Quel sens mettez-vous dans le titre de cette 17e édition, « Les Voix des fleuves », du point de vue de votre rapport à la ville ?
La ville de Lyon est traversée par un fleuve, le Rhône, et une rivière, la Saône. En confluant, ces voies d’eau en créent une plus grande, le Rhône, une large voie de communication par laquelle le sel était remonté depuis le sud jusqu’au nord pour irriguer les vallées alpines qui en manquaient notamment. Le titre « Les Voix des fleuves » amène l’idée de la découverte, de la conquête, des points de passage… C’est par ce premier contact avec le territoire qu’a émergé le sujet central de la Biennale 2024, celui des relations à l’autre et à son environnement.
Il y a deux nouveaux lieux de création et d’exposition pour cette Biennale, la Cité internationale de la gastronomie, à Lyon, et Les Grandes Locos, à La Mulatière. Ont-ils pour vous une portée symbolique ?
Le projet s’est nourri de la force symbolique de ces deux nouveaux sites qui ont chacun une histoire très singulière. Les Grandes Locos ont été le théâtre de l’histoire de l’industrie ferroviaire et de luttes sociales, mais aussi un lieu de la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale – ce site était une cible, car on y fabriquait et réparait des trains. On peut encore y lire les traces de ces activités sur le sol. Et les tracts des syndicats qui étaient présents là y ont été retrouvés. Les sujets du collectif, du soulèvement, de la réparation se sont naturellement imposés pour cet endroit.
La Cité internationale de la gastronomie est quant à elle installée dans l’Hôtel-Dieu, les anciens hospices de Lyon. C’est un lieu baroque, religieux et spirituel, où François Rabelais a exercé la médecine. Les artistes ont ici eu envie d’évoquer des rituels de soin, d’attention à l’autre et de guérison.
Enfin, au musée d’Art contemporain [macLYON], où les espaces sont plus intimes, sont abordés des rituels liés aux amitiés, aux amours, aux nouvelles familles. Ces manières de faire, comme des nécessités, sont présentes dans l’ensemble de la Biennale.
Les artistes sont-ils représentés dans un lieu unique ?
J’ai invité les artistes à choisir leur espace de travail – hormis pour les œuvres très fragiles requérant des conditions de monstration particulières. Certains artistes ont plusieurs œuvres exposées dans différents endroits, comme Alix Boillot, à Saint-Romain-en-Gal et, à Lyon, à la Cité internationale de la gastronomie. Jesper Just est aux Grandes Locos et au macLYON. Christian Boltanski, au macLYON et à la Cité de la gastronomie.
Vous avez pris le parti de faire une large place aux très jeunes créateurs, que vous côtoyez tous les jours aux Beaux-Arts de Paris. Voyez-vous des sujets et des façons de faire récurrents parmi les travaux de ces artistes ?
Je vis en effet quotidiennement ce lieu, les Beaux-Arts de Paris, où je vois apparaître de nouvelles expressions. Les très jeunes artistes représentent plus de la moitié des artistes invités à Lyon, et j’aurais aimé en inviter davantage. Je les ai choisis parce que je pressentais chez eux une manière de puiser dans des histoires intimes et personnelles, et une façon de les mettre au présent dans la thématique de l’adresse à l’autre. Tous sont dans la nécessité de « partir de ce qu’ils sont », de parler de l’autre et avec l’autre. Par exemple, Jérémie Danon a été très choqué par une expérience qu’il a vécue en 2023, et il évoque, dans son film que révèle la Biennale, la question de la légitimité à parler de l’autre.
C’est une scène française que vous montrez à Lyon. En quoi consiste-t-elle selon vous aujourd’hui ?
Je montre une jeune scène internationale et cosmopolite, des artistes qui ont choisi la France, qui ont choisi d’y vivre, dans l’esprit de ce que j’ai entrepris au MAC VAL, à Vitry-sur-Seine *1. Il y a également une forme d’écologie des relations à faire découvrir ceux qui sont tout près de nous et que l’on ne voit pas mieux que ceux qui sont loin. Adriano Pedrosa, le commissaire de la 60e Biennale de Venise, y a fait venir des artistes que l’on ne voyait pas. Et une biennale sert précisément à cela : à rencontrer des artistes que l’on ne connaît pas. Depuis la position dans laquelle je me trouve au sein d’une école d’art *1, je veux contribuer à la reconnaissance de la place des artistes dans la société.
