Carl Andre, sculpteur américain qui a contribué à définir le mouvement de l’art minimal et dont l’œuvre a changé à jamais le lexique de la sculpture contemporaine, est décédé le 24 janvier 2024 dans un établissement de soins palliatifs à Manhattan. Sa disparition a été confirmée par la galerie Paula Cooper, avec laquelle l’artiste travaillait depuis 1964. Il était âgé de 88 ans.
L’œuvre de Carl Andre met en œuvre des formes fabriquées industriellement à partir de matériaux simples et bruts, tels que le métal, le granit, le bois et la brique, disposées en compositions autonomes. Certaines sont installées sur le sol pour permettre au visiteur de marcher sur l’œuvre elle-même et de l’aborder d’une manière non sacrée, différente en cela de l’approche traditionnelle des musées et galeries d’art.
Depuis le milieu des années 1980, sa carrière artistique a été compliquée par des allégations selon lesquelles il aurait tué sa femme, l’artiste Ana Mendieta, tombée de la fenêtre de leur appartement du 34e étage à Greenwich Village en 1985. Carl Andre a toujours nié ces accusations, affirmant que la mort de Mendieta résultait soit d’un accident, soit d’un suicide. Certains ont émis d’hypothèse que cette défenestration aurait été consécutive à une querelle entre les deux artistes, sous l’effet de l’alcool. En 1988, Carl Andre a été jugé et acquitté pour meurtre sans préméditation. En 2023, la conservatrice Helen Molesworth a enregistré un podcast – Death of an Artist – qui revient sur cette affaire. Les expositions ultérieures de ses œuvres ont souvent été accueillies par des manifestants dénonçant les galeries et institutions qui ne reconnaissaient pas son implication dans le décès d’Ana Mendieta. Ils ont parfois brandi des pancartes portant des phrases telles qu’« Où est Ana Mendieta ? » [En France, l’artiste américano-cubaine a bénéficié en 2023 d’une rétrospective au MoCo, à Montpellier, NDLR].
Carl Andre est né en 1935 à Quincy, dans le Massachusetts. Il est le plus jeune d’une fratrie de trois enfants, ses deux sœurs étant plus âgées. Son père, George Andre, qui avait émigré de Suède aux États-Unis avec sa famille à l’âge de 10 ans, concevait des installations sanitaires d’eau douce pour les navires. Ce type de plomberie navale était très demandé pendant la Seconde Guerre mondiale, et les revenus du père d’Andre ont tellement augmenté que sa mère, Margaret Johnson, a pu abandonner son emploi de chef de bureau. « Mon père disait toujours : ''Je suis de la vieille école, je suis Européen et ma femme ne travaille pas'', racontait Carl Andre au New Yorker. Il avait du mal à prendre en compte le point de vue des autres. » Le père d’Andre était également charpentier amateur. L’atelier de menuiserie situé au sous-sol de la maison familiale a été un lieu formateur pour l’artiste durant son enfance, tout comme l’amour de son père pour la poésie et sa propension à la lire à voix haute à ses enfants. Carl Andre deviendra lui-même un poète accompli, à côté de son œuvre dans les arts visuels.
Le sculpteur a fréquenté la Phillips Academy à Andover, dans le Massachusetts, grâce à une bourse d’études. Il s’est ensuite inscrit au Kenyon College, mais n’a fréquenté l’université que pendant deux mois avant d’être recalé. En 1954, pendant cette période, il voyage au Royaume-Uni pour rendre visite à une tante et citera plus tard la découverte à Stonehenge lors de ce déplacement comme un tournant dans sa décision de devenir sculpteur. Il sert ensuite un an dans l’armée, puis fait un bref passage à la Northeastern University – qu’il abandonne également – avant de s’installer à New York en 1957.
