Vous présentez de nouvelles estampes, publiées par « Cahiers d’art », la revue mythique et maison d’édition fondée en 1926 par le critique d’art Christian Zervos – rachetée en 2012 par le collectionneur suédois Staffan Ahrenberg. Vous avez travaillé à partir des archives des numéros remontant aux années 1926-1960, avec un intérêt particulier pour les plaques de cuivre de Pablo Picasso représentant Dora Maar. En quoi vous ont-elles inspirée ?
Cela a beaucoup à voir avec ma façon de travailler. Si je réalise un film ou une exposition, j’effectue des recherches sur le site lui-même, sur le paysage, sur les gens qui vivent là, je mène des entretiens, etc. Et lors d’invitations à exposer, j’entame le plus souvent un dialogue avec le bâtiment lui-même, je réponds à l’architecture. C’est mon mode de fonctionnement. Lorsque j’ai reçu cette invitation des Cahiers d’art, cela a renvoyé à quelque chose que je connaissais depuis longtemps – peut-être pas précisément – mais qui évoquait ces souvenirs d’une communauté d’artistes venus vivre et créer à Paris à cette époque, à Montparnasse, Saint-Germain-des-Prés… Cela m’a également ramenée à l’intérêt que j’ai nourri pendant plusieurs années où j’ai réalisé des films dans les réserves des musées. Dans ma trilogie intitulée The Hidden Conference : A Fractured Play (2011), j’ai filmé les réserves de trois musées européens. Avec cette invitation, j’ai pensé d’une manière ou d’une autre à tout cela. Il s’agissait de savoir comment instaurer un dialogue avec ce lieu historique, qui possède une histoire en soi, où une communauté d’artistes s’est retrouvée. Mon idée était de revenir sur ce lien entre la revue, la maison d’édition et ces artistes qu’elle a étroitement accompagnés [Christian Zervos a notamment réalisé, en étroite collaboration avec Pablo Picasso, son catalogue raisonné, NDLR]. J’ai réfléchi à la façon de créer une sorte d’écho à cette période, comment ramener certaines conversations dans cet espace.
Aussi, lorsque j’ai découvert ces réalisations de Picasso selon la technique du cliché-verre, avec ces pierres d’imprimerie et ces plaques de cuivre, j’y ai immédiatement entrevu une source d’inspiration possible. Les inscriptions constituent un thème très important dans mon travail. J’ai réalisé plusieurs films dans lesquels je m’intéresse à la documentation d’une sorte d’archive moderne que nous laissons derrière nous en tant que société. Nous avons travaillé en collaboration avec l’équipe de Cahiers d’art, qui a sorti tous ces matériaux incroyables. Je suis venue plusieurs fois, en donnant des indications sur les pièces qui m’intéresseraient le plus. Puis, nous avons fait une sélection. J’ai été fascinée par les portraits de Dora Maar, mais aussi par ce qui s’apparente à une forme de matériel de notation de Picasso. Dans ces monotypes, la typographie utilisée tout au long de l’histoire de la revue m’a beaucoup intéressée. Au sein de l’imprimerie, j’ai établi un cadre performatif, essayé différentes choses, comment les caractères pouvaient être superposés… C’était vraiment un lieu de production. Les directions étaient définies, puis elles étaient poussées plus loin. On se demandait si on pouvait faire cela avec une presse, utiliser le texte de telle ou telle manière… C’est ainsi que nous avons procédé.
En quoi cette série d’estampes inédites, avec le travail sur la typographie que vous décrivez, marque-t-elle une nouvelle étape dans votre pratique ?
C’était complètement nouveau pour moi. J’avais déjà réalisé des sérigraphies, mais je n’avais jamais exploré auparavant les différentes possibilités d’impression. C’était passionnant. Il y a beaucoup de références, bien sûr. L’horloge de couleur, qui est une de mes pièces cinétiques, devient un élément récurrent dans cette série d’estampes. Le titre Radiant Exposures – une référence à l’un de mes récents films 16 mm – propose une lecture à plusieurs niveaux. Je voulais l’associer au portrait de Dora Maar. C’est une sorte de « réexposition » ou de révélation, ou quelque chose comme cela. J’ai utilisé des parties de mon travail comme des instruments. Ensuite, tout a été rassemblé dans ce nouveau type de laboratoire que je n’avais jamais expérimenté auparavant. M’inspirer de Dora Maar, longtemps restée dans l’ombre de Picasso – avant tout considérée comme sa muse avant d’être aujourd’hui un peu plus reconnue pour ses talents de photographe – a aussi été un choix de mettre dans la lumière une artiste femme. Mes recherches et réalisations dans les musées m’ont montré que, proportionnellement, moins de femmes étaient représentées historiquement. Heureusement, beaucoup de choses ont évolué en termes de reconnaissance des femmes au cours des dix dernières années.
