Le sous-titre de l’exposition, « La prose du monde », est emprunté par les commissaires Henry-Claude Cousseau et Sophie Krebs à Maurice Merleau-Ponty : « La grande prose, écrit le philosophe, est l’art de capter un sens qui n’avait jamais été objectivé jusque-là et de le rendre accessible à tous ceux qui parlent la même langue.» Il y a en effet chez Jean Hélion (1904-1987) un désir de clarifier le langage de la peinture, de ses compositions orthogonales à ses natures mortes de citrouilles. L’ensemble de son œuvre est animé de ce désir. Le sous-titre aurait pu également être « À rebours » – c’est ainsi que le peintre nomme en 1947 un de ses tableaux les plus importants, résumé brillant de deux décennies de création. À rebours de son temps, il est à la fois un pionnier de l’abstraction en France (fin des années 1920), un de ses premiers diffuseurs aux États-Unis (début des années 1930) et un des seuls à s’en détourner, dès 1939 – ce vocabulaire plastique n’étant pas pour lui une fin en soi. En effet, Jean Hélion échappe au récit « progressiste » de l’histoire de l’art de la première moitié du XXe siècle qui, d’ordinaire, fait d’un rapport distancié au réel le gage de la radicalité d’un artiste.
Pour cette première rétrospective dans la capitale depuis 2004, le musée d’Art moderne de Paris réunit quelque 150 œuvres dont une centaine de peintures, de nombreux dessins, des carnets et des documents, qui offrent un panorama très large de l’œuvre de Jean Hélion. Les commissaires ont adopté un parcours chronologique articulé autour de tableaux importants qui souvent constituent une synthèse des recherches de l’artiste autant qu’une rupture dans sa production. Ce choix se justifie par le cheminement si singulier de celui-ci, à rebrousse-poil de la pureté moderniste. Structuré en six chapitres (« 1904-1928. Les années d’apprentissage », « 1929-1939. De la forme à la figure », « 1940-1949. Entre réel et imaginaire », « 1950-1965. Le parti pris des choses », « 1966-1979. Quartier libre » et « 1980-1987. À perte de vue »), le parcours permet une exploration fouillée de son œuvre. Toutefois, en raison de l’étendue de l’exposition, mais aussi de la configuration même du lieu, la manifestation aurait mérité une médiation moins diluée, d’autant que le peintre demeure méconnu du public, en dépit de la reconnaissance dont il a bénéficié de son vivant et de l’importance de son travail.
L’ABSTRACTION ET SA CHUTE
Après une formation en grande partie autodidacte, Jean Hélion rencontre Theo van Doesburg et Piet Mondrian et adhère aux principes hérités du néoplasticisme de De Stijl : couleurs primaires posées en aplat, lignes droites, formes orthogonales (Composition orthogonale, 1929-1930). Devenu très actif au sein des groupes abstraits, il cofonde les collectifs Art concret (1930) et Abstraction-Création (1932). Dès 1932, avec la série des Équilibres, il délaisse l’orthogonalité. Au contact de Jean Arp et Alexander Calder, il réintroduit la ligne courbe dans son travail (Tensions rouges, 1933) puis le dégradé et l’idée du fond tout en enrichissant considérablement sa palette. Au même moment, il effectue plusieurs séjours aux États-Unis où il entreprend de diffuser l’art abstrait auprès du public et des collectionneurs américains. Il peint de grandes Compositions où les formes se superposent, se pénètrent. Peu à peu, les motifs évoluent, davantage anthropomorphiques, ce que suggère le titre d’une de ses séries, Figures.
La question de la morphologie devient prégnante pour aboutir à Figure tombée (1939) : dans un espace théâtral, une figure se disloque. Ce tableau, crucial dans l’œuvre de Jean Hélion, dit ses désillusions, « la chute en [lui] de l’abstraction ». La même année, il peint Au cycliste – première grande toile figurative et séquencée, mettant en scène des personnages mécanomorphes – et un ensemble de têtes d’hommes stéréotypés qui annoncent ses mannequins. Viennent ensuite les fumeurs et autres allumeurs de cigarette, les lecteurs de journaux, les nus féminins. Pour ces tableaux, l’artiste recourt à des procédés empruntés à sa période abstraite : géométrisation et emploi de la couleur en aplat ou en dégradé schématique. Le traitement de certains détails – la fissure, l’ombre, le pli – et leur répétition ainsi que l’iconographie archétypale des œuvres révèlent un désir de faire voir avec clarté le réel. À rebours (1947), qui raconte en quelque sorte l’histoire de son travail, manie les oppositions : homme/femme, endroit/envers, fermé/ouvert et bien sûr abstraction/figuration. Ce changement d’orientation, qui intervient, tandis que l’abstraction se développe en Europe et surtout aux États-Unis, provoque l’incompréhension des marchands et des critiques. Cependant, Jean Hélion reçoit le soutien de certains artistes et poètes comme Fernand Léger ou Francis Ponge.
« LA PROSE DU MONDE »
Alors qu’il fréquente assidûment les puces de Saint-Ouen, son œuvre s’emplit d’une multitude d’objets : aux parapluies et aux journaux s’ajoutent baguettes de pain, citrouilles et plantes en pot, bancs, vêtements, etc. Le thème de l’atelier, ou de la nature morte dans l’atelier, est récurrent sans oublier celui du paysage urbain – jardins publics et toits parisiens (Marronniers, 1957). Avec Triptyque du Dragon (1967) – qu’il aime, avec esprit, à comparer à la chapelle Sixtine –, il propose dans un format monumental une nouvelle synthèse de ses recherches, à déchiffrer, à décoder. Les événements de Mai-68 actualisent la ferveur politique de Jean Hélion. Paris devient l’un de ses sujets de prédilection (Choses vues en mai, 1969). Il suscite l’intérêt des jeunes artistes de la Figuration narrative tels que Gilles Aillaud ou Eduardo Arroyo.
Au cours des années 1970, il continue de jouer avec ses motifs favoris. La couleur est vive, voire acide. Sur des fonds neutres, les objets projettent leur ombre et la peinture laisse de longues coulures sur la toile (Suite pucière no 2, 1978). À la fin de la décennie, il peint un nouveau triptyque de grand format, Le Jugement dernier des choses (1978-1979) qui se déploie comme un immense stand de brocanteur. Jusqu’au bout, il embrasse le réel à l’aide de son pinceau. Les figures prennent des attitudes dansantes, où le déséquilibre menace et l’humour pointe (Le Peintre piétiné par son modèle, 1983). Jean Hélion, qui perd la vue, cesse de peindre en 1983. Deux autoportraits frappants closent le parcours de l’exposition (1981). Les traits de l’artiste se dissolvent, brouillés par la vieillesse et la cécité, mais qu’il saisit pourtant sur la feuille de papier, gourmand, jusqu’à la fin. Encore et toujours à rebours.
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« Jean Hélion. La prose du monde », 22 mars-18 août 2024, musée d’Art moderne de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, 75016 Paris.