Après un feu d’artifice, il faut un certain temps pour que la fumée se dissipe. Malgré les transactions spectaculaires des premiers jours à Art Basel, les commentaires de nombreux vendeurs, acheteurs et conseillers présents à la Foire confirment que la dynamique du marché reste terriblement complexe. En fait, l’une des rares choses sur lesquelles les professionnels de l’art, tous secteurs confondus, semblent s’accorder est la suivante : quiconque affirme que la situation actuelle du marché est claire est probablement mal informé ou a une idée derrière la tête.
« Ce qui se passe sur le marché de l’art est difficile à décrire, très difficile à déchiffrer, déclare Dominique Lévy, cofondatrice de la galerie Lévy Gorvy Dayan. Le monde a oublié le mot "nuance". Du marché de l’art à la bourse en passant par la situation politique, tout semble aller d’un extrême ou l’autre. »
Le marché de l’art n’est pas un monolithe, et c’est un truisme dans le secteur. Pourtant, la tentation consistant à croire à un scénario catastrophique dans le contexte de la correction actuelle du marché laisse à penser que la connaissance de ce mantra et son application sont souvent deux choses distinctes – et il en ira de même lorsque les signes de reprise s’accumuleront de manière sélective.
Par exemple, les gros titres de la première journée du preview d’Art Basel (y compris dans notre publication) ont été dominés par des ventes à sept ou huit chiffres réalisées par les galeries les plus importantes. Mais ces transactions aux montants spectaculaires détournent l’attention du public des difficultés persistantes auxquelles est confronté le marché. « Nous nous en sortons bien, mais ce n’est pas génial », confiait ainsi un galeriste international mardi après-midi. Ce sentiment résume en grande partie ce que l’auteur de ces lignes a entendu de la part d’un large échantillon de marchands au cours des 18 derniers mois.
La contradiction entre les faits et les ressentis s’aligne sur celle qui prévaut dans l’ensemble de l’économie depuis que la société dans son entier a tourné la page de la pandémie de Covid-19. Cette mentalité a été particulièrement forte aux États-Unis, où plusieurs indicateurs positifs basés sur des données objectives – augmentation des revenus réels, chômage relativement faible, réduction des inégalités, inflation considérablement réduite (bien que toujours tenace) et autres – se sont avérés incapables de dissiper un large déferlement de sentiments négatifs sur l’état du travail et de la vie quotidienne.
Même si les individus admettent qu’ils trouvent eux-mêmes des solutions pour s’en sortir, ils ont tendance à penser que d’autres luttent davantage, sans qu’aucun signe de reprise ne se profile à l’horizon. Le journaliste Derek Thompson de The Atlantic a décrit cette mentalité : « Tout est terrible, mais je vais bien ». De nombreux professionnels du marché de l’art vivent une situation similaire.
Cette attitude s’explique en partie par le changement radical des méthodes nécessaires pour vendre des œuvres d’art dans le contexte actuel, non seulement cette semaine, mais aussi pendant la majeure partie des deux dernières années. « Le sentiment d’urgence qui a caractérisé le marché de l’art pendant si longtemps est certainement en train de disparaître, estime Steve Henry, associé principal de la Paula Cooper Gallery. Tout le monde travaille deux fois plus dur. »
Il en va de même pour le second marché. « D’une manière générale, cette édition d’Art Basel ne semble pas très différente de celle de l’année dernière, de l’année précédente ou de l’année d’avant, jusqu’au Covid, confie Morgan Long, conseillère basée à Londres. Je déteste l’expression "correction du marché", mais c’est un peu la situation dans laquelle nous nous trouvons. Il y a encore d’importantes ventes privées. Quelques grosses transactions se font toujours, mais elles concernent toutes des œuvres que les gens recherchent, bien cotées, et auxquelles ils ont accès ici. »
Le surcroît de travail est d’autant plus perceptible qu’il est comparé aux profits faciles engrangés par les marchands et les maisons de ventes aux enchères qui s’occupaient des œuvres des jeunes artistes les plus demandés pendant le boom de l’après-Covid. Bien que ce sous-ensemble du marché ait fait l’objet d’une attention considérable, il n’a jamais concerné qu’un nombre réduit d’acteurs face aux groupes beaucoup plus importants des galeries qui vendent les œuvres d’artistes émergents et en milieu de carrière.