L’année suivante, Carl Andre rencontre Frank Stella par l’intermédiaire d’un ami commun. Les deux artistes sympathisent et Stella – un peintre en plein essor à l’époque – lui prête son atelier lorsqu’il n’y est pas. Il peut alors y réaliser une sculpture avec du bois qu’il a récupéré et qui est trop grand pour son propre studio. L’arrangement se poursuit et, en 1960, Carl Andre commence sa série Element, dans laquelle des morceaux de bois prédécoupés sont disposés selon des motifs et des formes rythmiques, marquant son éloignement du geste créateur à partir du matériau et son désir de le reconfigurer et de le recontextualiser.
« Ce que je voulais, c’était une sculpture libre de toute association humaine, une sculpture qui laisserait la matière parler d’elle-même, a-t-il déclaré à The Economist en 2000. Quelque chose de presque néolithique. »
À la fin des années 1960, Carl Andre commence sa série d’œuvres intitulée Plains and Squares. Composées de fines plaques de métal posées sur le sol pour créer des damiers rectangulaires sur lesquels les visiteurs étaient généralement invités à marcher, ces œuvres visuellement simples seront la série la plus largement associée à son œuvre.
« Je le redis à chaque fois qu’on me pose la question : il n’y a pas d’idées cachées sous ces plaques, ce ne sont que des plaques de métal », a déclaré l’artiste lors d’un entretien réalisé en 2014 par la Tate à Londres, réfutant l’idée que ces œuvres étaient ancrées dans une sorte de conceptualisme rigoureux. « Elles sont posées là, sur le sol, et n’ont pas d’autre fonction. Elles ne se posent pas de questions ; elles sont vierges de toute idée ; c’est juste une expérience. »
En 1970, après un peu plus d’une décennie à New York, Carl Andre bénéficie de sa première grande exposition institutionnelle au Solomon R. Guggenheim Museum. Dans sa critique de l’exposition pour le New York Times, Peter Schjeldahl écrivait : « Andre n’est pas très amusant. D’une sévérité puritaine, son travail récompense une lecture sensible par de jolis effets de surface et un certain sentiment de malaise ». Le critique d’art ajoutait que l’œuvre « se présente au spectateur avec un air agressif de complétude et de finalité, comme si chaque œuvre était la seule, ou la dernière, au monde. »
Immédiatement près son acquittement lors de son procès en 1988, il a passé beaucoup de temps à l’étranger et a exposé moins souvent.
Par la suite, Carl Andre a participé à d’innombrables expositions dans des galeries et des musées. Il a bénéficié d’une grande rétrospective en 2014 à la Dia Beacon qui a ensuite été présentée au Museum of Contemporary Art de Los Angeles. La mort d’Ana Mendieta « n’a pas changé ma vision du monde ou de mon travail, mais cela m’a changé, comme le font toutes les tragédies », a déclaré le sculpteur au New York Times en 2011 – l’une des rares fois où il a accepté de s’exprimer publiquement sur le sujet.
« Carl Andre a redéfini les paramètres de la sculpture et de la poésie grâce à son utilisation de matériaux industriels bruts et à son approche novatrice du vocabulaire, peut-on lire dans un communiqué publié par la galerie Paula Cooper annonçant le décès de l’artiste. Il a créé plus de deux mille sculptures et autant de poèmes au cours de sa carrière de près de 70 ans, guidé par un engagement envers la matière pure dans des arrangements géométriques d’une grande simplicité. »
Bien que son œuvre ait été largement célébrée, les dernières années de la vie de Carl Andre ont été relativement calmes. Il a continué à porter sa fameuse salopette bleue ; à vivre dans l’appartement de Mercer Street à New York ; à trouver le monde de l’art détestable – un sujet sur lequel il s’est exprimé avec franchise depuis ses premiers succès dans les années 1960. Il laisse dernière lui sa quatrième épouse, l’artiste Melissa Kretschmer.
« Je pense que l’art est par nature expressif, mais qu’il exprime ce qui ne peut l’être d’aucune autre manière, a-t-il déclaré dans un entretien accordé à Artforum en 1970. Je crois que ma principale difficulté et la partie la plus pénible de mon travail sont de faire abstraction du fardeau des connaissances que j’ai reçues de la culture – des choses qui semblent avoir un lien avec l’art, mais qui n’ont rien à voir avec l’art du tout. »