Cela reste méconnu, mais le premier espace naturel protégé au monde est né à Fontainebleau, en Seine-et-Marne, une dizaine d’années avant la création, en 1872, du parc de Yellowstone aux États-Unis 1*. Grâce à la mobilisation, dès le début des années 1830, d’un groupe de jeunes peintres installés à Barbizon contre l’exploitation intensive des bois et la dévastation des landes de Fontainebleau, un décret impérial officialise en 1861 la constitution de réserves « à destination artistique soustraites à tout aménagement ». Révoltés par la destruction de parcelles entières engendrée par les besoins croissants de la révolution industrielle, les « Bizons » protestent tout particulièrement contre l’abattage de chênes pluricentenaires qu’ils considèrent comme de véritables monuments du patrimoine national.
La célèbre colonie d’artistes trouve, à partir de la fin des années 1840, son chef de file en la personne du peintre Théodore Rousseau (1810 - 1867). Celui-ci portraiture les arbres remarquables bellifontains comme autant d’êtres vivants à part entière avec lesquels il affirme pouvoir communiquer. Il les écoute, entend leur voix, leur langage, leur musique même. En leur nom, et en celui de tous ceux qui les peignent ou les photographient, Théodore Rousseau demande, dès 1853, la création des toutes premières « séries artistiques », sites réservés à la libre jouissance des artistes et promeneurs.
Réserves artistiques et biologiques
Étonnamment, ainsi que le relève l’historienne et chercheuse Andrée Corvol, on ne compte pas de botanistes ou de géologues parmi les pionniers de la défense de la forêt de Fontainebleau. Cette lutte écologique avant l’heure tient, il est vrai, d’abord d’une revendication d’ordre esthétique. Ce qu’il convient de préserver, ce sont des paysages compris comme motifs de contemplation et de création. Or, selon l’une des plus grandes voix littéraires acquises à la cause de Fontainebleau, il faut aller plus loin. La sauvegarde de quelques hectares ne suffit pas.
Tandis que de nouvelles campagnes de coupes massives sont lancées, George Sand publie en 1872 une ardente tribune à bien des égards prophétique. L’auteure romantique, personnalité politique et défenseure fervente de la nature, y revendique le droit universel à la beauté des forêts et dénonce les dangers – peut-être déjà irréversibles – de la déforestation. « En attendant que l’humanité s’éclaire et se ravise, gardons nos forêts, respectons nos grands arbres, et, s’il faut que ce soit au nom de l’art, si cette considération est encore de quelques poids par le temps de ruralité réaliste qui court, écoutons et secondons nos vaillants artistes ; mais nous tous, protestons aussi, au nom de notre propre droit et forts de notre propre valeur, contre des mesures d’abrutissement et d’insanité. »
Si l’exhortation de George Sand, lancée il y a près de 150 ans, n’aura pas été véritablement entendue, aussi juste et urgente soit elle, la postérité des réserves artistiques de Fontainebleau fut riche. Rebaptisés « réserves biologiques intégrales » en 1963, ces lieux de conservation uniques offrent un terrain d’observation précieux pour l’étude de la biodiversité et des impacts du dérèglement climatique. Plus généralement, leur principe aura servi de puissant modèle d’inspiration pour les politiques publiques de préservation de l’environnement en France et ailleurs. L’art aura su et saura encore contribuer, à sa manière, au bien commun.
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1* Le parc national de Yellowstone s’étend sur les trois États américains du Wyoming, de l’Idaho et du Montana.
2* Ce que vient rappeler l’exposition « Théodore Rousseau. La Voix de la forêt », jusqu’au 7 juillet 2024, Petit Palais, Paris.