On le connaît souvent pour ses performances culinaires, ces grandes soupes qu’il a préparées pour le monde de l’art dans les expositions et les biennales. Alors, il y a quelque chose d’étrange à organiser une rétrospective de Rirkrit Tiravanija (né en 1961), dont la recherche vise à éprouver la vie et à se détacher de l’objet – quand il ne se lance pas lui-même, paradoxalement, dans la fabrication d’objets en céramique ou dans des reconstitutions de lieux. Ce qui émane surtout de cette exposition à la Fondation LUMA, au-delà des traces de ses performances qui sont parfois trop sèches pour vraiment convaincre, c’est la proximité de Rirkrit Tiravanija avec le cinéma expérimental – qu’il a découvert pendant ses années new-yorkaises, après une enfance et une adolescence à Chicago –, ainsi que le lien de ses images en Super 8 avec celles de Jonas Mekas et avec les mots de John Giorno. L’exposition « A Lot of People » montre Rirkrit Tiravanija comme un gardien du temps, et de son intensité.
Quel est pour vous le sens d’une nouvelle rétrospective ? Comment l’avez-vous conçue ?
En 2005, j’ai conçu une exposition vide, « Une rétrospective (Tomorrow is Another Fine Day) », au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. L’exposition « A Lot of People », qui est présentée à Arles, s’est tenue ce printemps au MoMA PS1, à New York *1 ; elle est le fruit de conversations entre plusieurs institutions et entre plusieurs commissaires. Ruba Katrib, du MoMA PS1, a invité Yasmil Raymond, qui connaît bien mon travail. À New York, « A Lot of People » montrait des éléments peu connus comme c’est le cas à Arles et comportait une autre partie dans laquelle je jouais avec le genre de la rétrospective : j’y ai fait un théâtre, que j’ai appelé « Place », une petite scène ouverte, sur laquelle des personnes rejouaient (reenacted) des œuvres. C’est devenu une sorte de workshop avec mes étudiants. Pour Arles, Vassilis Oikonomopoulos a repris cet ensemble en y ajoutant des œuvres
de la Fondation LUMA.
Les objets ont-ils, selon vous, le pouvoir de véhiculer des fantômes liés à des situations qui ont eu lieu ?
Ah ! Oui, parfois. Mais, la plupart du temps, ce sont seulement des objets, et c’est là le problème. Prenons l’exemple de untitled (Pad Thaï) (1990), œuvre par laquelle je voulais redonner vie à une scène passée. J’avais une boîte et une pile de déchets qui formaient comme une topographie – presque archéologique – de la situation. Dans ce cas, les fantômes apparaissent à travers les éléments de rebut. Au cours des trente dernières années, les institutions ont changé, en Europe comme aux États-Unis. La Fondation LUMA permet de faire des choses facilement, devant et avec le public, alors que les règles établies dans la plupart des musées, en pensant protéger les visiteurs, font en réalité souffrir l’art.
L’esthétique relationnelle peut-elle être utilisée aujourd’hui comme elle l’était au début des années 1990 ?
Ce sont des idées qui ne sont pas très définies et qui sont plutôt liées à des attitudes. Les gens ne savent pas vraiment s’en servir sans que pèse le poids de son histoire. Marcher dans la rue et sourire aux passants est déjà beaucoup. Cela fait tout sans avoir à ne rien faire.
Qu’en est-il du titre de l’exposition, « A Lot of People », que vous avez régulièrement utilisé ?
C’est moi qui l’ai suggéré. Car, j’ai pensé que nous avions besoin d’inclure les êtres humains – l’exposition parle d’eux et non pas des objets. Pour évoquer une œuvre, on fait éventuellement la liste des matériaux qui la composent, mais pas la liste des personnes qui l’utilisent ni la façon dont ils l’utilisent. L’idée véhiculée derrière cet intitulé est qu’il faut beaucoup de gens pour faire une œuvre.
Vous avez souvent parlé de vos travaux comme de recettes de cuisine que l’on peut réactiver : c’est par exemple le cas de The Shop (2022) qui ouvre l’exposition. Est-ce pour vous une façon de voir vos créations comme des processus sans fin ? comme des images fixes d’un film ?
Oui, ce sont des œuvres en open source ! Il y a différentes stratégies. Ce magasin de parapluies que j’ai reconstitué, The Shop, a été fait pour une exposition à Hong Kong. C’est une réplique d’un magasin célèbre qui s’y trouve, où l’on vend et répare des parapluies. Dans cette ville, ce lieu a évidemment un sens très particulier, en raison de la révolte qui a eu lieu en 2014, dite « révolution des parapluies », au cours de laquelle des manifestants pour la paix déployaient des parapluies pour se protéger des gaz lacrymogènes lancés par les forces de l’ordre prochinoises. Dans ce contexte, il devenait très important de réparer des parapluies. Il faut répondre au discours politique par une illusion politique.
Vous avez introduit dans la visite une salle cachée, dont la porte s’ouvre lorsqu’on s’en approche. Est-ce le lieu de l’inconscient ?
