Le titre « Foreigners Everywhere » fait référence à une œuvre du collectif français Claire Fontaine. Mais « Foreigners Everywhere » est également lié à un autre collectif, en Italie. Parlez-nous de ces origines.
Claire Fontaine est un collectif composé d’une femme et d’un homme, un couple aujourd’hui basé à Palerme, mais fondé à l’origine à Paris. Depuis 2005, ils réalisent des sculptures en néon où l’on peut lire, dans différentes langues, l’expression « Foreigners Everywhere ». Elles sont écrites dans plus de 50 langues – occidentales, non occidentales ou indigènes, dont certaines sont éteintes. Claire Fontaine s’est à son tour approprié l’expression du nom d’un autre collectif d’activistes politiques de Turin, en Italie, qui luttait contre le racisme et la xénophobie dans ce pays au début des années 2000.
Vous présentez cette exposition, que vous décrivez comme une célébration des différents peuples, dans l’une des villes les plus célèbres d’Italie, pays dont la Première ministre est Georgia Meloni, femme d’extrême droite anti-immigration. Dans quelle mesure cette décision est-elle délibérée ?
Elle joue un rôle important en Italie, mais aussi autour de la Méditerranée et dans le monde, en raison de la crise migratoire actuelle. Cela fait une dizaine d’années que je l’envisage comme titre possible. J’ai toujours pensé qu’il aurait été merveilleux de réaliser une exposition, en particulier en Italie, en utilisant cette expression comme point de départ. Mais l’expression a de nombreuses connotations différentes. Elle est très politique, mais aussi très poétique. Elle comporte de nombreux niveaux différents.
On pourrait donc dire d’une part que, où que l’on soit, où que l’on aille, il y a toujours des étrangers autour de soi, mais aussi que, d’autre part, où que l’on aille, on est toujours, au fond, un étranger soi-même, d’une manière plus subjective – dans une manière psychologique, psychanalytique, de penser « l’étranger ». Elle évoque également l’Unheimlich de Freud, le célèbre texte qu’il a écrit sur l’étrangeté, où ce qui est étrange est également tout à fait familier.
En outre, cette expression a une signification spécifique à Venise, la Cité des Doges étant une ville d’étrangers. Environ 50 000 habitants y vivent, mais cette population fait plus que tripler pendant les jours de pointe en raison des touristes qui viennent la visiter. Les étrangers sont donc omniprésents à Venise. Et la Biennale elle-même a toujours été une célébration des artistes étrangers depuis 1895 – bien sûr, des artistes italiens aussi, mais également beaucoup d’étrangers. C’est une exposition internationale et il en a toujours été ainsi.
Mais, à partir du thème de l’étranger, je développe aussi d’autres points. Le sujet initial est donc l’étranger, le migrant, l’expatrié, le réfugié, l’individu diasporique. Mais à partir de là, je m’oriente vers, tout d’abord, le queer, dont la première définition est « étrange ». Et il y a ces liens en portugais, en français, en espagnol et en italien, entre estranho et estrangeiro, étrange et étranger, l’étrange et l’étranger. Le sujet queer devient donc un sujet d’intérêt. Je m’identifie moi-même comme un homme homosexuel. Bon nombre de ces sujets me renvoient à ma vie personnelle : j’ai bien sûr été un étranger à de nombreuses reprises dans ma vie, avec un passeport du tiers-monde, ce qui est toujours difficile lorsque nous voyageons.
Le troisième sujet est l’artiste étranger, c’est-à-dire l’étrange, le différent, lié également à l’artiste folklorique, à l’artiste autodidacte et, au Brésil et en Amérique latine, à l’artista popular, l’artiste du peuple, en quelque sorte. Et enfin, les artistes indigènes – encore une fois, très importants au Brésil et en Amérique latine. Et l’indigène est souvent traité comme un étranger sur sa propre terre. Ce sont les quatre principaux sujets d’intérêt de ce que j’appelle le Nucleo Contemporaneo, le noyau contemporain de l’exposition. Nous avons également un Nucleo Storico, une section historique.
Vous dites que vous vous sentez « impliqué » dans cette exposition. Vous l’avez conçue à partir de votre expérience de l’art dans le monde entier et de votre travail avec les artistes, mais il y a aussi un investissement personnel. S’agit-il d’une approche cohérente : s’investir dans le projet plus vaste qu’est le commissariat d’exposition ?
