L’être humain a, depuis la nuit des temps, un goût inné pour les jeux solitaires ou collectifs. En témoignent les expositions « L’Olympisme. Une invention moderne, un héritage antique » (jusqu’au 16 septembre 2024) au musée du Louvre et « Le Corps en mouvement » (jusqu’au 17 novembre 2024) au Petit Palais, à Paris. Selon Michael Jucker, historien du sport, directeur de Swiss Sports History et codirecteur du FCZ-Museum – Musée du club de football de Zurich, dès la fin des grandes guerres qui ont marqué le Moyen Âge, plusieurs activités physiques, ludiques et compétitives ont été partie prenante de différentes manifestations sociales, de jours de marché en fêtes de villages. En particulier la course à pied, le saut en longueur, le lancer de pierre, les jeux de balle, la lutte ou le tir que tous pratiquent, hommes, femmes et enfants. À Florence apparaît plus spécifiquement le calcio fiorentino, et en Angleterre le shrovetide football, deux versions primitives du football. Mais c’est surtout aux XVIIIe et XIXe siècles que le sport va adopter sa forme actuelle, d’une part dans la « bonne société » anglaise (le cricket vers 1727, la boxe vers 1743, le golf vers 1744), d’autre part dans les public schools anglo-saxonnes (le football, le rugby, l’athlétisme, le nautisme…) où l’esprit de compétition, la discipline et le sens du collectif règnent plus particulièrement.
Pour autant, dès la fin de la guerre de 1870, se développe en France comme en Europe la promotion des règles d’hygiène de base et nombre d’activités sportives de proximité, ouvertes (presque) à tous, de cours de gymnastique dans les écoles aux salles de boxe de quartier en passant par les courses cyclistes annuelles… Il est vrai qu’un corps en bonne santé fait tout à la fois un meilleur soldat et un meilleur ouvrier. Cela engendrera une culture du plein-air et des loisirs qui s’épanouira ensuite avec les congés payés, à partir de 1936, et qui perdure encore aujourd’hui. L’exposition « À nous les stades ! Une histoire du sport au féminin » (jusqu’au 13 octobre 2024), organisée par la Bibliothèque nationale de France, à Paris, en dresse un panorama inattendu, féminin donc, depuis la fin du XIXe siècle et jusqu’à que « l’autre genre » puisse – enfin ! – accéder à part entière à toutes les fédérations et les compétions sportives. En 1911, l’opiniâtre duchesse d’Uzès osait ainsi déclarer : « Ô mes sœurs, ne craignez pas de développer un peu vos biceps, d’avoir la taille… pas trop mince, et des mains capables de saisir une carabine ou de diriger un cheval ! »
Loin, donc, des trophées et des médailles des différentes Olympiades dont la grande et la petite histoire sont retracées, elles, au Palais de la Porte Dorée (« Olympisme, une histoire du monde », jusqu’au 8 septembre 2024) comme à l’hôtel de la Monnaie (« D’or, d’argent et de bronze, une histoire de la médaille olympique », jusqu’au 3 novembre 2024), à Paris, ainsi qu’aux Rencontres d’Arles, cet été, à travers l’exposition « Le Sport à l’épreuve » (1er juillet-29 septembre 2024) réalisée par Nathalie Herschdorfer, à partir des collections de Photo Élysée et du Musée olympique de Lausanne.
ART, DESIGN ET SPORT
Les sports de rue tout aussi bien que le breakdance sont devenus aujourd’hui disciplines olympiques. Elles vont ainsi envahir officiellement la place de la Concorde, et artistiquement la piazza du Centre Pompidou à travers l’installation Cycloïde Piazza de Raphaël Zarka (jusqu’au 15 septembre 2024). Et la distinction entre sports « d’élite » et sports « populaires », enrôlement et indépendance, culture et contreculture, compétition et free-fight, d’être tout particulièrement à l’œuvre dans deux nombreuses manifestations actuelles dédiées aux relations entre sport et art. L’exposition « Bercy Street Workout. Photographies 2020-2023 » (BAL, Paris, 7 mars-19 mai 2024) – et l’ouvrage de même titre – de Marine Peixoto en est un des meilleurs exemples. L’artiste s’est immergée pendant trois ans dans le terrain de sport en libre accès du parc de Bercy dans le 12e arrondissement de Paris – créé et géré par Medhy, qu’elle qualifie « d’arbre opiniâtre et indéracinable » – afin d’en saisir tous les enjeux identitaires, sociaux, politiques et économiques. Elle en dit ainsi : « La vie, l’art et sa pratique ne font qu’un : c’est une façon d’exister, de choisir comment j’occupe mon présent sans avoir à renoncer à ce que je suis. » Indiscipline ou discipline ?