En quelque sorte ! On voit des petits aspirateurs qui ont l’air de nettoyer l’espace, mais, en se déplaçant, ils dessinent lentement des mots sur la moquette : « The Dark Forest ». Cela me rappelle ce livre de science-fiction chinois de Liu Cinxin, The Three-Body Problem [2008; traduit en anglais en 2014], qui débute avec la révolution culturelle et continue avec la possible destruction de la Terre.
Vous évoquiez vos étudiants… Leur apprenez-vous l’art ?
Je ne leur apprends rien ! Je leur montre le chemin, le champ des possibles, pour qu’ils apprennent d’eux-mêmes, qu’ils s’organisent, en évitant les pièges. Je suis là pour leur enseigner, mais je me positionne contre l’enseignement… Un de mes cours s’intitule « Faire sans objet ». Comment apprendre à « ne pas faire » ? Il ne s’agit pas de ne rien faire, mais de penser et de ne pas faire certaines choses, à certains endroits dans le monde et à certains moments dans le temps. Nous devons repenser ce que nous faisons et à ce pour quoi nous le faisons. Par ailleurs, il faut être engagé dans les structures institutionnelles, car c’est là que les gens viennent.
Quel est le sens de votre Untitled (erased Rirkrit Tiravanija demonstration drawing)(2011) ?
D’un côté, c’est une adresse à l’art : à la façon dont Robert Rauschenberg a effacé un dessin de Willem de Kooning. Et d’un autre côté, c’est un questionnement du geste politique qui n’est pas accompli. Les dessins représentent des manifestations, au moment où celles-ci ont été réprimées. Cela a commencé avec des petits dessins au fusain, réalisés par de jeunes artistes thaïs. Un peu plus tard, alors que j’enseignais à Mexico, j’ai voulu réaliser une œuvre de grande taille, comme une peinture murale, représentant une histoire des manifestations à partir d’images d’archives. Des étudiants se sont greffés au projet; je leur ai demandé de continuer à dessiner, jusqu’à ce que les dessins deviennent noirs. C’est un peu le processus inverse : une superposition des couches de l’histoire, qui conduit à sa disparition.
Une autre installation vidéo, déployée sur trois écrans, montre des scènes de préparatifs de cuisine à Chiang Mai, sur le lieu que vous avez conçu en Thaïlande, où vous vivez en partie : The Land. Comment considérez-vous cet endroit ?
La vidéo untitled 2014-2016 (curry for the souls of the forgotten) a été faite là, elle en traduit simplement l’atmosphère. Elle évoque la Thaïlande, des situations politiques actuelles. The Land appartient à tout le monde. J’en suis le fondateur, mais pas le propriétaire, je veux le garder ouvert pour que les gens puissent l’utiliser. C’est une plateforme. Ce n’est pas de l’art, mais une condition vivante. Les personnes qui n’y sont jamais allées pensent parfois que c’est un projet artistique mais non. C’est un processus ouvert, en constante évolution.
Peut-on le comparer à la façon dont vous faites de la cuisine, sans vous intéresser vraiment à la cuisine en tant que telle ? Au sens où il suffit que cette cuisine existe, que ces soupes transitent à travers les corps, même si l’on n’en mange pas ?
Oui ! Il est très important que nous utilisions ces désirs, ces imaginaires. Nous voudrions tous être dans un endroit comme celui-là. À un moment où l’on a trop de distractions, trop d’images, trop de mouvements, on ne voit plus l’idéal, on l’oublie même.
Vous avez récemment raconté votre intérêt pour la céramique. Pourquoi cet aspect de votre pratique n’est-il pas présent dans l’exposition ?
La terre prend forme et retourne à son état. Je me sers de ce matériau, mais cela s’arrête là. Quand j’ai commencé la céramique, j’ai créé des objets non pas pour les montrer, mais pour qu’ils soient utilisés; puis j’ai voulu les faire disparaître au profit de la vie.
Vous présentez également un montage de films réalisés entre 1981 et 2003, Untitled (Super8). Ce montage dure 499 minutes, et s’inscrit dans l’héritage de l’Anthology Film Archives, à New York, où vous vous êtes installé.
J’ai toujours fait des films – même des films de fiction –, mais qui ne sont pas visibles aujourd’hui. Dans « A Lot of People », au MoMa PS1, ils étaient projetés dans un cinéma, et à Arles, ils le sont directement dans les salles d’exposition. Untitled (Super 8) est une collection de vies, d’amis, de relations. Il y a tant de souvenirs dans ces images. Le format Super 8 permet de sentir les êtres ; il offre des images d’archives, très personnelles.
Étiez-vous proches de Jonas Mekas ?