Je ne peux pas toujours le faire, mais j’essaie toujours de le faire. Au MASP, nous avons consacré une année entière aux artistes et aux histoires autochtones. Bien sûr, je ne suis pas autochtone, mais je viens d’un pays et d’un continent où ces questions sont importantes. Là encore, nous avons consacré une année entière aux histoires afro-atlantiques. Et bien sûr, je ne suis ni afro-atlantique ni noir, mais il s’agit d’une partie importante de notre culture au Brésil.
Mais ici, à Venise, oui, je me sens impliqué dans ces quatre sujets. Je suis également le premier commissaire à vivre et à être basé dans l’hémisphère sud. Bien sûr, avant moi, il y a eu le grand et regretté Okwui Enwezor en 2015, qui a été le premier commissaire du Sud, bien qu’il vivait et était en poste à Munich à l’époque et qu’il travaillait aussi beaucoup aux États-Unis. Je suis donc le premier à être basé dans le Sud. Pour une exposition qui a débuté en 1895, c’est un tournant. En ce sens, j’ai également ressenti un certain degré de responsabilité à l’égard des nombreux artistes, des nombreuses scènes et des nombreuses histoires du Sud. C’est peut-être pour cette raison que l’exposition compte autant d’artistes !
Il s’agit d’une exposition essentiellement consacrée à l’art contemporain, mais la majorité des artistes se trouvent dans le Nucleo Storico et sont représentés par une seule œuvre. Il semble que vous réintroduisiez des artistes qui auraient dû participer à la Biennale par le passé, mais qui n’ont pas eu cette possibilité, pour diverses raisons.
Oui, tout à fait. Il est important de le mentionner. Quand on regarde la liste, on voit qu’il y a plus d’artistes historiques que de contemporains. Mais le Nucleo Storico, qui compte environ 200 artistes, n’occupe que trois sections. Deux sections dans le pavillon central des Giardini, consacrées aux portraits et aux abstractions, et une autre section dans la Corderie de l’Arsenale, consacrée à la diaspora italienne et intitulée « Italians Everywhere ». Si l’on considère les deux dernières décennies, peut-être même depuis la fin des années 1990, on constate que les artistes du Sud participent aux biennales, en particulier, mais aussi aux expositions muséales. Ils sont représentés par des galeries dans différentes parties de l’Occident : Londres, New York et Paris. Il y a donc une présence significative d’artistes du Sud dans le domaine contemporain, ce qui n’est pas le cas pour le XXe siècle. Or, le XXe siècle est l’arc temporel de la Biennale elle-même. J’ai donc pensé qu’il était intéressant de réintroduire ces artistes, car nombre d’entre eux sont des figures emblématiques, des personnalités importantes dans leur propre pays. Mais ils ne sont pas du tout connus au niveau international.
Nous connaissons bien sûr l’histoire du modernisme en Europe, en particulier en Europe occidentale, et aux États-Unis. Et moi-même, ainsi que de nombreux critiques et conservateurs de mon pays, connaissons l’histoire du modernisme dans notre propre pays, peut-être dans notre propre région, mais pas tellement celle de l’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Asie. Le Nucleo Storico se concentre donc principalement sur ce que j’appelle les modernismes du Sud, c’est-à-dire les artistes qui ont travaillé au XXe siècle en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient, et en particulier en Asie du Sud et du Sud-Est, ce qui constitue, selon moi, l’un des sujets les plus passionnants de l’histoire de l’art aujourd’hui. Il m’aurait fallu dix ans et un groupe de dix personnes pour monter une exposition vraiment complète sur ce thème, mais c’est un sujet que j’étudie depuis une dizaine ou une quinzaine d’années. La Biennale offre une opportunité incroyable, avec beaucoup de ressources, d’enthousiasme et de soutien de la part de collègues du monde entier. J’ai pensé que c’était une possibilité de proposer quelque chose qui soit vraiment plus spéculatif, c’est plus une provocation. Il y aura, bien sûr, de nombreuses lacunes, mais il est assez excitant de voir que ces artistes n’ont jamais vraiment été confrontés dans une exposition comme celle-ci.
Dans la section « Italians Everywhere », vous utilisez une méthode de présentation très appréciée des artistes contemporains et des conservateurs, à savoir le système conçu par Marina Bo Bardi pour le MASP.Pourquoi ce choix ? C’est une belle façon d’incarner vos idées, mais aussi d’exposer l’art.
