Comment est né ce projet monumental hors du commun pour le musée du Louvre ?
À l’initiative de Donatien Grau, la présidente du Louvre, Laurence des Cars, m’a invité à concevoir un projet spécifique dans le musée et à réaliser des peintures directement sur les murs, ce qui, apparemment, n’avait jamais été fait. Le plafond de Cy Twombly [The Ceiling (Le plafond), 2010, salle des Bronzes] a d’abord été peint au sol, tout comme celui de Georges Braque [Les Deux Oiseaux, 1952-1953, salle Henri II].
J’ai choisi précisément cet espace, la rotonde Valentin de Boulogne, proche des tableaux de Nicolas Poussin, de l’École française, des Flamands et de la peinture nordique, afin d’y exécuter une œuvre monumentale. C’est un lieu de passage, et j’ai immédiatement décidé de jouer avec son échelle. Ici, c’est formidable parce que la salle est polygonale. Il y a une sorte de frontalité, mais on peut la voir aussi
comme un film.
Quelles ont été vos sources d’inspiration ?
Mon intervention est constituée de deux parties. La première se réfère à un peintre de Nouvelle-Zélande, dont j’ai regardé une vidéo sur YouTube, laquelle n’était pas fort intéressante. Mais à la fin, le peintre nettoie sa palette. Pour ma première exposition à Paris chez David Zwirner *1, j’ai réalisé deux peintures intitulées Gloves qui en sont inspirées, puis, de cette même série d’images, des gros plans. On ne voit pas la palette, mais la main portant le gant. L’idée est de déconstruire l’image pour la reconstituer sur le mur à une certaine échelle. En même temps, on aperçoit des taches sur le tablier qui évoquent un lieu de crime. La seconde, sur un autre panneau, figure quelque chose de beaucoup plus ancien, une tête de poupée que j’ai peinte en 1990. Ce sont des poupées créées par Käthe Kruse. La tête de poupée est vue de derrière, on voit sa nuque. Il y a une idée de vulnérabilité, un élément de tête décapitée. Comme l’a dit Georges Bataille, au moment de l’invention de la guillotine, ce lieu [le Louvre] est devenu public.
Ces fresques sont éphémères, il s’agit donc ici de jouer sur le temps, sur la disparition, notions qui sont assez importantes dans votre travail.
Oui, je trouve cela assez intéressant parce que c’est une tout autre forme de travail. En même temps, j’ai dû ici apprendre à travailler avec un type de peinture différent. Normalement, j’utilise l’acrylique, mais on ne peut pas poncer dans le musée, alors j’ai choisi une peinture sur laquelle on peut repeindre très facilement. On l’emploie pour le décor, mais après un an, le pigment commence à se désagréger.
Dans cette même salle ont été accrochées des œuvres de Valentin de Boulogne et, non loin, figurent celles de Nicolas Poussin. Est-ce cela qui a guidé le choix de cet espace ?
J’aime beaucoup Poussin. Il n’est pas vraiment à la mode, mais c’est très intéressant cette idée de la clarté, la manière d’utiliser la symétrie, son rapport à la mythologie; et il avait aussi un orgueil énorme. Cela m’a intéressé.
L’art ancien continue à irriguer votre peinture…
Évidemment, parce que, selon moi, dans l’art ancien, l’art contemporain, l’art moderne, il y a des lignes similaires, comme des sortes d’anachronismes. Par exemple, au XVIIIe siècle, [Antoine] Watteau est vraiment très bien, tout comme [Jean Siméon] Chardin. Il y a aussi [Camille] Corot pour le XIXe siècle. Mais un certain nombre d’autres peintres ne m’intéressent pas ni ne correspondent à mon goût.
Fréquentez-vous régulièrement le Louvre ?
La première fois que j’y suis venu, j’étais enfant; après, je suis revenu à quelques reprises.
Quelles sont les œuvres qui vous intéressent particulièrement ?
Il y a un tableau, très petit, de Camille Corot avec un pont sur une rivière où la lumière tombe sur le cours d’eau. C’est une très belle peinture. Il y en a d’autres, naturellement, comme les toiles de [Théodore] Géricault.
