La rencontre de Jean-Michel Frank – le dandy et le décorateur préféré de la « café society » des années 1920, épicentre des rendez-vous entre écrivains, artistes, intellectuels et mondains – et de l’artiste Alberto Giacometti, qui cultive un ascétisme radical, a tout pour surprendre. Le sculpteur en convient d’ailleurs dans ses entretiens en 1962 avec le journaliste et romancier André Parinaud : « J’avais accepté pour vivre de faire des objets […] pour un décorateur de l’époque, Jean-Michel Frank.[…] c’était plutôt mal vu. C’était considéré comme une espèce de déchéance ». Pourtant, leur association donnera naissance à ce que beaucoup de collectionneurs considèrent comme les chefs-d’œuvre du décorateur.
En témoigne la vente organisée ce jeudi 30 novembre par la maison de vente Coutau-Bégarie & Associés à Drouot. Elle présente la collection d’un couple, lui aussi figure de cette « café society », Jean et Violet Henson. Les meubles et objets, peintures et dessins qui la composent, se révèlent précieux ou ordinaires : une Coupe en Porphyre (est. 6 000-8 000 euros) côtoie une huile sur toile d’Alexandre Iacovleff, L’escalier, Capri n° 3 (est. 50 000-80 000 euros) sous laquelle trône une paire de Grands vases en barbotine (est. 200–300 euros). L’atmosphère qui se dégage traduit un certain mode de vie plus qu’une véritable envie de constituer une collection. Pour Emmanuel Eyraud, expert de la vente, il s’agit « d’un des derniers témoignages, les fragrances oubliées d’un parfum, celui d’une société de gens proches intellectuellement qui cultivaient une certaine forme de dilettantisme teinté de mélancolie, conscients des terribles événements, qui dès les années 1930, se mettent en place ».
Parmi ces pièces figurent cinq « objets-sculptures » exceptionnels réalisés par Alberto Giacometti et Jean-Michel Frank. Ils ont sans doute fait l’objet de cadeaux, présents du décorateur à celui qui le considère comme « son meilleur ami »: Jean Henson. Jeune Américain fraîchement débarqué à Paris après la Grande Guerre, modèle de Man Ray, proche de Jean Cocteau, il rencontre Jean-Michel Frank lorsque celui-ci débute sa collaboration avec Alberto Giacometti. En 1926, il épouse Violet Tylden, issue de la bonne société anglaise, et tous deux partent s’installer à Hammamet en Tunisie. Jean-Michel Frank reste un fidèle et leur offre quelques-unes des créations les plus emblématiques réalisées avec Alberto Giacometti : une Lampe égyptienne (est. 120 000-150 000 euros), un Vase Lotus (est. 150 000-250 000 euros) et une Lampe grecque, en plâtre (est. 80 000-120 000 euros) ou encore une sculpture d’applique Oiseau (est. 250 000-350 000 euros)réalisée en 1937. Cette dernière serait, toujours selon Emmanuel Eyraud, « l’un des exemplaires les plus anciens [de cette pièce] connu à ce jour ». Une autre version ayant appartenu à Hubert de Givenchy a été vendue plus de 4 millions d’euros chez Christie’s en juin 2022.
Les créations réalisées par les deux artistes sont parmi les plus recherchées sur le marché des arts décoratifs. Elles dépassent largement le seul attrait que pourrait leur apporter le nom d’Alberto Giacometti. Ensemble, ils ont inventé un langage poétique et défini les codes de l’insaisissable « étrange luxe du rien », pour reprendre l’expression de Pierre-Emmanuel Martin-Vivier, auteur d’une monographie sur Jean-Michel Frank.
« Collection Jean et Violet Henson », jeudi 30 novembre 2023, Coutau-Bégarie & Associés, Hôtel Drouot, 75009 Paris, www.coutaubegarie.com