Plusieurs de vos invités mènent des recherches sur la performance. Comment définissez-vous ces pratiques ?
Ce sont des formes de performance qui permettent aux œuvres d’exister sans l’artiste, qui peuvent être activées par l’artiste ou par le public. C’est le cas des œuvres de Clément Courgeon, du jeune compositeur Bastien David, de Myriam Mihindou, de La Féline, de Bocar Niang… Ce dernier présente son musée des griots et des performances indépendantes de celui-ci.
Comment avez-vous choisi les artistes plus confirmés ?
Je les ai sélectionnés en fonction des proximités qu’ils avaient avec les plus jeunes. Et puis, ce sont aussi des artistes dont l’œuvre est empreinte du sujet de l’adresse à l’autre : Julien Discrit, Christian Boltanski, Hélène Delprat, Ange Leccia, Jesper Just… Ils ont en eux une profonde puissance de transmission. Beaucoup ont enseigné à l’École des beaux-arts de Paris ; et je travaille régulièrement avec plusieurs d’entre eux depuis de nombreuses années. Ce sont des artistes dont les œuvres « m’outillent », que je retrouve comme de vieux amis, qui comptent dans une vie, qui nous renforcent et nous construisent.
Quelle est la part des nouvelles productions ?
Il y en a plus de 70 %. Ange Leccia crée un film pour Les Grandes Locos, dans lequel il mêle ses archives personnelles sur les thèmes des gares et des trains. Annette Messager confronte l’une de ses œuvres récentes aux salles baroques de l’Hôtel-Dieu. Jesper Just, à qui j’ai demandé de présenter son film No Man is an Island (2004), conçoit en outre une œuvre inédite. Hélène Delprat crée une peinture pour développer le paysage par lequel elle rend hommage à l’actrice et réalisatrice Nicole Stéphane… Nous montrons The Mutes que Lina Lapelytè a imaginé en 2022 à Lafayette Anticipations, à Paris *2, une performance dans laquelle elle réunit un groupe d’individus qui chantent faux ; ainsi qu’une nouvelle production faite avec des enfants à qui la plasticienne demande de reproduire des sons d’animaux. Julien Discrit dévoile, pour sa part, un film tourné aux États-Unis dans un lieu accueillant des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.
Vous exposez également des artistes issus de scènes plus lointaines comme l’Inde, l’Indonésie, l’Afghanistan…
Avec l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne, nous avons choisi des artistes liés à cette thématique de la relation à l’autre, et à l’histoire des biennales. Aux Grandes Locos, Feda Wardak s’est attaché à la question de l’environnement à partir du sujet de l’irrigation en Afghanistan, dont il est originaire, et du patrimoine souterrain des voies d’eau abîmées par les missiles américains : c’est la réduction de l’histoire et du présent dans une installation sobre et disruptive. À la Cité internationale de la gastronomie, l’Iranienne Hajar Satari, étudiante aux Beaux-Arts de Paris – un peu plus âgée que les autres étudiants –, témoigne de l’histoire de son père qui cultivait des roses à Ispahan et de ses liens à d’autres cultures de plantes psychotropes en Iran. Elle a notamment créé pour la Biennale une pièce incantatoire relative à l’eau. Il y a chez cette jeune artiste une dimension spirituelle et universelle qui me touche beaucoup. Enfin, je souhaite que ces univers d’artistes issus d’horizons si variés résonnent entre eux et dessinent un récit conscient des difficultés actuelles et porteur d’espoir.
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*1 Alexia Fabre a été directrice du MAC VAL depuis l’ouverture du musée d’Art contemporain du Val-de-Marne en 2005 jusqu’à sa nomination à la tête des Beaux-Arts de Paris en janvier 2022.
*2 « Lina Lapelytè. The Mutes », 23 juin-24 juillet 2022, Lafayette Anticipations – Fondation Galeries Lafayette, Paris.
17e Biennale d’art contemporain de Lyon, « Les Voix des fleuves – Crossing the Water », 21 septembre 2024-5 janvier 2025, divers lieux, Lyon et ses alentours.