous-même. Vous en faites partie, ce n’est pas un film ou une performance. Au cours des dix dernières années, j’ai essayé de traduire ou de documenter cette simplicité qui a le pouvoir de s’étendre à partir de quelque chose et qui est si ouverte à tous.
Votre pratique de la méditation comme votre attention à la nature sont-elles liées au bouddhisme, qui imprègne la culture thaïlandaise ?
Je pense que oui, cela fait partie intégrante de mon goût pour l’absence d’autorité. De plus, il répond à beaucoup de questions que je me pose. Pour moi, c’est très scientifique : il s’agit de ne pas croire n’importe quoi.
Le Centre Pompidou présente cet automne une rétrospective de vos films et vidéos, une exposition, une performance et une publication. Comment avez-vous conçu cette exposition ?
Cette rétrospective rassemble tous les films et vidéos que j’ai réalisés au cours des vingt-cinq dernières années ainsi qu’une sélection – peut- être 10 % – de ma production d’« art visuel ». Nous aurions eu besoin de plus d’espace pour montrer toutes les vidéos. Il s’agit donc d’une installation sélective. S’y ajoute ma dernière performance, en réalité virtuelle. Les visiteurs qui les verront dans un court laps de temps pourront constater clairement cet intérêt pour la nature et le mouvement; il ne s’agit pas tant d’histoires que de la question de la manière de regarder et d’être. Je remercie le Centre Pompidou de m’avoir fait redécouvrir tant d’œuvres que j’avais oubliées ! Même si cela pourrait ressembler à un hommage posthume ! En revoyant tout cela, je me suis rendu compte que mon travail avait beaucoup évolué. J’ai découvert quelqu’un d’autre, qui croit profondément au cinéma et à l’expérimentation par l’image.
Vous avez réalisé huit longs métrages ainsi qu’une trentaine de courts métrages. Que vous inspire l’évolution de votre travail depuis vos premiers courts métrages et vidéos en 1994 ?
Je pense qu’ils reflètent d’une part le processus de vieillissement, le fait de tomber amoureux, la perte de l’amour et aussi très concrètement la perte que constitue la mort, et qu’ils expriment d’autre part la foi dans le cinéma. Quand j’étais plus jeune, je croyais vraiment au cinéma comme à une religion. Mais aujourd’hui, je me pose beaucoup de questions. Cette rétrospective témoigne de la rigidité de l’accent mis sur l’expérimentation dans mes premières œuvres, mais dans les œuvres ultérieures, c’est plus simple, je n’essaie pas d’expérimenter, de dépasser les limites ou de chercher une limite dans le cinéma, parce qu’il n’y a parfois pas de réponse à cela. Par exemple, la dernière pièce présentée dans l’installation de l’Atelier Brancusi montre simplement une rivière et un pont.
« Primitive » [2009], votre installation multidisciplinaire, a été exposée dans
de nombreux musées, dont la Haus der Kunst, à Munich. Vous avez participé à la Documenta 13 [2012], puis remporté le Gold Award à la 11e Biennale de Sharjah [2013] pour votre collaboration avec Chai Siris. La même année, vous avez reçu le prix de la Culture asiatique de Fukuoka. En 2016, votre première grande monographie a été organisée en Thaïlande au MAIIAM Contemporary Art Museum, à Chiang Mai. Vos installations récentes comprennent « Constellations » [2018], « Fiction » [2018], « SleepCinemaHotel » [2018], « A Minor History » [2021, 2022] et « Solarium » [2023]. Des institutions renommées telles que la Tate Modern à Londres, la Fondation Louis-Vuitton et le Centre Pompidou à Paris ou encore le Museum of Contemporary Art de Tokyo en ont acquis certaines. Considérez-vous vos installations en tant qu’artiste visuel et vos films de cinéaste comme un tout ?
Je pense que oui. Ce sont essentiellement des lumières et des images en mouvement, des illusions; elles sont l’expression de mes rêves – d’une certaine manière des lumières intérieures. Au fond, c’est toujours le même groupe de personnes qui travaille sur ces créations ; tout cela est comparable à un même cerveau, avec des souvenirs différents à chaque fois.
Comment travaillez-vous ?
Je dessine beaucoup et je fais des carnets de rêves. J’écris un scénario très classique, car, pour moi, c’est comme la peinture. À la manière des peintures traditionnelles par lesquelles il est nécessaire de passer. Cela requiert une certaine discipline. Mais la vraie joie, c’est de travailler avec les membres de l’équipe pendant le tournage, d’être confronté à certains problèmes, de partager ce moment. Je trouve très intéressant d’essayer de traduire ce rêve ou certains sentiments dans la réalité.
Élaborez-vous un scénario avant de réaliser vos films expérimentaux comme vous le faites pour un long métrage ?
Pour les courts métrages et les installations vidéo, il n’y a pas de scénario, mais des croquis, des déplacements et de nombreuses heures de tournage afin de construire l’œuvre.
Le travail documentaire nourrit-il la fiction et vice versa ?
Je suis toujours intéressé par cette relation entre la réalité et les images en mouvement. Lorsque vous créez des images en mouvement, selon moi, ce n’est plus la réalité. C’est le point de vue d’une personne, tout devient si subjectif : vous manipulez tout, du timing au cadrage, par différents moyens. Je ne pense plus que ce type de travail soit un documentaire ou une fiction. C’est une sorte de négociation. Ces deux genres ne sont qu’une autre forme de réalité. Ils représentent leur propre réalité.