Dans le second espace de « Cahiers d’art », de l’autre côté de la rue, vous présentez des œuvres récentes. On y retrouve votre univers, avec des références aux films, des pièces réalisées avec de la pellicule, en mouvement… Comment avez-vous conçu cette partie de l’exposition et quel dialogue entretient-elle avec la série d’estampes ?
Il s’agit d’une sélection d’œuvres qui font référence aux estampes. Par exemple, je travaillais sur la pièce tissée lorsque Cahiers d’art m’a invitée à réaliser cette nouvelle série d’estampes. J’effectuais alors une résidence d’artiste à l’Atelier Calder, à Saché [Indre-et-Loire], en 2021. J’y ai mené des recherches sur les pratiques de tissage traditionnel dans un village en Touraine, non loin, où les tisserands réalisent notamment des paniers, et toutes sortes d’objets.
C’est là que j’ai appris certaines techniques de tissage, que j’ai ensuite traduites en matériel cinématographique. J’ai alors commencé à fabriquer ces pièces qui sont des écrans. Encore une fois, c’est un film que j’ai tourné, même s’il s’agit d’une couleur ; c’est une couleur filmée, avec laquelle je tisse ensuite. D’autres œuvres sont nées de cette pratique. Il s’agissait d’un développement à partir du tissage ; je tissais ces bandes de pellicule qui formaient ensuite comme un minuscule paravent. La pièce cinétique, quant à elle, fait référence à certains éléments des estampes avec cette boucle, cet aspect mécanique. Entre les deux espaces d’exposition se noue un dialogue. Les deux parties sont liées à cette idée que l’aspect du tissage peut être retrouvé dans les œuvres imprimées sur papier.
En 2012, vous avez présenté une exposition intitulée « Vu de la porte du fond » au Jeu de Paume à Paris. Vous avez également été invitée à « Moviment » au Centre Pompidou en 2023, où votre film « The Long Road » a été projeté récemment (18 octobre 2023 – 30 avril 2024). Votre œuvre multimédia interroge notre rapport à l’image, avec des installations articulant l’espace comme autant de compositions...
Je m’intéresse à la façon dont je filme, avec cette caméra manuelle qui est très liée au corps. C’est donc une sorte de chorégraphie. Mais c’est aussi l’idée que la caméra est un instrument de dessin. Ensuite, la façon dont The Long Road a été exposé au Centre Pompidou, avec l’écran suspendu et le projecteur dans la pièce, est aussi un jeu avec l’expansion dans l’espace et la création d’une autre marque dans cet espace. Comme je l’ai mentionné précédemment, je suis toujours intéressée par la création d’un dialogue avec l’architecture. Tous ces éléments font partie de mon travail et se rejoignent. Il s’agit d’explorer afin de pousser l’idée du cinéma toujours plus loin, créer de nouveaux moyens pour faire en sorte que l’œuvre puisse se déployer dans l’espace, mais aussi pour que le public puisse entrer en contact avec elle. C’est une des premières pièces où je développe ce concept : où le film se passe-t-il réellement ? Où est-il ? Devant ou derrière la caméra ? Où pouvez-vous le voir ? Est-ce à l’intérieur d’un bâtiment ou à l’extérieur, dans le paysage ? Et là où la lumière frappe le paysage, il y a un autre récit caché. Comme à Vassivière, où la lumière frappe le lac artificiel qui recouvre un village, submergé dans les années 1950. Ce passage de lumière entre le bâtiment et l’écran qui frappe le lac devient une autre sculpture en soi et un autre film.
« Rosa Barba. Inserted between the painted glass », jusqu’au 25 mai 2024, Cahiers d’art, 14-15 rue du Dragon, 75006 Paris.