Vous présentez à Biarritz votre dernier film, LOML, dans une atmosphère très sombre, le spectateur étant lui-même plongé dans le noir. À quoi fait-il référence ?
C’est une vidéo que j’ai réalisée dans les deux semaines qui ont suivi le décès de mon meilleur ami, Greg Tate. C’était donc une réponse assez directe à sa mort.
Était-ce dans un esprit mélancolique ?
Oui, tout à fait. Je crois que je n’ai jamais été aussi triste de ma vie. D’ordinaire, je ne fais pas d’œuvres centrées sur moi, mais sur ce que je pense en général. Je n’ai pas l’habitude de réaliser des œuvres sur mes sentiments. Ici, c’est émotionnel. C’est assez émouvant pour moi, même quand les gens viennent me voir et me disent : « c’était génial », je ne sais pas vraiment comment réagir. Je n’ai pas la distance critique habituelle à l’égard de mes œuvres.
C’est aussi comme un fantôme quelque part.
Tout à fait. C’est une hantise. Quand vous allez à un enterrement, on vous distribue toujours un programme. Vous pouvez donc avoir une sorte de vestige de la personne. Il y a donc ici une dimension mémorielle.
La musique est également très importante pour l’atmosphère de la pièce.
Oui, bien sûr. La musique occupe un espace privilégié pour les Noirs. C’est comme un environnement où les contraintes matérielles de la réalité noire n’ont pas le même impact. À bien des égards, mais pas totalement, elle a été libérée des aspects coercitifs ou contraignants de la suprématie blanche, entre autres. Elle n’est pas seulement là pour illustrer ou transmettre des sentiments. Parfois, je vois la musique comme une sorte de datation au carbone 14 lorsqu’on essaie d’établir l’âge d’un os ou d’un squelette. Pour moi, la musique est une trajectoire parallèle que les images accompagnent et parfois contrecarrent. Mais elle n’est pas là pour faire une sorte de raccourci émotionnel. C’est une expérience en soi. Vous êtes en quelque sorte confrontés à ces deux types d’expérience qui fonctionnent, en relation l’une avec l’autre, mais l’une n’est pas subordonnée à l’autre. Et elles sont toutes deux assez éphémères ou déformées.
L’exposition comprend une autre œuvre, Black Man, qui est comme une pochette de disque…
Oui, c’est une pochette de disque imaginaire. C’est la pochette d’un album, une collaboration entre Jimi Hendrix et War en 1975. C’est comme un artefact d’un univers alternatif où Jimi n’est pas mort en 1970. Je ne dirais pas que c’est imaginaire, mais plutôt conceptuel. C’est une image à laquelle je vais constamment revenir. Je veux en faire différentes itérations. Ainsi, avec le temps, les gens vont devenir plus familiers avec elle, et ils seront capables de la lire à travers différentes variations.
Est-ce la première fois que vous montrez cette image ?
J’en ai dévoilé deux variantes. Je l’ai montrée lors d’une foire d’art, dans une version plus petite. Et puis j’ai présenté une autre version beaucoup plus psychédélique dans une exposition au 52 Walker à New York. Mais elle n’existe pas vraiment en tant que pochette d’album. C’est très intéressant pour moi d’utiliser le marqueur d’une dimension physique qui n’est pas vraiment réelle. Elle n’a pas vécu dans notre monde, pour ainsi dire. Et c’est vraiment lié à une certaine préoccupation pour la mort noire, et à une sorte de potentialité amputée ou circonscrite. Parce que la carrière publique de Jimi Hendrix n’a duré que trois ans. Mais son impact se situe bien au-delà de la période pendant laquelle il a activement présenté son travail au public.
Pendant les trois années de son succès, il a totalement changé le paysage culturel, mais cela n’a duré que trois ans. John Coltrane est mort deux mois avant que Jimi Hendrix ne se produise à Monterey, ce qui a été sa première apparition publique aux États-Unis. Donc, d’une certaine manière, c’est lié à mon sentiment qu’un certain type de génie noir, comme dans le cas de Jean-Michel Basquiat, Jimi Hendrix, Albert Ayler, jusqu’à Robert Johnson, est en train d’être exterminé. Comme si le contexte les exterminait. D’un côté, c’est un marqueur de cette extermination, mais c’est aussi un signe de ce qui aurait pu se passer s’il avait été autorisé à vivre plus longtemps. De la même manière, pour Jean-Michel Basquiat, que se serait-il passé s’il avait été autorisé à vivre plus longtemps ? C’est peut-être une vision pessimiste.
L’exposition dans son ensemble est un hommage.
Oui, absolument. Parmi toutes les figures artistiques à laquelle j’ai pensé ou réfléchi collectivement avec mon ami Greg, Jimi Hendrix aurait été en haut de la liste, juste au-dessus de Miles Davis et peut-être d’une ou deux autres personnes. Nous avons beaucoup parlé de Jimi Hendrix. Nous avons beaucoup pensé à lui. Nous avons énormément déploré sa mort prématurée. Et, c’est comme si c’était lié, je ne dis pas que la mort de Greg était prématurée, mais il n’avait que 60 ans. C’est donc un choc. Et je suis encore en train de le surmonter. J’ai vraiment l’impression que lorsqu’il est mort, je me suis réveillée dans un autre monde.
Je ne veux pas essayer de trouver une explication trop déterminée à l’enchaînement des événements, mais l’une des phrases les plus anciennes que j’ai citées à maintes reprises est celle de mon ami John Akomfrah. Il a dit qu’en fin de compte, il suffisait de mettre une chose avec une certaine capacité émotionnelle à proximité d’une autre, et de voir ce que cela produisait. D’une certaine manière, il était donc tout à fait intentionnel pour moi de proposer une exposition très dépouillée en termes de nombre d’œuvres. Vous avez ici ces trois œuvres, mais elles sont toutes empreintes d’un certain type de sentiment. Même si je pense que c’est encore assez minimal, des gestes minimaux, des gestes conceptuels, mais avec l’espoir d’une dimension émotionnelle vraiment prononcée.
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« Arthur Jafa », jusqu’au 5 septembre 2024, Champ Lacombe, 7 rue Champ Lacombe, 64200 Biarritz