Oui, il a été très important dans ma vie. Il transmettait son énergie à filmer. À l’époque, je faisais partie du Collective For Living Cinema *2. En master, j’ai eu Ken Jacobs comme professeur, et Babette Mangolte a été ma directrice de mémoire. J’ai surtout travaillé avec des cinéastes. Ils m’ont beaucoup appris. À l’Art Institute of Chicago, il y avait un programme de cinéma formidable : j’y ai vu par exemple tous les films de Chantal Akerman. Pour moi le film est fondamental – que ce soit l’œuvre qui apparaisse dans le film ou que le film soit l’œuvre.
À cet égard, la matérialité de la pellicule est-elle importante pour vous ?
Oui. À cause du temps. La pellicule, c’est une durée. Quand John Giorno fait une lecture de huit heures, l’œuvre qui en résulte consiste en onze bobines de film – des images que nous faisions en live. Cela nous donne une conscience de la longueur du temps, comme du temps suspendu (sustained time). Le temps, il faut le « dépenser » pour le voir et le sentir.
Vous avez souvent parlé de votre envie d’animer des objets, de remettre au mur l’urinoir de Marcel Duchamp. Quel est pour vous le sens de reproduire les toilettes de la boîte de nuit CBGB de Manhattan, comme vous l’aviez fait chez Chantal Crousel à Paris (2018), ou bien, à Arles, de reconstituer la galerie new-yorkaise Gavin Brown ? S’agit-il d’une sorte de moquerie adressée à vous même ?
Je me moque toujours de moi-même ! D’un côté, cela concerne le principe de la maquette, le fait de regarder une copie de l’original. J’ai ainsi reproduit le magasin de parapluies de Hong Kong à échelle, de la façon la plus fidèle possible. Évidemment, ce n’est pas la réalité mais son fantôme. Nous avons des souvenirs des événements, des objets auxquels nous avons prêté attention. L’exposition de Paris en 2005 portait sur cela, sur le fait que chacun se crée ses propres souvenirs, y compris de situations que l’on n’a pas vues ou vécues, mais que des mots ont décrites. C’est une sorte d’inversion de la mémoire et de la réalité.
Et qu’en est-il de Untitled 2018 (MARCH ON UNTIL IT RAINS GLASS), la grande peinture, dans le style de Philip Guston, qui clôt l’exposition ?
Les choses se font à des moments particuliers, et parfois en opposition à d’autres choses. Ici, je fais référence au mur que Donald Trump a fait construire à la frontière Mexique-États-Unis, et à l’art engagé de Philip Guston. Cela fait aussi référence à ma propre situation : je dois sans cesse franchir des murs, et j’aime les franchir… Cette peinture nous rappelle que nous devrions en être bien plus loin politiquement.
« Cuisinez-vous » l’histoire de l’art pour que nous puissions la manger ?
Oui, je copie les recettes pour les mettre au présent ! C’est la position de quelqu’un qui ne porte pas le poids des histoires de l’art. Je viens d’un endroit où je n’ai pas d’attachement à ces histoires, je peux les utiliser librement.
Quels souvenirs avez-vous de l’Argentine ?
J’ai quitté l’Argentine à l’âge de 3 ans. Mon père était diplomate, c’était son premier poste. Ma mère était une jeune dentiste, elle y a terminé ses études de chirurgie dentaire. Au début des années 1960, c’était une situation très rare pour une femme thaïe – elle vient d’une lignée de femmes progressistes. Quand j’ai fini le lycée, mon père était au Canada. C’est là que j’ai commencé l’université. Il m’a découragé de prendre le même chemin que lui. J’avais voyagé, j’étais allé en Afrique, je m’intéressais à la photographie, et j’ai voulu devenir photojournaliste. Et puis j’ai découvert l’art et l’histoire de l’art, le Carré blanc sur fond blanc [1918] de Kasimir Malevitch et Fontaine [1917] de Marcel Duchamp. Un jour, dans une bibliothèque, j’ai pris un livre au hasard, dans lequel j’ai trouvé le nom de l’Ontario College of Art [à Toronto], j’ai envoyé ma candidature et j’ai été reçu. À New York, je ne connaissais pas « l’odeur du monde de l’art » et j’y suis finalement resté. Je suis entré dans l’art par hasard, comme par effraction.
Où avez-vous rencontré Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Foerster et Philippe Parreno ?
À « Aperto ’93 *3 » puis au Consortium, à Dijon. Et ils sont devenus ma famille, les membres d’une famille de cirque qui circulent et passent du temps ensemble. Les gens vont et viennent. Pour moi, il n’y a pas eu d’effort ni d’intérêt. Je n’ai jamais fait de studio visit et n’ai jamais essayé d’en faire !
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*1 Du 12 octobre 2023 au 4 mars 2024.
*2 Coopérative d’artistes créée en 1973 à Manhattan, servant de lieu d’exposition et de production pour le cinéma d’avant-garde.
*3 Exposition organisée à l’occasion de la 45e édition de la Biennale de Venise en 1993.
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« Rirkrit Tiravanija : A Lot of people », 1er juin-3 novembre 2024, Fondation LUMA Arles, parc des Ateliers, 35, avenue Victor-Hugo, 13200 Arles.