Reading Shovel [« Pelle de lecture », 2015] de Laure Prouvost sera présentée dans la prochaine exposition du Louvre-Lens, « Mondes souterrains 1* ». C’est une artiste dont je me sens très proche. Son installation à la Biennale de Lyon, en 2013, m’avait donné très envie de la rencontrer. Par la suite, je l’ai exposée dans chacune des institutions que j’ai dirigées : au musée d’Art contemporain de la Haute-Vienne – Château de Rochechouart (« On ira loin », en 2015, sa première monographie dans un musée français) ; aux Abattoirs, à Toulouse (présentation en 2020 d’une étape de Deep See Blue Surrounding You – Vois ce bleu profond te fondre, installation qu’elle avait créée à l’origine pour le Pavillon français de la Biennale de Venise) ; et aujourd’hui au Louvre-Lens. Laure et moi travaillons également à une commande publique pour une gare du Grand Paris express, qui sera inaugurée dans quelques années 2*. Son œuvre est comme un fil rouge qui m’accompagne, tout comme son amitié m’est précieuse.
L’exposition au Louvre-Lens propose une traversée de l’histoire des mondes souterrains, depuis ceux de Virgile et de Dante jusqu’au métro ! Comment est-ce qu’on explore, fantasme et représente le sous-sol qui suscite autant de peurs que de fascination ? « Mondes souterrains » évoque les formes de vie sous terre, réelles ou rêvées, le thème des Enfers avec un ensemble de peintures extraordinaires, celui de la mort avec notamment les sarcophages, mais aussi la mine ou les tranchées de la Première Guerre mondiale – deux aspects très importants dans l’histoire des Hauts-de-France. Le motif de la grotte, quant à lui, apparaît par exemple dans les œuvres contemporaines de Justine Emard et d’Eva Jospin. La manifestation s’intéresse également aux ressources contenues dans les sols – à travers les racines des arbres ou encore les pierres précieuses taillées, comme celles des Bustes des douze césars (XVIIIe siècle, musée du Louvre, département des objets d’art), qui ressemblent à une installation pop !
Raconter des histoires
Reading Shovel de Laure Prouvost fait partie d’une série de pelles bricolées. La pelle est un objet industriel, manufacturé. Ici, elle est un objet artisanal et personnel, unique : des branches, une loupe, un livre d’art, de la terre… Elle suggère que chacun et chacune d’entre nous peut creuser son propre tunnel et se lancer dans l’exploration. Elle suggère aussi que, au musée, on prête attention à des choses que l’on ne remarquerait pas à l’extérieur. Cette pelle, très poétique, semble avoir une histoire. En tant qu’outil de l’archéologue, elle va raconter l’histoire du monde contemporain. Chez Laure Prouvost, l’idée que l’on peut inventer ses objets du quotidien pour en faire des œuvres est très forte : nous pouvons tous et toutes être des aventuriers, fabriquer ou acheter une pelle et creuser un tunnel. Mais elle n’est évidemment pas la seule à s’intéresser à l’artisanat.
Cet intérêt est présent dans toute une partie de la création contemporaine et traduit l’importance de la transversalité. L’interdisciplinarité – j’ai souvent exposé ces dernières années des œuvres d’artistes anonymes, des objets artisanaux, de l’art populaire… – s’inscrit dans mon travail, comme d’ailleurs dans celui du Louvre-Lens.
Laure Prouvost est une artiste qui jongle avec la réalité et la fiction, avec le récit. Les expositions racontent des histoires, au même titre que l’art. Pour celle à Rochechouart, elle avait conçu un vrai-faux tunnel grâce à une échauguette. Certains visiteurs nous demandaient si l’on pouvait y entrer à quatre pattes. Au bout du tunnel, on découvrait une œuvre cachée – c’est la seule fois de ma vie, je crois, que j’ai exposé une œuvre cachée ! En outre, Laure Prouvost et moi avions joué sur les textes de salles, en indiquant une fausse date de naissance et un lieu de vie qui n’était pas le sien : « Quel intérêt de raconter la vérité ? » m’avait-elle dit !
Reading Shovel appartient au large corpus qu’elle a imaginé autour de Wantee, vidéo pour laquelle elle a reçu le prestigieux Turner Prize en 2013. Wantee raconte la disparition de son grand-père fictionnel, artiste conceptuel de son état, qui, un beau jour, décide de creuser un tunnel depuis son salon jusqu’en Afrique et disparaît – d’ailleurs, sur la pelle, on voit une VHS ou un DVD intitulé Afrique du Sud. Parfois, on envoie le chien sous terre, parfois, on creuse de nouveaux tunnels à sa recherche. La pelle pourrait être celle du grand-père ou de ceux qui partent sur ses traces. Le film suscite une multitude d’interrogations : montre-t-il la vie après la mort ? L’exploration ? Illustre-t-il le pouvoir de décision individuel ? Il interroge également le lien que l’on garde avec les autres. Dans le voyage, qu’est-ce qui nous rapproche et nous éloigne ? Et dans ce salon d’où part le tunnel, les œuvres conceptuelles du grand-père côtoient les poteries de la grand-mère ! Il n’y a pas de différence faite entre l’art et la vie quotidienne. Voilà une idée simple et pourtant un dépassement qui me touche beaucoup.
Un rapport à la terre
Les liens à l’imaginaire, au quotidien et à l’environnement constituent des enjeux essentiels. Sans oublier l’œuvre d’art comme objet vivant. Du reste, la pelle de Laure Prouvost, composée de branches de bois coupées, relève de l’objet vivant et elle semble avoir déjà servi, avec ses traces de terre au fond. On pourrait presque s’en saisir pour s’en servir à nouveau ! Une autre manière pour moi d’interroger notre relation à la terre. En cela, cette pelle fait écho à la dernière exposition sur laquelle j’ai travaillé aux Abattoirs, à Toulouse, avec Julie Crenn et Lauriane Gricourt : « Artistes et paysans. Battre la campagne » [du 1er mars au 25 août 2024].
Le rapport à la terre trouve également une résonance particulière à Lens. En prenant mon poste, j’ai beaucoup regardé les photographies anciennes du site sur lequel est construit le musée : celui du carreau de fosse des puits 9 et 9bis des mines de Lens, exploité jusqu’en 1960. La pelle de Laure Prouvost, qui est originaire du nord de la France, me fait penser à cette histoire originelle du Louvre-Lens. Les commissaires de « Mondes souterrains » ont toujours eu à l’esprit que l’exposition était précisément organisée sur ce site singulier. Creuser, descendre sous terre est quelque chose de très fort dans la culture lensoise et pour l’ensemble du bassin minier.
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1* «Mondes souterrains. 20000 lieux sous la terre», 27 mars-22 juillet 2024, commissariat d’Alexandre EstaquetLegrand, Jean-Jacques Terrin et Gautier Verbeke, Louvre-Lens, 99, rue Paul-Bert, 62300 Lens, louvrelens.fr
2* La gare de Massy-Palaiseau (Essonne), dont la mise en service est prévue en 2027. Laure Prouvost travaille en tandem avec le cabinet d’architecture Richez Associés qui conçoit le bâtiment.