Oui, c’est très beau, très radical. Encore une fois, la section « Italians Everywhere » est en fait un jeu de mots avec le titre « Foreigners Everywhere ». Me voici donc, en tant que conservateur du Sud, venu à la Biennale pour réaliser un projet axé sur l’Afrique, l’Amérique latine, le Moyen-Orient et l’Asie. Mais j’ai pensé qu’il était également très important de proposer une relation avec l’histoire de l’art italien.
Je vis dans une ville et dans un pays où la diaspora italienne est la plus importante au monde – le Brésil –, le deuxième pays étant l’Argentine. Je travaille également dans un musée marqué par une forte tradition italienne, non seulement grâce à Lina Bo Bardi, qui a conçu notre bâtiment et le merveilleux et radical système de présentation sur chevalet en verre, mais aussi grâce à Pietro Maria Bardi, qui en a été le directeur-fondateur. Nous rassemblons donc 40 artistes italiens, de la première et de la deuxième génération, qui ont vécu dans différentes parties du monde, principalement en Amérique latine, mais aussi en Afrique et en Asie. Et Lina Bo Bardi, bien sûr, cette figure extraordinaire qui a récemment remporté le Lion d’or à la Biennale d’architecture, in memoriam. Elle est, pour moi et pour beaucoup d’entre nous au Brésil, la figure la plus emblématique de la diaspora italienne. Son dispositif aura un aspect incroyable à l’Arsenale. Elle s’est toujours intéressée à cette relation entre les très belles pièces de la collection européenne du musée et une certaine rugosité du béton, du caoutchouc, des matériaux en verre dans son architecture et ses expositions. Cette brutalité sera également présente à l’Arsenale en raison de l’architecture de l’espace, avec les briques apparentes. Il sera intéressant de découvrir ce contraste.
Les quatre thèmes du Nucleo Contemporaneo sont-ils transversaux et se chevaucheront-ils tout au long de l’exposition ?
Oui, parce que nous avons aussi des artistes queers qui sont des immigrés et des artistes indigènes qui sont des artistes outsiders, etc. En ce qui concerne l’exposition, j’ai essayé d’établir des liens entre les œuvres, en particulier dans le pavillon central, où les salles sont très séparées. Il y a donc de nombreux espaces conçus autour de différents dialogues, par exemple. Cela dit, bien que des artistes queers soient représentés dans toute l’exposition, une section particulière a fini par rassembler de nombreux artistes queers, trans et non-binaires de différentes parties du monde. Un certain nombre de fils thématiques ou de leitmotivs sont également apparus. C’est très intéressant.
L’un de ces leitmotivs est l’utilisation du textile tout au long de l’exposition.
Oui, il y a du textile dans toute l’exposition. Encore une fois, il ne s’agit pas d’un thème ou d’un sujet de l’exposition, il est apparu de manière assez organique, mais c’est quelque chose qui m’intéresse. Lorsque nous avons placé les artistes dans le plan de l’exposition, nous avons fini par créer une grande section consacrée aux œuvres textiles. Mais il y a aussi des œuvres d’artistes travaillant le textile dans le Nucleo Storico.
Le deuxième motif intéressant qui, une fois encore, est apparu de manière très organique, est celui des familles d’artistes, des artistes liés par le sang. Tout à coup, j’ai vu que cela apparaissait dans l’exposition. Ce n’était pas le point de départ, mais après avoir constaté ce phénomène, j’ai pensé qu’il était intéressant d’essayer de le développer. Je ne pars pas vraiment d’un cadre précis et rigide, je permets à la recherche de l’enrichir. Ainsi, la plupart des artistes indigènes travaillent au sein de groupes ou de regroupements familiaux : par exemple, au Guatemala, Andrés Curruchich et Rosa Elena Curruchich, et en Colombie, Abel Rodríguez et son fils Aycoobo (Wilson Rodríguez). Il y a Fred Graham et son fils, Brett Graham, qui sont des artistes maoris d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande. Mais il y a aussi Susanne Wenger, une Autrichienne qui a émigré au Nigeria, et son fils adoptif, Sangodare Ajala, un merveilleux artiste qui travaille avec le textile et le batik. Ils ne sont pas regroupés dans une section, on les voit tout au long de l’exposition, mais toujours par paires, dans la même salle ou l’un à côté de l’autre.
« Stranieri Ovunque – Foreigners Everywhere », 60e Exposition internationale d’art de la Biennale de Venise, du 20 avril au 24 novembre 2024, Giardini et Arsenale, Venise.