Pour sa part, le musée d’Art moderne (MAM) de la Ville de Paris a invité l’artiste Ari Marcopoulos, figure pionnière de la culture skate aux États-Unis, à non seulement présenter un ensemble d’œuvres, dont Brown Bag (1994/2020) un film récemment acquis, mais également à les mettre en dialogue avec des œuvres issues de ses collections, des Graffiti de Brassaï, un bombage de Martin Barré de 1967, une « barre » d’André Cadere, une installation d’Annette Messager datée de 2000 et, surtout, un tableau rarement montré d’André Marchand, la Porte de Clignancourt (vers 1935, MAM, Paris). Le musée régional d’Art contemporain (Mrac) Occitanie, à Sérignan, sous le titre paradoxal de « Performance » (jusqu’au 22 septembre 2024), en fait même un sujet en soi, à travers une commande publique faite par le ministère de la Culture et mise en œuvre par le Centre national des arts plastiques, en partenariat avec le Mrac et le Centre photographique Marseille. Cette exposition invite à se saisir de la thématique du sport en se faisant l’écho de notre monde et de ses enjeux contemporains. Pour la photographie, qui ne connaît pas de règles, c’est dès lors un lieu d’entrecroisement d’esthétiques, de la communication visuelle à l’art, du reportage au tableau, de la mode à ces nouvelles cultures urbaines.
Si les Jeux olympiques et paralympiques rassemblent athlètes, spectateurs et journalistes du monde entier afin de partager le frisson du dépassement de soi, la fierté de la victoire ou la tristesse de la défaite, comme l’exaltation du record battu, la compétition sportive est également le creuset de nouvelles conceptions et représentations de la technique et du corps performatifs. Avec la dynamique de l’exploit, il s’agit de gagner non seulement en puissance et en vitesse sur l’adversaire, mais aussi en agilité, légèreté et souplesse, des qualités capables de défier les éléments, l’espace et le temps. Les technologies actuelles de l’image permettent ainsi de départager les adversaires avec une finesse et une précision sans égal ; les nouveaux textiles, d’apporter une (con)fusion avec l’air ou l’eau inouïes ; les matériaux contemporains, de rendre les équipements, outre écologiques et durables, compatibles avec toutes les formes de handicap. Ce que dévoilent les expositions « MATCH. Design et sport, une histoire tournée vers le futur » (jusqu’au 11 août 2024), au Musée du Luxembourg à Paris, « La Mécanique de l’exploit. Le corps à l’épreuve du sport » (jusqu’au 25 novembre 2024) au musée d’Art et d’Histoire Paul-Eluard de Saint-Denis et « Textimoov » (jusqu’au 29 septembre 2024) qui se tient à l’occasion de la 6e édition de Futurotextiles au Tripostal, à Lille.