Cette maison a pendant très longtemps été celle des artistes. Ils venaient ici pour copier les maîtres anciens, pour se former. C’était une époque où il n’y avait pas d’images qui circulaient comme aujourd’hui. Est-ce important pour vous que les artistes contemporains reviennent au Louvre ?
C’est important pour les artistes et pour les gens en général de voir les œuvres en réalité. Il y a énormément d’images sur Instagram; certaines fonctionnent sur les écrans, d’autres pas. Par exemple, lorsque je travaille, je fais usage de mon iPhone et j’envoie des messages à ma femme, même quand je suis en plein processus. Mais lorsque, par exemple, on prend une photo d’un de ces panneaux avec un iPhone, on ne voit que le contraste, que la façon dont l’image est formée, ce n’est pas la même chose. On perd toute la nuance. C’est très important d’expérimenter cette physicalité, de vivre cette confrontation.
Il y a une grosse différence entre une œuvre et l’image d’une œuvre.
Exactement. Ce n’est pas du tout la même chose. Même si l’on peut l’imprimer, on est tout de même limité par les moyens techniques. Alors qu’avec la peinture, on peut faire ce que l’on veut, avec une grande vitesse. J’ai d’ailleurs réalisé ces quatre grands panneaux en moins de dix jours.
Vous avez pris pour sujet une palette de peintre. Quelle est l’ampleur de celle que vous avez ici utilisée ?
Faire des tonalités, c’est beaucoup plus difficile que de travailler avec des couleurs directement. En fait, j’utilise énormément de couleurs, comme le jaune, le vert, des demi-tons, et il y a beaucoup plus de tonalités. Par exemple, les dernières œuvres que j’ai réalisées pour David Zwirner sont très colorées, mais j’utilise pour elles paradoxalement beaucoup moins de couleurs qu’ici. La tonalité est quelque chose de très important, parce qu’elle fait naître la perspective, l’illusion de l’espace et celle du réel. Il n’y a qu’à regarder des peintures de [Jan] van Eyck pour comprendre tout cela.
Justement, vous avez réalisé vos panneaux au moment où le musée présentait l’exposition « Revoir van Eyck. La Vierge du chancelier Rolin » [20 mars-17 juin 2024]. Comment regardez-vous ce primitif flamand ?
J’ai découvert Jan van Eyck pour la première fois quand j’avais 9 ans, et cela m’a complètement traumatisé. Nous sommes ici au Louvre, et tout le monde vient pour la Joconde. Pourquoi Léonard de Vinci ? Les frères van Eyck n’ont pas vraiment inventé le médium de la peinture à l’huile, ils l’ont perfectionné. Pisanello l’a ensuite volé, ce qui a permis à Léonard de Vinci de réaliser son premier chef-d’œuvre. C’est très important. Lorsque l’on voit une exposition sur le XVe siècle avec un van Eyck, ce dernier se détache immédiatement, comme [Antoine] Watteau. C’est inoubliable. Il avait une devise : « Si je peux », ce qui en dit beaucoup sur ses ambitions. L’une de ses œuvres majeures, L’Adoration de l’Agneau mystique [vers 1432], a été la première peinture monumentale publique au monde. Ce fut un choc total. C’est l’un des premiers artistes à s’éloigner du mimétisme du christianisme, à travailler sur le dogme, et il a ouvert la fenêtre vers le monde.
Dans les tableaux de Jan van Eyck, on peut isoler des fragments, comme dans votre peinture, qui est assez fragmentaire en réalité.
Oui, l’idée de fragment est importante, il devient une sorte de monde en lui-même. Il faut regarder le sol, les vêtements, toutes les textures !
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*1 « Luc Tuymans. Eternity », 10 juin-23 juillet 2022, David Zwirner, Paris.
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« L’Orphelin par Luc Tuymans », 22 mai 2024-26 mai 2025, rotonde Valentin de Boulogne (salle 830), musée du Louvre, rue de Rivoli, 75001 Paris.