La critique a très tôt salué votre talent, distingué notamment au Festival de Cannes : « Blissfully Yours » a reçu le prix Un certain regard [2002] ; « Tropical Malady », le Grand Prix du jury [2004] ; « Uncle Boonmee: Who Can Recall His Past Lives » [« Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures », 2010], la Palme d’or ; « Memoria », votre premier film tourné hors de la Thaïlande avec Tilda Swinton, le prix du Jury [2021]. « Syndromes and a Century » [2006] est quant à lui reconnu comme l’un des meilleurs films de la décennie. Qu’a changé cette consécration dans votre parcours ?
Cette reconnaissance m’a permis de voyager et de poursuivre mon travail. Mes films m’ont donné l’occasion d’organiser honnêtement ma vie, de me concentrer sur mes créations, mais aussi d’essayer de tracer une petite frontière entre la vie et le travail.
Avez-vous une œuvre préférée dans votre filmographie ?
Je dirais Syndromes and a Century, parce que ce film m’a fait prendre conscience du temps. Auparavant, je ne me concentrais que sur la fin. Mais durant ce tournage, j’étais vraiment attentif à tout, à chaque minute. Je pense que cela se voit. Il a cette qualité, disons, de « décontraction » et de « présence ».
À travers votre regard, vos films donnent à voir la Thaïlande, dont vous êtes l’un des cinéastes les plus emblématiques. Comment l’histoire, la culture et le potentiel fictionnel de ce pays vous inspirent-ils ?
J’aime le fait qu’il ne soit jamais organisé, qu’il soit très chaotique. Il y a toujours quelque chose de nouveau dans ce pays. Il est très ouvert, à la fois sur ce qui ne va pas, la violence, mais aussi la beauté. Il est très actif. L’inefficacité du gouvernement oblige les citoyens à se débrouiller par eux-mêmes. Beaucoup de personnes vivent dans une certaine urgence, il faut penser à son avenir. J’apprécie ce genre de singularité dans un pays qui vous maintient constamment sur le qui-vive. Si vous voulez faire un film, il existe une infinité de façons d’aborder ce pays. Pour moi, c’est comme un grand trésor. Depuis que je vis à Chiang Mai, je me plains beaucoup, et les gens me demandent pourquoi je ne déménage pas ; mais en même temps, je ne peux aller nulle part ailleurs. Ce pays est tellement problématique qu’il en devient charmant. Vivre ici est une véritable source d’inspiration.
Je pense qu’il est difficile de définir cette culture, comme toute culture en particulier, parce qu’elle se transforme constamment. Bien sûr, il y a en moi une relation très forte avec une nature animiste. Je ne peux pas changer cet héritage culturel, ce type de croyance, c’est dans mon ADN : vivre avec les esprits. Mais globalement, tout m’inspire. Nous vivons dans des contradictions très fortes, la tradition, l’influence du bouddhisme, comme vous l’avez mentionné précédemment, mais nous sommes aussi très américanisés. Cette culture est un mélange d’influences, en constante évolution. La Thaïlande est un pays très jeune. Cependant, je ne dirais pas que je suis uniquement inspiré par la Thaïlande. Pour Memoria, par exemple, j’ai voyagé en Colombie. Je m’in- téresse à tout ce qui se passe ailleurs dans le monde.
Avec le recul, quels thèmes vos films vous semblent-ils partager ?
Tout tourne autour de la mémoire ; leur thème commun est le souvenir. Il y a aussi des flashs de sentiments qui surgissent. Les sensations du temps qui s’écoule sont un autre fil conducteur de mon travail. Parfois, il y a des histoires, mais le temps revêt une grande importance. Une fois que je les ai réalisées, ces images ne m’appartiennent plus, elles deviennent votre propre temps. Ces œuvres vous font prendre conscience que vous êtes dans la machine à voyager dans le temps collectif, mais que votre expérience est singulière. Il existe diverses manières de voir pour chacun. Certaines personnes ont déjà vu mes films, mais elles les reverront ou en découvriront d’autres à un autre moment de leur vie. J’en fais moi-même l’expérience, lorsque je revois une œuvre tournée il y a vingt ans. Avec l’âge, le regard change.
À l’occasion de cette rétrospective, vous donnerez une master class et réaliserez un court métrage dans le cadre de la collection « Où en êtes-vous ? » qui sera présenté au Centre Pompidou en décembre 2024. Où en êtes- vous, précisément, dans votre carrière ?
Je suis plus enthousiaste que jamais à l’idée de faire des films ! C’est une formidable ouverture sur le monde. C’est un espace où j’interroge vraiment le cinéma. Faire des films est une façon de découvrir ce médium. Aujourd’hui, j’apprécie aussi de partager, d’animer des ateliers et d’enseigner à l’université. J’aime beaucoup rencontrer et entendre des jeunes, d’autres cinéastes.
Sur quels autres projets travaillez-vous ?
Sur une nouvelle performance, un travail qui débute à peine et qui prendra quelques années. J’écris également un nouveau long métrage qui se déroulera dans un endroit particulier du Sri Lanka. Mais je ne peux pas en dire davantage, car je le modifie constamment. Il s’apparente à Memoria, qui n’est pas tant une histoire qu’une expérience – celle de vivre avec la mémoire des autres.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune artiste ou réalisateur ?
Ne sous-estimez pas la nature et découvrez votre propre nature, votre propre temps. Et ne vous comparez pas ! Peut-être moins ou pas de réseaux sociaux... Coupez-vous de la civilisation et immergez-vous dans la nature pendant une semaine ou plus. Le simple fait d’être là est si puissant qu’il a un impact sur votre propre création.
« Apichatpong Weerasethakul. Des lumières et des ombres », 2 octobre 2024-6 janvier 2025, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.