Les synergies entre sport et design vont ainsi bien au-delà de l’aspect, de l’ergonomie et de la résistance d’un équipement donné, d’une chaussure de foot à vélo de course en passant par une combinaison de natation ou un casque de protection. Le sport est désormais fondé sur des règles autant que sur de régulations que la technologie objective, optimise ou compense afin de dépasser les forces comme les faiblesses corporelles et mentales humaines. Le designer Konstantin Grcic parle « d’amplificateurs de capacité », quand d’autres convoquent la notion de « dopage technologique »…
ÊTRE DE JEUX, TERRE DU « JE »
La forme et le style n’en sont pas neutres pour autant. Au moment de la création, en 1913, des anneaux olympiques, dans l’ordre des couleurs, le bleu symbolisait l’Europe, le jaune l’Asie, le noir l’Afrique, le vert l’Océanie et le rouge l’Amérique, une fédération souhaitée entre les continents du monde d’alors. Et si le graphisme et la couleur permettent toujours aujourd’hui de distinguer les adversaires individuels ou collectifs lors d’une compétition, ils véhiculent plus que jamais des messages publicitaires et des suggestions consuméristes qui dépassent, là encore, les seules enceintes des stades. Au-delà d’une unique et simple fétichisation des gagnants et des vainqueurs, ce qui appartient au sport va appartenir, tôt ou tard, à la rue, et inversement. À l’heure où la maison Dior vient de nommer Kylian Mbappé ambassadeur de sa ligne homme et égérie de son parfum Sauvage, le corps de l’athlète est, de nos jours, un non-lieu, mi-privé mi-public, mi-secret mi-exhibé. D’un côté, il est en permanence mesuré, soigné, entraîné, augmenté – sinon déformé ou mutilé. De l’autre, il est érigé en fantasme de libération, d’émancipation, voire d’affirmation. En conséquence, entre dépassement et assujettissement du soi, le culte de la « forme physique » actuelle en devient ambigu et quasi pervers, sous couvert de cette indispensable hygiène de vie.
À ces diverses injonctions les plus souvent culpabilisantes répondent avec ironie des expressions du « je » qui se joue des « jeux » officiels ou officieux. Les marques de sport ne sont pas en reste dans ce domaine : à la suite de Virgil Abloh et aujourd’hui de Pharrell Williams pour Louis Vuitton, et de Koché pour Nike, Lacoste a demandé aux frères Campana et à Freaky Debbie de revisiter l’ADN de la marque. Les premiers ont réalisé un polo de crocodiles démesurément agrandis, et la seconde une robe en visières de casquette ou une doudoune en sac banane, le tout en collection capsule pour quelques aficionados triés sur le volet, mais qui vont faire la joie des photographes de presse et des pages de magazine. La boucle est bouclée, et le tour est joué !
La trilogie d’expositions « Des exploits, des chefs-d’œuvre » (jusqu’au 8 septembre 2024) orchestrée à Marseille *1 par Jean-Marc Huitorel, spécialiste du genre, dessine, elle, des récits alternatifs et génère des propositions souvent ironiques, parfois paradoxales, mais qui ouvrent la voie à d’autres points de fuite et d’autres lignes d’horizon. Le regard des artistes, privilégiés ici, se font tactiques de bifurcation et de déviation afin de mieux redéfinir les systèmes de domination, les logiques économiques et les stratégies médiatiques. Mais surtout, du cuir au queer, la puissance de la transgression, la force de la singularité et la conquête de nouveaux droits y apparaissent comme de nouveaux vecteurs du dépassement des normes et des codes institués au cœur de terrains identitaires devenus paysages olympiens de redéfinition des genres dans une perspective plus inclusive, donc plus collective. Les sculptures de Louka Anargyros, présentes à Lille comme à Marseille, en sont le plus parfait exemple. Ses motards ou ses coureurs automobiles en céramique arborent ainsi en guise de logo les insultes racistes, sexistes et directement homophobes dont certains font encore et toujours l’objet sur les champs de courses ou les terrains de sport, le livre d’Ouissem Belgacem Adieu ma honte (Fayard, 2021) nous le prouve.
Sans formuler d’interprétations définitives, la question du futur du sport, du corps et des identités reste toujours ouverte, même si l’on peut partir du principe que la robotique, la technologie et la digitalisation générale de nos vies quotidiennes et de nos pratiques sportives ordinaires continueront à infuser notre façon d’envisager notre place et notre rôle, sinon notre fonction, au sein du monde d’aujourd’hui et de demain. Et l’art de nous aider à en prendre conscience.
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*1 Exposition en trois volets à l’initiative du Frac Sud – Cité de l’art contemporain, présentée au Mucem (« Trophées et reliques »), au Frac Sud (« L’Heure de gloire ») et au musée d’Art contemporain de Marseille (« Tableaux d’une exposition »).