Pourquoi avoir choisi ce titre « Fragiles utopies » ?
Je voulais faire une sélection qui ne soit ni strictement iconographique ni à partir de ce qui, à mon avis, prend aujourd’hui beaucoup trop de place, c’est-à-dire l’identité des artistes, mais partir des œuvres. Il me semblait pertinent de mettre en valeur, y compris dans le cadre d’une foire, des œuvres dont l’intention n’est pas simplement décorative ou virtuose mais qui peuvent nous aider à penser le monde, proposer des utopies. La sélection devait porter sur l’ensemble de la Foire, à la fois les artistes vivants et les artistes passés depuis le début du XXe siècle. Il me semblait intéressant aujourd’hui de faire une sélection qui n’est pas la version dont on a peut-être plus l’habitude – la version triomphante et avec des prolongements qui ont pu être du côté des totalitarismes –, mais avec une dimension plus fragile, d’où ce titre. Il ne s’agit pas d’un cours d’histoire de l’art ou d’une exposition thématique. Il s’agit de proposer un parcours dans la Foire en mettant en valeur quelques œuvres qui paraissent particulièrement intéressantes. J’assume totalement le fait que cela soit une question de choix individuel.
Selon quels critères avez-vous sélectionné les vingt et un artistes du parcours parmi celles et ceux de la scène française présentés cette année à Art Paris ?
Il y avait des artistes qui, pour moi, à partir du moment où je traitais de ce thème, devaient être présents. J’ai pensé tout de suite à Sonia Delaunay, à Maria Helena Vieira da Silva… Je suis parti du principe de ne prendre qu’un seul artiste par galerie, ce qui a conduit à des arbitrages dans un certain nombre de cas. J’ai alors plutôt privilégié les artistes moins montrés ou plus jeunes. Je voulais, par exemple, montrer Philippe Favier, un artiste de la scène française qui me semble vraiment important, représenté par Bernard Chauveau [Galerie 8+4]. J’avais ma liste de vingt artistes lorsque est décédée Vera Molnár, que j’ai ajoutée pour lui rendre hommage alors que le Centre Pompidou lui consacre une exposition.
Cette sélection compte de grands noms mais met aussi dans la lumière des artistes moins connus, et parmi eux des femmes.
Je ne voulais effectivement pas de limitation par médium ou par genre. Après, c’est une question d’équilibre. Par exemple, je connaissais Juliette Roche par l’intermédiaire de son mari, le peintre cubiste Albert Gleizes. Or, j’ai revu un de ses tableaux dans l’exposition du musée du Luxembourg, il y a quelques années, sur les artistes femmes. J’étais intéressé par cette peinture qui ne me semble pas tellement appartenir à des choses qu’on voit en France, mais plutôt aux États-Unis. Lorsque j’ai su que la galerie Pauline Pavec allait représenter sa succession, je me suis dit que c’était une excellente nouvelle, et j’ai décidé de l’inclure dans cette sélection pour la montrer.
Quel regard portez-vous sur l’évolution de la création hexagonale ?
Je ne suis pas très intéressé par les questions de nationalité, mais par les questions de culture, la manière dont les artistes s’insèrent dans des contextes. Mais je note que beaucoup de très bons artistes français ont un peu de mal à être vus internationalement. Et ça vaut aussi pour des artistes historiques. Jean-Michel Alberola, par exemple, n’a pas du tout la place qu’il mériterait d’avoir internationalement.
À quoi attribuez-vous ce déficit de reconnaissance à l’international ?
On continue à vivre sur des préjugés anciens, fondés sur l’idée qu’il n’y aurait qu’une seule capitale de l’art et qu’elle aurait basculé de Paris à New York au tournant de la moitié du XXe siècle. Quelques organisateurs d’expositions français sont vraiment visibles internationalement mais ils ne sont pas nombreux. C’est en particulier le cas dans les musées. Le système même des musées en France fait que l’on a tendance à avoir des conservateurs français dans les musées français. Ils ne partent pas à l’étranger, donc leurs réseaux internationaux sont peu naturels. Peut-être faut-il également poser la question de l’engagement des collectionneurs français, qui ont du mal à dépasser un certain montant. Et lorsque c’est le cas, ils ont tendance à se concentrer sur ce qui est visible à l’extérieur de leur pays plutôt qu’à essayer de faire des découvertes en France. Il y a des exceptions, mais elles ne sont pas si nombreuses. Enfin, je constate que souvent, dans les foires internationales, les galeries françaises ne montrent pas leurs artistes français. C’est compliqué : si elles les montrent, elles ne les vendent pas forcément très bien. Du coup, elles ont tendance à se concentrer sur ce dont elles pensent que cela va pouvoir fonctionner internationalement, donc sur les artistes qui sont validés internationalement. Il existe une sorte de cercle vicieux.
On a dit la peinture morte. Or, force est de constater qu’elle fait son grand retour depuis quelques années, ce que reflète votre sélection.
Il y a un retour de la peinture, effectivement, mais comme je l’ai écrit dans The Art Newspaper, cela donne le retour de beaucoup de très mauvaise peinture ! Je n’ai jamais vu de disparition, j’ai constaté une difficulté des institutions françaises à mettre en valeur les peintres. La sélection pour ce parcours comporte une majorité de peintures, mais ce n’était pas mon intention première. J’ai cherché à sortir de mes terrains battus, des artistes dont je suis proche depuis longtemps. Mais Art Paris est une foire qui présente essentiellement de la peinture, ce dont ma sélection est le reflet, de manière très circonstancielle.
Que vous inspire la place grandissante d’Art Paris ?
La raison pour laquelle je me suis prêté au jeu de ce parcours, comme Nicolas Tremblay et mes prédécesseurs, est liée au fait que nous avons vu une montée en qualité de la Foire, grâce à son directeur Guillaume Piens et à ses équipes. Par ailleurs, dans une foire, les visiteurs vont très vite et ont tendance à voir les choses les plus spectaculaires. Ce parcours est une manière de ralentir le regard, de signaler des œuvres qui sont peut-être moins immédiatement visibles. Je trouve que c’est une très bonne initiative. La création du Prix BNP Paribas Banque Privée, attribué à l’un des artistes de ce parcours « Fragiles utopies », est aussi un excellent signal.