Un double consensus existe parmi cette catégorie de marchands à Art Basel : premièrement, les spéculateurs qui ont stimulé les achats ont pratiquement disparu du marché ; et deuxièmement, cette disparition n’a pratiquement pas nui à leurs propres activités de ventes d’œuvres d’autres jeunes artistes sur le premier marché. Cela n’a jamais fait partie de leur modèle commercial et n’a donc eu aucun rapport avec leur liste d’artistes ou leurs collectionneurs. Compte tenu de tout ce qui précède, il serait fallacieux pour les observateurs du marché de conclure que la chute de quelques jeunes talents dont les résultats aux enchères étaient autrefois élevés – et qui, pour la plupart, n’ont bénéficié que d’un soutien institutionnel limité, voire inexistant, au cours de leur ascension – a provoqué l’effondrement du marché pour tous les artistes ultracontemporains.
Le ralentissement des ventes de nombreux « chouchous » du marché peut toutefois avoir un impact sur les marchands qui n’ont jamais travaillé avec eux : l’effet de ruissellement sur les listes d’attente. Des sources indiquent que, dans certains cas, des clients de longue date de galeries de taille modeste ont commencé à se voir proposer des œuvres du premier marché autrefois très demandées par des galeries plus importantes qui n’étaient guère incitées à leur rendre ces œuvres accessibles il y a un ou deux ans. Mais comme les acheteurs les plus en vue sont revenus sur des engagements pris lorsque la concurrence était stimulante, les galeries qui détiennent ces œuvres ont fait des offres à des collectionneurs moins prisés. Certains en profitent en dépensant leur argent dans des galeries plus renommées qu’ils ne le feraient en temps normal.
Ce changement pourrait nuire in fine aux enseignes de taille modeste que ces collectionneurs ont contribué à soutenir, mais il n’est pas encore certain que ce transfert de dépenses soit suffisamment important pour avoir un impact global. En attendant, il s’agit d’un nouveau chemin dans le labyrinthe du marché actuel.
Tout comme il serait erroné de penser que tous les artistes d’une certaine tranche d’âge ou d’un certain niveau de pratique sont égaux, il le serait tout autant de croire que tous les collectionneurs ont les mêmes priorités lorsqu’il s’agit de décider ce qu’ils achètent (ou s’ils achètent).
Il n’existe pas de marché simple, analyse Dominique Lévy. « Je travaille dans ce secteur depuis plus de 30 ans et je ne pense pas qu’il y ait deux transactions identiques, deux collectionneurs identiques, deux collections identiques et il va sans dire qu’il n’existe pas deux artistes identiques. »
La diversité des points de vue parmi les collectionneurs d’art contemporain rend difficile de tirer des conclusions générales même si les observateurs ont tendance à vouloir dégager des enseignements du niveau des ventes dans les grandes foires. Par exemple, les acheteurs les plus intéressés par l’investissement prennent aujourd’hui en compte davantage de critères économiques qu’auparavant, qu’il s’agisse des taux d’intérêt régionaux, de la force de leur monnaie nationale par rapport à celle dans laquelle est affiché le prix d’achat d’une œuvre, de la comparaison historique des prix ou de la liquidité relative d’une pièce, qu’il s’agisse de sa revente ou d’un financement d’art, au cas où ils souhaiteraient s’en défaire rapidement par la suite.
Mais il ne s’agit encore que d’un segment de collectionneurs, qui orientent souvent leurs achats vers un groupe particulier de marchands bien au fait de l’optimisation des investissements. D’autres ensembles de collectionneurs, qui ont d’autres priorités, sont moins sensibles, par exemple, à l’augmentation progressive de leur pouvoir d’achat qui pourrait résulter d’une baisse des taux d’intérêt décidée par la banque centrale de leur région d’origine. « Il ne s’agit pas d’une réflexion universelle », précise Steve Henry à propos de cet exemple, ajoutant qu’il existe une autre divergence au sein du secteur : « Les galeries que j’appellerai les galeries de marque ont des clients plus orientés vers les marques. Nos échanges ne sont pas forcément les mêmes que les leurs. »
Néanmoins, du premier marché au second marché, et des marchands aux conseillers en passant par les collectionneurs, il existe un consensus pour dire que le rythme plus lent des transactions s’accompagne d’un engagement plus profond, de dialogues plus réfléchis et donc de liens plus forts entre les marchands, les artistes, les collectionneurs et les conservateurs d’institutions. Les efforts déployés cette semaine pourraient-ils permettre au marché d’atteindre bientôt de nouveaux sommets ?
« Ce que les gens oublient à propos du marché, c’est qu’il est cyclique, explique Steve Henry. La plupart du temps, il est difficile. Il est rare qu’il soit facile. »